Gros plan sur des jeunes gens encordés, escaladant une façade et rentrant par une fenêtre : c’est sur cette séquence que s’ouvre Squat. La ville est à nous. Il ne s’agit ni des membres d’une association d’escalade, ni de pompiers ou d’ouvriers en bâtiment, mais de Miles de Viviendas (« Des milliers de logements »), collectif de squatters barcelonais, dont le savoir-faire et l’organisation laissent le spectateur ébahi. Ils sont en contact avec divers collectifs professionnels engagés et mettent en commun leurs compétences. Squatter n’est pas une sinécure – c’est ce que montre bien le début du film – et si ces jeunes Barcelonais ont délibérément choisi de vivre en marge des normes de la société dans laquelle ils ont grandi, c’est un choix positif qui implique de leur part un investissement lourd et permanent. S’ils refusent le travail, comme l’un d’eux le déclare dans une scène du film, ils ne cessent pourtant de travailler, et de travailler dur.
Vivre en marge : un engagement politique ?
Le film commence, à l’instar de En Construcción, sorti en 2001, comme un documentaire sur la rénovation sauvage des quartiers anciens de Barcelone, perçue cette fois à travers les actions de ce collectif militant. Mais très vite, il surprend le spectateur en montrant ses personnages envahir le siège d’une entreprise de fabrication d’armes et la dépouiller de son matériel informatique après avoir fait une lecture publique des chefs d’accusation. On les voit ensuite prendre ce qui semble être une banque, au cours d’une manifestation de premier mai, et s’en faire finalement déloger par la police à coups de matraque. Miles de Viviendas, et plus particulièrement une dizaine de ses membres, sont le véritable sujet du film, dont on comprend petit à petit qu’il est tourné de l’intérieur par un réalisateur qui, cinq ans durant, a partagé le quotidien et l’engagement de ses personnages. Christophe Coello, qui a notamment coréalisé, avec Pierre Carles et Stéphane Goxe, deux documentaires sur le rapport au travail (Attention danger travail en 2003 et Volem rien foutre al païs, 2007), a surtout filmé des mouvements sociaux, en Amérique Latine et en Europe. Dans Squat, il filme, le plus souvent caméra à la main, les actions, les discussions et le quotidien de ses camarades, sans intervenir comme réalisateur, sinon comme acteur de la scène filmée. Il est d’ailleurs interpellé à plusieurs reprises par ses camarades, ainsi que par ceux qu’ils prennent pour cible.
Squat documente donc de l’intérieur la vie de Miles de Viviendas, petit groupe de gens, engagés dans un combat, dont la globalité et la radicalité apparaissent peu à peu au spectateur. Ce combat est aussi un choix de vie [1], lui aussi radical, puisqu’il consiste à partager une existence communautaire, en marge des normes sociales. Ce choix a ceci de particulier qu’il ne peut être que minoritaire ; il n’est pas porteur d’un projet de société généralisable. C’est aussi la réalité d’une telle vie que le film montre et que le spectateur devine être pour le meilleur et pour le pire : le meilleur étant sans aucun doute la joie partagée d’actions collectives réussies. Les scènes d’appropriation de bâtiments, événements publics à la fois spectaculaires et festifs, sont des moments intensément jubilatoires pour le public dans le film, comme dans la salle. Mais, fait plus rare dans un documentaire sur un groupe militant, le film montre aussi l’organisation pratique du quotidien, comme l’approvisionnement par la récupération des restes sur les marchés. Il évoque aussi le vol de livres ou de marchandises pour alimenter un magasin de vêtements gratuits, pour lequel un des personnages exhibe un sac confectionné à dessein. Il introduit le spectateur dans les débats formalisés et les conversations privées des membres du groupe, jusqu’à dévoiler, dans une scène poignante, malgré son apparente légèreté, quelques éléments des vies et des intimités de ces personnes qui ont choisi une vie radicalement communautaire dans une société fortement individualiste. Peu à peu, du groupe émergent ainsi des personnes diverses et attachantes, des figures féminines notamment – une des particularités de Miles de Viviendas étant précisément la forte présence des femmes, peu commune dans les squats.
