Les Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP), relancés par le ministère de la Culture et « destinés à distinguer et à promouvoir des architectes et, depuis 2005, des paysagistes, de moins de trente-cinq ans particulièrement talentueux », étaient exposés à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris, du 14 octobre au 14 novembre 2021. Dans cette édition 2020, figurent dans la catégorie architecte, quinze agences composées de vingt-cinq personnes. Parmi elles, deux femmes. Soit 8 % : Léa Casteigt de l’Atelier Boteko s’est présentée seule (probablement parce que son associé est âgé de plus de 35 ans) et Camille Ricard de l’équipe mixte Moonwalklocal y figure également. Le résultat est plus équilibré dans la catégorie paysagiste, où quatre agences sont représentées, composées de sept personnalités, dont quatre femmes, soit 57 %.
Where Are the Women Architects ? demandait Despina Stratigakos dans un ouvrage éponyme. Dans ce livre de 2016, l’historienne américaine pointait de manière générale l’absence des femmes en architecture, et critiquait leur invisibilité quand elles arrivaient tant bien que mal à exercer. Elle montrait l’histoire de la stagnation de leur nombre dans une profession réglementée, et la faible ouverture de la pratique de maîtrise d’œuvre aux femmes. Discutée dans le milieu académique francophone (colloques, enseignements, publications, mémoires de master et projets) [1] depuis une quinzaine d’années (Lapeyre 2006 ; Chadoin 2007), la question demeure néanmoins absente du milieu professionnel. Elle commence à peine à être entendue par le ministère de la Culture, qui soutient et finance les AJAP. Des chartes, textes et labels ont bien été mis en place dans les écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) sous la tutelle de ce ministère, en réponse à la demande des référent·e·s à l’égalité et à la diversité récemment nommés, sans réussir à remettre en question les écarts persistants. Le Conseil régional de l’Ordre des architectes d’Île-de-France (CROAIF) a créé à son tour, en 2021, une délégation à l’égalité dont la responsable est vice-présidente de l’institution, ce qui permet d’espérer des actions concrètes.
Les femmes architectes toujours plus invisibilisées
Les AJAP sont conçus comme un levier pour promouvoir une nouvelle génération d’architectes et de paysagistes, afin qu’elle « soit mieux reconnue par les maîtres d’ouvrage et qu’ainsi soit facilité son accès à la commande publique » – censée constituer la plus prestigieuse des commandes (Biau 2003). Il s’agit d’assurer des possibilités de réalisations d’envergure. Par ailleurs, être nommé·e·s aux AJAP valorise fortement les candidat·e·s lors des concours de recrutement en école d’architecture pour y enseigner le projet dans la discipline des théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine (TPCAU), aujourd’hui masculine à 75 %. Les AJAP ont un impact au-delà de la carrière de ces architectes praticiens et praticiennes, maîtres et maîtresses d’œuvre. Cette nomination participe donc de la viabilité de la structure professionnelle favorisant sa visibilité, sa reconnaissance, sa légitimité et sa consécration.
La faiblesse de la représentation des femmes dans les AJAP n’est pas nouvelle. Les deux précédentes éditions témoignaient déjà de leur manque de visibilité. Ainsi, en 2016, sur les quinze agences traditionnellement choisies par les jurys de ce concours, neuf étaient portées par des hommes, deux par des femmes et quatre par des équipes mixtes. L’édition de 2018 valorisait, quant à elle, dix agences portées par des hommes, deux par des femmes et trois par des équipes mixtes. En 2020, le constat est flagrant : les AJAP valorisent moins que dans les éditions précédentes le travail des femmes architectes en début de carrière. Treize agences sont dirigées par des hommes, une seule par une femme (dont l’associé est un homme, mais ayant plus de 35 ans) et une par une équipe mixte. Cette évolution à la baisse de la représentation publique du travail des femmes architectes est étonnante alors que la profession devient toujours plus paritaire dans ses effectifs, et à l’heure des luttes et des avancées institutionnelles en faveur de l’égalité des droits femmes–hommes en milieu professionnel.
