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Être bien logé pour fabriquer des milliers de beaux bébés ?

L’ombre du nazisme plane sur l’eugénisme. Il a pourtant aussi conduit à des mesures de protection sociale. À travers l’histoire d’une cité-jardin alsacienne poursuivant un projet nataliste et eugéniste, Paul-André Rosental déploie les multiples facettes de cette doctrine complexe, en montrant les diverses recompositions de ses usages politiques au cours du XXe siècle.
Recensé : Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme, Paris, Seuil, collection « La Librairie du XXIe siècle », 2016, 553 pages.

Professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po, Paul-André Rosental est depuis longtemps spécialiste de l’histoire des populations. Après des travaux sur l’histoire de la démographie, de la protection sociale et des politiques de la famille, il en est venu à l’étude plus spécifique de l’eugénisme. Cette doctrine, l’une des premières à avoir voulu « enrôler la science pour anticiper, façonner, modifier l’avenir », a été associée dès son origine aux idéologies de la puissance nationale et de la supériorité raciale. Elle a ainsi subi la défiance des milieux opposés aux théories de la valeur inégale des individus et des sociétés (la notion d’hérédité développée par l’Anglais Francis Galton, par exemple, a été remise en cause dès 1915), puis par les savants antifascistes dans l’entre-deux-guerres.

Pourtant, un de ses aspects a également contenu l’espérance d’une amélioration possible du sort des populations les moins favorisées par l’action publique. En ce sens, elle portait en elle les grands systèmes de protection sociale de la deuxième moitié du XXe siècle. Devant ce paradoxe, un certain nombre d’auteurs se sont évertués à distinguer un « bon » d’un « mauvais » eugénisme. De l’étude serrée de ce distinguo, Paul-André Rosental conclut à la grande labilité de l’eugénisme. Cela rend son étude complexe ; il a voulu, dans cet ouvrage érudit et nuancé, en rendre toutes les facettes.

Se référant à Michel Foucault, Paul-André Rosental nous livre une « archéologie de l’eugénisme » en France, pays censé avoir échappé à ses sirènes maléfiques en raison de l’importance du catholicisme et de l’obsession nataliste de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du suivant. Pourtant, on en trouve l’influence dans des domaines aussi divers que la mesure de l’intelligence des conscrits, l’orientation de la main-d’œuvre, la sélection des migrants, l’évaluation des écoliers et tout le vaste domaine de la psychologie non clinique. Cela permet à l’auteur de poser, d’abord, que ces « croisements ont été d’autant plus singuliers que l’eugénisme, se posant en science appliquée, a opéré sur des objets empiriques souvent liés à des politiques publiques en cours de constitution », ensuite qu’une « histoire proprement historienne de l’eugénisme ne peut faire l’économie de la complexité de ses usages, de ses appropriations, de ses recompositions ».

Une cité-jardin eugéniste

En travaillant dans les archives de l’INED [1], Paul-André Rosental est tombé sur l’affiche d’une exposition consacrée à l’hygiène, ouverte à Strasbourg en 1935. Elle vantait les mérites et les performances d’une petite cité-jardin construite dix ans auparavant à la périphérie de la ville. Dans ces Jardins Ungemach, puisque tel est son nom, les enfants, selon l’affiche, y étaient plus beaux, plus forts et plus nombreux que dans le reste du pays, tandis que les logis s’y montraient plus propres et plus confortables que partout ailleurs. Intrigué par ce lotissement comprenant au départ 40 maisons individuelles, construites dans le style régionaliste alsacien par Paul de Rutté, un architecte parisien spécialiste de la construction d’habitations à bon marché, l’auteur s’est attaché à retracer son histoire. Il découvrait ainsi une expérience eugéniste, extraordinaire par sa longévité (des années 1920 aux années 1990), ainsi que par la personnalité de son concepteur, Alfred Dachert, bâtisseur, théoricien et écrivain.

Sans doute non prévue au départ, l’histoire de la cité-jardin et de son concepteur a entraîné l’auteur vers l’exploration de l’univers mental de l’eugénisme. Paul-André Rosental se réfère explicitement à la microhistoire et à Carlo Ginzburg. Indéniablement, nous dit-il, « se cache derrière Dachert un peu de Menocchio et je vais m’efforcer de montrer que l’histoire de sa vie permet de jeter les bases d’une histoire “exceptionnelle normale” de l’eugénisme européen et des politiques qu’il a nourries ». Ou comment « la microhistoire permet d’éclairer des pans entiers des sociétés dans lesquelles ces cas particuliers s’insèrent. Si le principe des Jardins Ungemach est élaboré dans les deux premières décennies du siècle dans une Alsace allemande par un homme d’affaires, Alfred Dachert, à la fois germanophone et anglophone, employé du confiseur Léon Ungemach, sa mise en œuvre s’effectue – hormis la période de la Seconde Guerre mondiale – dans le cadre français, avec le soutien des autorités publiques nationales et municipales ».

Alfred Dachert, obligé par son père à travailler sans poursuivre les études supérieures qu’il souhaitait entreprendre, était entré en 1895 dans l’entreprise de l’industriel Léon Ungemach, spécialisé dans le sucre et la confiserie. Doué pour les affaires et doté d’une grande puissance de travail, il se fit voyageur de commerce, gagna la confiance de son patron, devint directeur de la branche confiserie de la firme et s’enrichit largement. Alors qu’il espérait prendre la succession d’Ungemach, il démissionna en 1920 après des querelles avec les gendres de l’entrepreneur. Désormais rentier, grâce à la fortune amassée pendant ses 25 années de labeur, il consacra le reste de sa longue vie à s’instruire, voyager, écrire une importante œuvre littéraire sous le pseudonyme d’Abel Ruffenach et surtout administrer à titre bénévole la cité-jardin qu’il avait décidé de créer. Celle-ci était conçue comme une expérimentation des théories eugénistes : permettre à des jeunes couples de procréer grâce à la location de logis bon marché, dotés de confort et d’équipements. Pour en bénéficier et sous peine d’exclusion, ces ménages devaient s’engager à avoir des enfants dans les mois ou les premières années suivant leur installation dans la cité-jardin.

