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Débats

« Gentrification ou ghetto », décryptage d’une impasse intellectuelle

Les débats sur les causes, les effets et l’ampleur de la « gentrification » des quartiers populaires centraux animent (et clivent) la géographie et la sociologie urbaine depuis une dizaine d’années en France. Il a été relancé par la parution, en septembre 2013, du livre d’Anne Clerval, Paris sans le peuple. Dans cet article, Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen répondent avec force à ceux qui, parmi leurs collègues mais aussi parmi les acteurs politiques et administratifs, voient dans la gentrification un processus positif, traduisant les transformations de la structure sociale et susceptible de favoriser le renouvellement urbain.

La notion de gentrification se serait-elle embourgeoisée ? La question apparaîtra saugrenue si l’on garde à l’esprit le sens initial de cette notion : la gentrification désigne les processus d’embourgeoisement des quartiers populaires, en insistant sur les violences sociales et symboliques qui accompagnent d’ordinaire ces processus (éviction d’habitants ou de commerces populaires, complication de l’accès au logement, financement d’équipements ou d’événements en décalage complet avec les demandes des populations locales, etc.). Elle l’est en revanche beaucoup moins en regard des positions énoncées par plusieurs géographes ou sociologues dans les grands médias ou auprès d’agences d’urbanisme. Nous pointons ici les interventions plus ou moins récentes de Chris Hamnett dans The Guardian (2008), Guy Burgel dans la revue Cahier Espaces (2010), Jacques Lévy dans Libération (2013), Sofie Vermeulen et Eric Corijn (2013) dans The Brussels Reader et celle de Jacques Donzelot dans une publication de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (2013).

Un argument traverse ces différentes contributions : le regain d’attractivité de certains quartiers populaires auprès de catégories solvables d’habitants, d’entrepreneurs commerciaux ou d’investisseurs immobiliers devrait moins être craint pour ses effets d’éviction ou de marginalisation des populations et des activités en place, qu’envisagé comme une source d’opportunités à saisir. Par exemple, à la question « La gentrification participe-t-elle de façon positive au renouvellement urbain et à la valorisation patrimoniale ? », Guy Burgel (2010) répond : « La réponse est oui. Plutôt qu’une perte patrimoniale irréversible, l’acceptation d’une gentrification mesurée peut être une solution. L’arrivée de populations plus riches dans un quartier dévalorisé engendre une rénovation du bâti par ses nouveaux habitants, qui ont un revenu assez élevé pour réhabiliter leur logement. Cela contribue à la sauvegarde du patrimoine ». La gentrification permettrait aussi l’apport d’une nouvelle « mixité » (sociale, fonctionnelle et d’usages) dans les quartiers populaires, synonyme « d’urbanité impliquant toutes les composantes de la société urbaine » (Lévy 2013). La gentrification fixerait en ville le « capital humain » requis par les activités de services supérieurs ou de haute technologie et entraînerait aussi le développement de nouvelles consommations commerciales ou culturelles. Enfin, la gentrification contribuerait à la résolution de la crise écologique en ralentissant l’étalement urbain. La gentrification, en somme, serait devenue une dynamique positive, à encourager et encadrer plutôt qu’à décourager ou à combattre.

Cette lecture des transformations contemporaines des quartiers populaires, désormais partagée par de nombreux responsables politiques, aménageurs, architectes ou opérateurs immobiliers, comporte, à nos yeux, plusieurs lourdes erreurs de perspective.

La gentrification, un processus naturel et indolore ?

Pour les tenants d’une appréciation positive de la gentrification, cette notion n’aurait plus guère de pertinence tant les transformations récentes des structures sociales ont été fortes dans les villes marquées par la concentration des fonctions de commandement de l’économie mondiale. La gentrification ne désignerait plus qu’un processus de remplacement des « classes moyennes descendantes (non diplômées) » par des « classes moyennes montantes et leurs flux de diplômés » (Donzelot 2013), traduction logique dans l’espace résidentiel de la métropolisation de l’espace professionnel. Comme le suggèrent Sofie Vermeulen et Eric Corijn (2013) pour le cas bruxellois, « ce n’est que dans la phase de déclin dû à la désindustrialisation et à la périurbanisation rapide de Bruxelles que ces quartiers centraux ont été “autorisés” à avoir un développement ethno-centré. Aujourd’hui, les dynamiques métropolitaines sont de retour » (p. 181). Cette lecture inscrit la gentrification dans « le cycle normal, “biologique”, de la ville comme organisme vivant » (Burgel 2010) et entraîne la promotion d’autres terminologies, comme « régénération urbaine », posées en opposition au « déclin urbain » (Hamnett 2008).