En 2018, les femmes représentaient plus de 58 % des inscriptions en première année et au sein de l’ensemble de la formation initiale en écoles d’architecture (ENSA), d’après l’Observatoire de la scolarité et de l’insertion professionnelle du ministère de la Culture. Or nous assistons à un paradoxe : la parité est atteinte entre étudiantes et étudiants depuis plusieurs années – les femmes réussissant durant leurs études aussi bien que leurs confrères, sinon mieux. Ainsi, parmi les onze lauréat·e·s du prix des diplômes de la Maison de l’architecture en Île-de-France, on compte trois équipes mixtes, quatre binômes de femmes et quatre femmes. Du côté des mémoires de master primés, sept femmes ont été lauréates pour quatre hommes. Quant au prix Françoise-Abella de l’Académie des beaux-arts, qui récompense chaque année un·e étudiant·e en architecture, il a été décerné à cinq femmes et un homme entre 2017 et 2020 [2].
La reconnaissance du travail des femmes en architecture semble cependant prendre fin dès que s’achèvent leurs études. Ainsi, les lauréat·e·s des AJAP ont étudié dans ce contexte paritaire. Les candidat·e·s de cette dernière édition ont commencé leurs études au début des années 2000 au plus tard, alors que les femmes représentaient 45 % des effectifs en première année d’ENSA. La parité a été atteinte parmi les diplômé·e·s en 2005, soit au début ou au milieu de la scolarité des candidat·e·s à l’édition 2020 (Macaire et Nordstöm 2021).
Plafond de verre
Par conséquent, comment comprendre la quasi-absence de femmes lors de cette récente publication des AJAP ? Elle est d’autant plus étonnante que les instances de sélection ont intégré la nécessité de la parité, allant jusqu’à surreprésenter les femmes aux dépens des hommes dans la composition des jurys des AJAP ! En 2016, le jury était composé de dix femmes pour six hommes. En 2018, il s’approchait de la parité avec huit femmes et sept hommes, et pour l’édition de 2020, dix femmes siègent au jury pour seulement six hommes !
Les catégories produites par les rapports hérités de domination et de pouvoir, qui ont favorisé dans le monde de l’architecture les hommes au détriment des femmes, ne sont donc pas renversées. Compter plus de femmes que d’hommes dans un jury ne semble pas suffire à remettre en cause les mécanismes historiques qui ont longtemps exclu celles-ci du milieu professionnel de l’architecture. La présence paritaire des femmes (débouchant même sur leur supériorité en nombre dans le jury des AJAP des trois dernières éditions) symbolise certes une amélioration de la représentation politique des femmes dans les instances prestigieuses des concours. Mais elle ne témoigne pas pour autant d’intérêts politiques féministes spécifiques, produits par une mise en évidence des rapports de genre (Bereni et Lépinard 2003). L’hypothèse la plus plausible semble celle de la persistance d’un ensemble de critères, voire de représentations relatives à la masculinité comme à la féminité en architecture, opérant à l’insu même des membres du jury. L’idée que la jeune architecture des AJAP, a fortiori lorsqu’elle est empreinte, comme cette année, de références aux techniques constructives écologiques et aux conceptions vernaculaires, soit quasi exclusivement incarnée par des hommes en est le signe évident.
Il est désormais urgent d’interroger les modèles et les figures de la profession d’architecte qui sont transmis à travers ce prix. La sélection des AJAP n’est pas sans conséquences pour l’avenir de la profession, en termes de représentation comme en matière de renouvellement des pratiques et de transmission des savoirs au sein des lieux d’enseignement (Dadour 2020). Au vu de la portée, de la consécration et de la dimension publique qui la sous-tendent, l’organisation des AJAP doit se pencher sur cette distorsion. Elle doit revoir son processus de sélection afin de ne pas privilégier un genre plutôt qu’un autre.