Barcelone années 2000 : rénovation-expulsion
Parce que Miles de Viviendas s’est constituée dans le contexte du dernier boom immobilier, un de ses principaux domaines d’action est la dénonciation de la spéculation immobilière et des scandales auxquels la rénovation urbaine de quartiers anciens, soudain devenue très rentable, donne lieu. Le film commence au Poblenou, ancien faubourg industriel développé au 19e siècle, à l’est de la ville, sur sa façade maritime, et aujourd’hui en cours de gentrification – ses friches industrielles deviennent des lofts ou les bureaux d’entreprises high-tech. L’essentiel se déroule cependant à la Barceloneta, un quartier beaucoup plus ancien, lieu de résidence historique des pêcheurs, dont l’histoire immobilière spécifique a préservé jusque-là le peuplement populaire (Tatjer 1988). Le film dénonce le scandale d’une administration municipale que la collusion avec le milieu des promoteurs et l’intéressement aux affaires immobilières [2] ont conduite à décider l’expropriation de copropriétés dégradées. La propriété occupante étant le statut d’occupation de très loin dominant en Espagne (à 96 %), les immeubles qui appartiennent à des propriétaires modestes, ne pouvant pas assumer le coût de leur entretien, sont en effet nombreux. Le problème de ces copropriétés qui se dégradent est donc récurrent en Espagne. Or, dans d’autres contextes politiques et économiques, la municipalité avait, au contraire, choisi d’apporter son soutien financier à l’entretien de ces mêmes copropriétés de la Barceloneta. Là où les habitants, représentés par les associations de quartier, luttaient autrefois pour obtenir des subventions municipales, ils en sont rendus aujourd’hui à résister contre leur expropriation, qui signifie aussi leur expulsion. Si l’on en croit le film, le « Modèle Barcelone », s’il a jamais existé, s’est aujourd’hui fortement fissuré (Capel 2009).
C’est le contexte de bulle immobilière qui a rendu la rénovation rentable dans les villes espagnoles, alors que jusque-là les promoteurs avaient toujours préféré la construction neuve en périphérie [3]. À contextes différents, histoires différentes : en Espagne, des expériences exemplaires de rénovation urbaine concertée entre pouvoirs publics, experts engagés et habitants avaient été menées dans les années 1980, par les premières municipalités démocratiques à majorité socialiste. Or, ce que montre Squat, dans les années 2000 à la Barceloneta, rappelle le pire de la rénovation parisienne des années 1960, celle à propos de laquelle les sociologues marxistes d’alors avaient parlé de « rénovation-déportation » (Castells 1970).
Le Mouvement du 15 Mai à la charnière d’un anarchisme séculaire et d’une tradition de mobilisations urbaines locales ?
Le film n’explicite jamais rien, car le parti pris du réalisateur est celui d’une caméra discrète, témoin et non acteur d’une action qu’elle laisse au spectateur le soin d’analyser. L’histoire de Miles de Viviendas est pourtant manifestement marquée par celle des mobilisations politiques espagnoles. Ses membres se sont rencontrés en 2003, pendant la Guerre du Golfe, qui suscita une très importante mobilisation d’opposition en Espagne, et tout particulièrement à Barcelone. Alors que la hausse du prix des logements était dans toutes les conversations et que les scandales immobiliers impliquant les pouvoirs publics défrayaient la chronique [4], c’est naturellement autour de ce thème que ces jeunes gens se sont rassemblés pour prolonger le mouvement. Ils se dispersent en 2008, après le retournement de la conjoncture, expulsés du squat de la Barceloneta où ils ont vécu ensemble pendant cinq ans, tandis que les affaires immobilières sont au point mort, que les banques recouvrent leurs créances sous la forme des logements neufs invendus, dont le stock atteint des chiffres inégalés. Ils se retrouvent finalement trois ans plus tard, en mai 2011, au cours des grandes mobilisations collectives du mouvement du 15 Mai, alors que la crise économique s’est installée et ravage la société espagnole. Le temps du film est ainsi celui des mobilisations collectives espagnoles ; il fluctue avec la conjoncture économique.