Cette lecture de la gentrification comme processus « normal » – voire « naturel » – à l’heure de la métropolisation pose pourtant problème à plusieurs niveaux.

Primo, les approches multi-scalaires de la gentrification, qui la relient aux transformations macro-économiques contemporaines du capitalisme mondial et aux transformations du rôle des États (Smith 2002 ; Harvey 2011), montrent bien que la métropolisation n’est pas un processus « qui va de soi », mais résulte de choix politiques et de stratégies d’acteurs économiques qui donnent corps à la configuration néolibérale du système capitaliste (Clerval 2013). Si la gentrification s’inscrit logiquement dans le sillage de la métropolisation, il ne s’agit pas pour autant d’évolutions « naturelles ».

Secundo, l’évolution en ciseau des emplois d’ouvriers et de cadres et professions intellectuelles dans les métropoles ne suffit pas à expliquer la gentrification. En effet, ce raisonnement ignore les processus de sélection résidentielle à l’œuvre dans l’espace urbain, eux-mêmes produits de mécanismes fonciers et immobiliers et de leur mode de (non-)régulation publique. Ainsi, à Paris, on observe un écart croissant, depuis les années 1980, entre la structure des emplois occupés dans la ville-centre et celle des actifs résidents. En 2008, en effet, on comptait 32 % de postes de cadres et de professions intellectuelles supérieures parmi les emplois à Paris, contre 42 % parmi les actifs résidents, soit un écart de dix points (Insee, RP 2008). Autrement dit, s’il est prévisible que la métropolisation renforce la concentration des emplois très qualifiés dans Paris, elle ne suffit pas du tout à expliquer que les actifs très qualifiés s’établissent dans des quartiers populaires au détriment des ouvriers (écart de -2 points entre leur poids dans l’emploi et parmi les résidents actifs) et des employés (écart de -6 points). Encore faut-il que les espaces résidentiels et de consommation des quartiers populaires soient réaménagés à l’intention de ce nouveau public.

Tertio, il est hasardeux de prendre prétexte du déclin quantitatif des ouvriers de l’industrie dans les métropoles du centre de l’économie-monde pour conclure que les cadres n’évinceraient pas les classes populaires des quartiers centraux (« displacement ») mais les y remplaceraient (« replacement »), en y comblant des vides, position défendue notamment par Chris Hamnett (2003) et vivement critiquée par Tom Slater (2009). Les classes populaires, en effet, loin d’avoir disparu, ont changé de profil(s). Si leur part diminue nettement dans le centre des métropoles, leur composition évolue : la part des retraités augmente parmi elles, comme celle des employés des services et des étrangers (Clerval 2013). Les classes populaires sont donc plus souvent employées dans les services, précaires et racisées. Et la gentrification n’empêche pas leur paupérisation (Davidson et Wyly 2012).

Enfin, les multiples exemples de résistances à la gentrification [1] rappellent que les antagonismes sociaux qui résultent des rapports de classes ne se sont pas volatilisés dans un éther urbain « post-industriel » d’où les classes populaires se seraient « évaporées ». Contrairement à ce que prétend Jacques Lévy (2013), la gentrification n’est pas pourvoyeuse de « paix sociale » au centre des métropoles, à moins que l’on ne parle de « pax romana », où les vainqueurs imposent leur façon de vivre et de s’approprier la ville aux vaincus.

La gentrification ou la mort

Les développements en soutien d’une « gentrification positive » s’appuient également sur la construction de dichotomies qui présentent la gentrification comme le contraire de l’appauvrissement et de la dégradation de l’environnement bâti dans les quartiers populaires. La réflexion construit alors une fausse alternative (Slater 2014) entre gentrification et « déclin urbain ».