Les trois premières parties du livre sont donc consacrées à expliquer les principes de fonctionnement de la cité-jardin et les idées eugénistes de Dachert. L’originalité tient aux sources utilisées, qui proviennent non seulement des procès-verbaux de son conseil d’administration, des dossiers des locataires, des rapports d’inspection et des documents comptables, mais aussi de l’œuvre littéraire de Dachert/Ruffenach, « poème de pierre », qui permet « de comprendre l’expérimentation conduite dans les Jardins Ungemach ». Car ceux-ci « font partie d’un travail de symbolisation dont l’homme d’affaires a jeté les bases autour de 1900 et qu’il a poursuivi jusqu’au soir de sa vie vers 1970 ». Roman, pièce de théâtre et drame historique donnent à voir « le modèle politique qui l’inspire et […] à expliquer les liens entre eugénisme et utilitarisme ». Ces chapitres contiennent également des éléments essentiels sur la reprise par la municipalité de Strasbourg de la gestion des Jardins Ungemach en 1950 et, de façon plus inattendue, sur une certaine autonomie des locataires. Dès les années 1930, en effet, ceux-ci ont remis en cause certains points du règlement de la cité. Ils trouvaient notamment les inspections concernant la tenue des foyers tatillonnes, voire humiliantes, s’élevaient contre l’abattement de 25 % des loyers pour les familles de trois enfants et surtout rejetaient les expulsions des couples qui n’avaient pas eu d’enfants ou trop peu, une condition essentielle, pourtant, de leur entrée dans la cité.

Un eugénisme à la française ?

Après ces 17 chapitres, qui pénètrent dans l’histoire d’une cité-jardin destinée à agir sur les mécanismes de la sélection naturelle par le biais du logement, Paul-André Rosental en vient à analyser la question plus générale de l’eugénisme en France. Comment, se demande-t-il, « dans une démocratie politique fondée sur un principe d’égalité, ont pu être mises en œuvre et légitimées des théories et des politiques qui, implicitement ou explicitement, hiérarchisent les personnes » ? Pour répondre à cette question, il reprend l’exposé des filiations des théories de la sélection volontariste des populations en donnant un coup d’éclairage sur la période de la Seconde Guerre mondiale. Il insiste d’un côté sur le fait que la cité-jardin a été placée sous autorité allemande, de l’autre sur l’héritage de la Fondation Carrel et sa « démographie qualitative ». Pour Paul-André Rosental, une des raisons d’être de son étude est de comprendre comment s’est effectuée la recomposition de l’eugénisme après 1945.

L’auteur s’attache alors à décrire les milieux qui s’occupent à l’époque des problèmes de population et pour lesquels les Jardins Ungemach restent une expérimentation fondamentale, comme le montre, en 1946, l’intérêt du tout jeune INED pour la cité-jardin. S’en suit un panorama des milieux de la démographie, « nouveau paradigme scientifique et politique », à la fois science et domaine d’action publique, dans une France « en voie de modernisation », où l’on croit à la planification, à la rationalisation et au pouvoir de l’État. Cela donne des développements sur les débuts de la Sécurité sociale pendant lesquels se sont opposés les tenants de l’eugénisme galtonien comme Jacques Doublet et les partisans d’une protection sociale plus démocratique tel Pierre Laroque. Que ces derniers l’aient finalement emporté est l’un des signes de ce que l’auteur nomme « recomposition » de la culture eugéniste et sélectionniste de la décennie d’avant-guerre. Elle comprend notamment un rejet du déterminisme en matière d’hérédité et une défiance vis-à-vis du terme de « disposition » des individus et des peuples. Rejet et défiance culmineront un peu plus tard avec les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Ces auteurs, « en réalisant une épuration analytique de la notion de dispositions, en la découplant des aptitudes que la science républicaine promouvait dans l’entre-deux-guerres, […] la débarrassent de toute dimension génétique ou psychologique pour l’arrimer exclusivement à la sociologie. De ce point de vue, on peut considérer La Reproduction comme un repère et un outil essentiels de l’éradication de l’eugénisme en sciences sociales ».

Cette évolution n’empêche pas une certaine résurrection de l’eugénisme sous des formes multiples depuis la fin du XXe siècle et de nos jours, avec notamment la question de l’intégration des migrants, des querelles autour des raisons de l’échec scolaire et surtout des discussions autours de la bioéthique et de la médicalisation de la procréation : faut-il épargner les naissances d’enfants portant des tares héréditaires ou prôner la prise en charge sociale du handicap ? L’encouragement à une natalité vigoureuse peut-elle se faire en partie contre la volonté des couples ?

Dans sa construction sophistiquée, à la fois récit et démonstration en quatre parties thématiques et chronologiques, ce livre impressionne par sa rigueur autant que par son volume, son érudition, l’abondance de ses notes et de ses références et sa volonté de nuancer tout le propos. S’il n’est pas, à l’évidence, une lecture de plage, les lectrices et lecteurs qui voudront bien s’y plonger, y trouveront ample matière à réflexion sur les débats de notre temps.

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Pour citer cet article :

Danièle Voldman, « Être bien logé pour fabriquer des milliers de beaux bébés ? », Métropolitiques, 6 mai 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Etre-bien-loge-pour-fabriquer-des.html

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