Doit-on voir dans ces jeunes gens les héritiers d’un anarchisme espagnol – voire barcelonais – séculaire, réapparu dans les années 1980 sous la forme d’un mouvement okupa (squat) dont la vitalité explose à chaque scène du film, et qui, dans le contexte de la crise brutale qui frappe aujourd’hui le pays, aurait permis à un mouvement de masse d’éclore ? Si Miles de Viviendas n’est certainement pas à l’origine directe du mouvement du 15 Mai, celui-ci reprend certaines pratiques démocratiques, certaines modalités d’organisation et une terminologie (« l’assemblée ») propres au mouvement okupa.
Abusive, alors, cette fin du film qui montre les mobilisations du 15 Mai comme la généralisation à l’ensemble de la société de l’engagement de Miles de Viviendas ? Peut-être pas. Elle souligne la filiation de modes de mobilisations politiques spécifiques à la société espagnole, qui s’ancrent dans une histoire longue. C’est là que la rencontre qui a lieu entre Miles de Viviendas et les vieilles dames qui animent la résistance des habitants de la Barceloneta prend tout sons sens. Le film montre, en effet, comment les jeunes squatteurs gagnent peu à peu la sympathie des habitants du quartier qu’ils soutiennent activement dans leur mobilisation contre leur expulsion prochaine. Moments de sociabilité partagés et échanges de compétences aboutissent à une mobilisation commune et tissent des relations personnelles entre les deux groupes. C’est sans doute une des caractéristiques les plus remarquables de ces squatteurs barcelonais que de s’insérer dans le quartier où ils s’installent et d’inscrire leur appropriation de bâtiments dans les luttes urbaines locales. Ils rencontrent là une autre tradition politique espagnole : les associations de quartier, ou de voisins, selon la manière dont on choisit de traduire cette réalité proprement espagnole (asociación de vecinos). Constituées à la fin du Franquisme sur des revendications urbaines – l’équipement des quartiers populaires anciens dégradés et celui des nouveaux quartiers périphériques sous-équipés –, elles hébergèrent les militants des partis interdits, communistes en premier lieu, et accueillirent ainsi des réunions qui traitaient aussi de questions de politique générale. Elles fournirent les cadres politiques de la Transition et de la Démocratie et furent des acteurs politiques essentiels des politiques urbaines des années 1980.
La jonction de ces deux mouvements aux traditions et à l’histoire distinctes, incarnées par deux générations différentes dans le film, préfigure peut-être ce qui se passe à plus grande échelle dans le Mouvement du 15 Mai. Ce dernier est clairement sans lien avec les associations de quartier à ses débuts : il se constitue sur des revendications globales (et pas du tout locales), investit les places centrales des villes : Puerta del Sol à Madrid, Plaça de Catalunya à Barcelone, celles qui, par définition, n’incarnent pas un quartier, ni une sociabilité locale. Mais la suite du mouvement, notamment sa diffusion dans les quartiers a permis localement sa rencontre avec les associations de quartier. Elle l’a conduit à réinvestir les luttes locales, à soutenir les revendications urbaines de quartier… à retrouver, en somme, cette forme de mobilisation qui marque l’histoire urbaine et politique espagnole depuis au moins les années 1960. Celle-ci s’enracine, d’ailleurs, plus loin encore, dans les mobilisations autour de revendications urbaines locales de la fin du XIXe siècle, qui se politisèrent dans les années 1920 (Vorms 2011). Le film éclaire ainsi la jonction entre ces deux traditions politiques qui s’opère dans le Mouvement du 15 Mai, première mobilisation d’une telle ampleur depuis plusieurs dizaine d’années, dans une société peu syndiquée, qui avait été durablement déstructurée par trente-cinq ans de Franquisme.
Reste que le ferment qui permet la rencontre des deux mouvements – et cela, Squat le montre aussi très bien –, c’est la brutalité de la crise qui frappe les Espagnols. C’est plus généralement la violence d’une société où des jeunes gens d’une vingtaine d’années pensent n’avoir rien à perdre – comme plusieurs d’entre eux le déclarent au cours du film. C’est cette même violence qui conduit un vieil habitant, d’un quartier populaire de Barcelone, à se sentir si indésirable dans la société dans laquelle il vit qu’il suggère qu’on l’embarque sur un bateau, avec ses voisins dont l’existence gène les promoteurs et la municipalité, pour les couler au large de la plage qui borde leur quartier historique, désormais objet de toutes les convoitises. L’optimisme de la fin du film parvient mal à faire oublier ces expressions d’un profond désespoir.