Cette opposition factice est d’abord construite au regard des processus de périurbanisation. Pour Chris Hamnett (2008), par exemple : « La question que doivent se poser ceux qui critiquent la gentrification est : que feraient-ils ? Préfèreraient-ils revenir en arrière, à l’abandon et au déclin urbain d’il y a quarante ans, ou accepteraient-ils de reconnaître que la gentrification peut avoir certains aspects positifs ? Préfèreraient-ils que les classes moyennes abandonnent les villes-centres et fuient vers les banlieues comme elles le firent dans les années 1970 et le font toujours aux États-Unis, ou qu’elles reviennent dans les villes-centres ? Vous ne pouvez pas gagner sur les deux tableaux. » Les faits, pourtant, montrent à suffisance que les deux processus – gentrification et périurbanisation – sont concomitants, dans un contexte marqué par l’augmentation du nombre de ménages et la réduction de leur taille. Plus largement, l’arbitrage entre installation résidentielle en centre-ville ou en périphérie (si tant est que l’on puisse à ce point simplifier les structures urbaines) se pose aux ménages de multiples façons, notamment selon leur position dans le cycle de vie ou leur trajectoire sociale (Van Criekingen 2010). Les ménages ne sont pas des entités sans cesse prêtes à revoir librement leur place dans l’espace urbain, à la manière de vacanciers choisissant leur prochaine destination à l’aide de sites internet comparatifs.

Un second axe d’opposition factice, plus appuyé encore, renvoie dos-à-dos gentrification et délabrement ou paupérisation des quartiers centraux, jusqu’à convoquer la figure stigmatisante du « ghetto ». Cette autre lecture binaire est exacerbée dans le propos de Jacques Lévy (2013) : « Ce que vous appelez les “gentrifieurs”, je les appellerais plutôt “défaiseurs de ghetto”. Ces personnes qui auraient les moyens de loger ailleurs et qui décident de résider dans des quartiers où ils côtoient des habitants plus pauvres qu’eux, ont sauvé les villes européennes et nord-américaines de l’effondrement. Regardez ce qui se passe quand ils fuient, comme à Détroit... ou à Marseille ». À nouveau, cette grille de lecture empêche d’appréhender la concomitance des processus à l’œuvre. De fait, dans les quartiers populaires centraux, gentrification et paupérisation se déploient de concert, dans les mêmes quartiers, dans les mêmes rues, parfois dans les mêmes immeubles (Collet 2010).

Plus de gentrification, plus de mixité ?

Comme le propos de J. Lévy le donne clairement à voir, les choix résidentiels des « classes moyennes » sont abordées sous un angle moral : ceux qui s’installent dans les espaces périurbains refuseraient la ville et le côtoiement de l’altérité [2], tandis que ceux qui s’établissent dans les quartiers populaires centraux feraient un choix presque militant en faveur de la « mixité sociale ». La gentrification, on l’a compris, serait donc le « bon » choix puisqu’il correspondrait au choix de la mixité.

Cette grille de lecture est incorrecte pour au moins deux raisons. D’une part, plusieurs enquêtes auprès de ménages des « classes moyennes » récemment installés dans des quartiers populaires montrent que la plupart de ceux-ci ne pouvaient pas habiter dans des quartiers centraux plus aisés. C’est le choix de la centralité, de la densité et de la proximité des aménités urbaines (offre culturelle, services urbains, pôles d’emplois, etc.) qui les a contraint à habiter dans des quartiers populaires, pas toujours de gaieté de cœur d’ailleurs. La « diversité sociale » du quartier où ils s’installent est plutôt un décor qu’ils valorisent après coup (Clerval 2013 ; Collet 2010). Ils n’ont donc pas fait œuvre militante ou humanitaire en s’installant dans les quartiers populaires, mais y sont essentiellement par contrainte économique, et cela renvoie bien à la question des structures qui pèsent sur les « choix » résidentiels des ménages.

D’autre part, contrairement à ce qu’affirme Jacques Lévy (2013), la gentrification entraîne bien une baisse de la « mixité sociale » dans les quartiers centraux. En 2008, les communes les plus mixtes d’Île-de-France (c’est-à-dire celles dont le profil de la population résidente par catégories sociales est le plus proche du profil moyen de la région) sont des communes de banlieue et des communes périurbaines du Val-d’Oise, de l’Essonne et surtout de Seine-et-Marne (Clerval et Delage 2014). À l’inverse, la tendance est clairement à l’homogénéisation (vers le haut) du profil social des quartiers centraux parisiens. Si le « gradient d’urbanité » (décroissant depuis le centre vers la périphérie) cher à J. Lévy a un sens, il n’est pas du tout corrélé à un « gradient de mixité sociale ».