Des inégalités persistantes qui marquent les carrières
Au-delà du concours lui-même, la faible représentation des femmes dans les AJAP fait écho au fait que l’inégalité se vérifie dans le déroulement des carrières. Cette sous-représentation durable des femmes dans les AJAP est d’autant plus étrange que, parmi les moins de 35 ans, les inscriptions à l’Ordre sont autant féminines que masculines (Archigraphie 2020). En vingt ans, l’inscription des femmes à l’Ordre est passée de 16,6 % (2000) à 30,7 % (2019). Les femmes inscrites sont plus nombreuses parmi les jeunes générations. Selon les chiffres de l’Ordre national des architectes, « elles représentent aujourd’hui près d’un architecte âgé de moins de 35 ans sur deux contre un sur trois en 2000 », soit une augmentation de près de 15 points entre 2000 et 2019 (Archigraphie 2020, p. 3).
Les femmes architectes perçoivent des revenus plus faibles dès le début de leur carrière, ce qui entraîne une certaine précarité. En 2019, elles ne représentaient que 28 % des architectes associés et 31 % des architectes libéraux, disposant de moins de ressources que les hommes pour créer ou contribuer à la création d’une agence [3]. D’après le classement des agences d’architecture par chiffre d’affaires de la revue d’A [4] pour la même année, analysé par le collectif Mouvement pour l’équité dans la maîtrise d’œuvre (MéMo), seule une agence sur les cent plus grandes en France a été fondée par une femme seule, alors que moins de quinze l’ont été en partie par des femmes. Les femmes architectes sont ainsi à 51 % des fonctionnaires, tandis que 42 % sont salariées d’une agence [5]. Elles ont ainsi moins accès que les hommes aux projets d’envergure et souffrent d’un déficit de modèles féminins parmi les architectes reconnus et primés (Regnier 2020 ; Macaire et Nordström 2021).
Même si aucune information ne filtre sur le nombre total de candidatures féminines lors de l’édition 2020 des AJAP, qui a vu l’examen de soixante-quatorze dossiers pour n’en retenir que quinze, il est urgent de susciter les candidatures féminines, plutôt que d’entériner une inégalité déjà bien ancrée dans la carrière des femmes.
Il est urgent d’ouvrir les yeux et d’enquêter avec précision sur les causes d’un phénomène qui, quelle que soit la profession, valorise les hommes au détriment des femmes. Il est surtout urgent d’agir afin de faire évoluer la représentation de la place des femmes et des hommes dans l’architecture, au bénéfice de tous et toutes !
Bibliographie
- Archigraphie. 2020. Observatoire de la profession d’architecte, Conseil national de l’Ordre des architectes.
- « Classement 2019 des 400 agences d’architecture par chiffre d’affaires », Revue d’A.
- Colloque « Dynamiques de genre et métiers de l’architecture de l’urbanisme et du paysage (4-5 février 2021) », webinaire.
- Bereni, L. et Lépinard, É. 2003. « La parité, contresens de l’égalité ? Cadrage discursif et pratiques d’une réforme », Nouvelles questions féministes, vol. 22, n° 3, p. 12-31.
- Biau, V. 2003. « La consécration des “grands architectes” », Regards sociologiques, n° 25-26, p. 1-22.
- Chadoin, O. 2007. Être architecte : les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges : Presses universitaires de Limoges.
- Dadour S. 2020., « Des féminismes en architecture », Re-vue de l’ENSA Paris-Malaquais, n° 6, p. 4-19.
- Lapeyre, N. 2006, Les Professions face aux enjeux de la féminisation, Toulouse : Éditions Octarès.
- Macaire, E et Nordstöm, M. 2021. Génération HMONP, la formation à exercer la maîtrise d’œuvre en nom propre comme fabrique de l’architecte, Rapport de recherche, Let-Lavue, ministère de la Culture, Cnoa.
- Regnier, I. 2020. « Les étudiantes en architecture sont demandeuses de modèles de femmes reconnues par la profession. Entretien avec Stéphanie Dadour », Le Monde, 8 juin 2020.
- Stratigakos D. 2016. Where Are the Women Architects ?, Princeton : Princeton University Press.