Des analyses tronquées qui participent à la dépolitisation des questions urbaines

En définitive, opposer gentrification et périurbanisation, ou gentrification et « ghettoïsation », sur le mode du choix nécessaire entre l’une ou l’autre, témoigne fondamentalement du refus d’un cadre théorique qui permet de penser ensemble les différentes dimensions de la production capitaliste de la ville. Gentrification, périurbanisation et relégation sociale dans la ville-centre ou en périphérie peuvent ainsi être conçues comme les différentes facettes d’un même système de développement géographique inégal (Harvey 2011 ; Smith 1982). La gentrification n’est pas l’inverse de la ségrégation mais un processus qui s’inscrit lui-même dans des dynamiques ségrégatives en remaniant les contours de la division sociale de l’espace au détriment du droit à la ville des classes populaires.

En évacuant le cadre capitaliste de la production sociale de la ville (stratégies d’accumulation, rapports de classe, rôle de la puissance publique…), les voix qui prônent une lecture « positive » de la gentrification participent de facto à une dépolitisation des analyses des transformations urbaines, au profit d’une lecture en termes moraux. Une telle dépolitisation concourt à la dépossession des classes populaires, en encourageant un fatalisme politique qui les désarme d’autant plus.

Bibliographie

  • Burgel, G. 2010. « La gentrification, une solution pour le renouveau des quartiers anciens ? », Les Cahiers Espaces, Ville, urbanisme & tourisme, n° 104, p. 69‑73.
  • Clerval, A. 2013. Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris : La Découverte.
  • Clerval, A. et Delage, M. 2014. « La métropole parisienne : une mosaïque sociale de plus en plus différenciée », Métropolitiques.
  • Collet, A. 2010. Générations de classes moyennes et travail de gentrification. Changement social et changement urbain dans le Bas-Montreuil et à la Croix-Rousse, 1975‑2005, thèse de doctorat en sociologie, université Lyon‑2 Louis Lumière.
  • Davidson, M. et Wyly, E. K. 2012. « Class-ifying London », City : Analysis of Urban Trends, Culture, Theory, Policy, Action, vol. 16, n° 4, p. 395‑421.
  • Donzelot, J. 2013. « Bobos, migrants : deux “classes” à la conquête du centre-ville », Quelle région en 2030 ?, Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (IAU‑ÎdF), 2 décembre.
  • Hamnett, C. 2003. « Gentrification and the middle-class remaking of inner London, 1961‑2001 », Urban Studies, vol. 40, n° 12, p. 2401‑2426.
  • Hamnett, C. 2008. « The regeneration game », The Guardian, 11 juin.
  • Harvey, D. 2011. Le Capitalisme contre le droit à la ville, Paris : Éditions Amsterdam.
  • Lévy, J. 2013, « À Paris, le niveau de mixité est de loin le plus élevé », Libération, 24 octobre.
  • Slater, T. 2009. « Missing Marcuse : on gentrification and displacement », City : Analysis of Urban Trends, Culture, Theory, Policy, Action, vol. 13, n° 2, p. 292‑311.
  • Slater, T. 2014. « Unravelling false choice urbanism », Crisis-Scapes : Athens and Beyond, 11 avril.
  • Smith, N. 1982. « Gentrification and uneven development », Economic Geography, vol. 58, n° 2, p. 139‑155.
  • Smith, N. 2002. « New globalism, new urbanism : gentrification as global urban strategy », Antipode, vol. 34, n° 3, p. 427‑450.
  • Van Criekingen, M. 2010. « “Gentrifying the re-urbanisation debate”, not vice versa : the uneven socio-spatial implications of changing transitions to adulthood in Brussels », Population, Space and Place, vol. 16, n° 5, p. 381‑394.
  • Vermeulen, S. et Corijn, E. 2013. « Gentrification and upward social mobility. The Canal Zone » in Corijn, E. et Van de Ven, J. (dir.), The Brussels Reader, Bruxelles : VUB Press, p. 150‑185.
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Pour citer cet article :

Anne Clerval & Mathieu Van Criekingen, « « Gentrification ou ghetto », décryptage d’une impasse intellectuelle », Métropolitiques, 20 octobre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Gentrification-ou-ghetto-decryptage-d-une-impasse-intellectuelle.html

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