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Le syndicalisme ouvrier en monde rural

Malgré leur poids démographique dans les campagnes, les populations ouvrières rurales suscitent peu d’études et sont trop souvent assimilés à une vaste « France périphérique » de laissés-pour-compte électeurs du Front national. L’enquête de Julian Mischi contribue à montrer les insuffisances de telles représentations, en rendant compte de la complexité des appartenances sociales des ouvriers d’un bourg rural et des spécificités de leurs engagements syndicaux.
Recensé : Julian Mischi, Le Bourg et l’Atelier. Sociologie du combat syndical, Marseille, Agone, collection « L’Ordre des choses », 2016, 400 p.

C’est dans l’excellente collection « L’Ordre des choses » qu’il co-dirige aux éditions Agone que Julian Mischi, directeur de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), a choisi de publier une version remaniée de son enquête inédite préparée dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches. Par là, le sociologue prolonge une réflexion sur la politisation des milieux populaires qu’il a entamée dès sa thèse [1], mais l’infléchit en délaissant le militantisme communiste chez les ouvriers pour enquêter sur le militantisme syndical, et particulièrement cégétiste, en milieu rural.

Enquête dans un bourg rural

Comme il l’explique en effet dans son introduction, Julian Mischi a voulu saisir le syndicalisme par en bas, par ses militants et leurs pratiques, fidèle à la démarche ethnographique qui lui est chère. Mais l’intérêt de l’enquête tient aussi au déplacement de la focale vers un bourg rural, rebaptisé « Rivey-les-Bordes » [2], où un atelier de maintenance de la SNCF constitue le lieu principal d’observation. Le propos entend effectivement aborder les « rapports de classe dans des espaces souvent perçus comme homogènes, car considérés de loin, d’un point de vue urbain, et associés à tort au seule monde agricole ». Il s’agit ainsi de mettre au jour « des hiérarchies socioculturelles et des rapports de domination » afin de « sortir de la vision misérabiliste portée sur les ouvriers vivant à la campagne, ces derniers étant dépeints par les médias nationaux essentiellement comme des électeurs du FN » (p. 19). La démarche est d’autant plus pertinente que les ouvriers constituaient déjà le tiers du monde rural au recensement de 1982 et que les départements les plus ouvriers (Aisne, Ardennes, Aube, Doubs, Eure, Haute-Marne, Mayenne, Meuse, Orne, Haute-Saône, Somme, Vendée) sont aussi des départements profondément ruraux, sans métropoles majeures (p. 22). Par là, le sociologue enquête dans un département, la Côte-d’Or, bien arpenté, notamment par Florence Weber à Montbard puis Nicolas Renahy à Lacanche, dont il réutilise les travaux [3].

Dès lors, ce sont les militants du syndicat CGT qui sont au cœur d’une analyse dépliée en cinq chapitres. Le propos vise à montrer combien le syndicalisme, par-delà les difficultés qu’il traverse entraînant une rétractation, demeure une arme pour des salariés appartenant aux classes dominées : à la fois pour s’opposer aux transformations de l’espace de travail et aux techniques de management de cadres qui sont de plus en plus éloignés, socialement et géographiquement, des ouvriers ; mais aussi pour s’affirmer parmi ses pairs, sur la scène sociale comme dans le champ politique local. Que le syndicalisme constitue une ressource, ou un outil pour l’empowerment, si l’on veut adopter le lexique à la mode parmi les sciences sociales, ne constitue évidemment pas une nouveauté. Mais les déclinaisons de cet empowerment, dans un contexte rural largement méconnu, constituent l’apport du livre, en même temps que Julian Mischi brosse le portrait de ces militants.

Culture de classe

Dans le premier chapitre, il s’attache à saisir la persistance de la culture de classe dans un atelier où la hiérarchie, jadis issue du rang, est aujourd’hui plus distante car ayant fait l’expérience du management. De ce fait, la culture de classe se reconfigure, avec, par exemple, un recul de la perruque [4], mais persiste autour d’une double série d’oppositions : aux « bourges » d’abord, et donc aux citadins, aux professions libérales, ou aux paysans riches ; mais aussi aux gens des bureaux, cadres ou employés (p. 89). Explorant ensuite les ressorts de l’adhésion syndicale, Julian Mischi en vient à montrer comment ces ouvriers mobilisent toutes les ressources que leur procure l’autochtonie : par des alliances, des liens familiaux ou amicaux, ils deviennent fréquemment propriétaires, soit en rénovant, soit en pratiquant l’auto-construction. Et cette maison leur procure presque toujours un jardin, mais aussi un espace pour réparer des véhicules ou des machines, ou pour que leur compagne puisse garder des enfants, en tant qu’assistante maternelle (p. 117). « On est des gars du coin », proclament-ils (p. 113) dans un écho au livre de Nicolas Renahy, mais sans, pour autant, refuser ni s’opposer aux banlieues urbaines, contrairement aux thèses de Christophe Guilluy. Cette inscription dans l’espace local n’interdit pas les tensions avec les paysans et/ou les ouvriers d’origine paysanne, demeurés à distance des syndicats. Les uns dénoncent les « jaunes », les « trouillards », quand les agriculteurs incriminent des « fainéants », et privilégient des alliances avec les indépendants et les cadres dans les élections locales.

Pratiques militantes

Les chapitres suivants envisagent davantage les pratiques proprement syndicales et ses cadres idéologiques. À la CGT perdure un attachement à la contestation mais aussi à l’émancipation, figuré par un leitmotiv « On n’est pas une amicale de pêcheurs à la ligne » qui se solde pourtant par le risque très réel de percevoir un salaire moindre. Mais ces pratiques militantes qui passent par la rédaction fréquente de comptes rendus, ou de tracts, favorisent aussi des pratiques culturelles, sans pour autant que les cheminots cégétistes ressemblent aux cadres communistes des années 1930 luttant contre une frustration scolaire (p. 268‑270). En réalité, les permanents syndicaux connaissent une très modeste promotion sociale, qui ne les sort nullement du milieu ouvrier, mais les décharge des tâches productives manuelles. Ils accèdent ainsi à d’autres scènes sociales, sans pour autant être coupés du monde ouvrier. Ces particularités les distinguent radicalement des personnels politiques, y compris communistes, insiste Julian Mischi. C’est pourquoi ils peuvent également réinvestir ces compétences acquises dans le terrain syndical dans le champ politique, au plan municipal notamment. Par là, le syndicalisme permet de conserver un certain lien avec les classes populaires que la gauche politique a perdu ou abandonné. En cela, les syndicalistes cheminots, à l’instar des travailleurs d’autres grandes entreprises publiques (EDF ou La Poste) ou de la fonction publique, figurent parmi les rares ouvriers encore proposés comme candidats aux élections locales (p. 357).

On sait gré à Julian Mischi d’avoir étudié cette fraction des classes populaires, d’avoir éclairé les pratiques du syndicalisme cheminot et d’en avoir rappelé les vertus.

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Pour citer cet article :

Xavier Vigna, « Le syndicalisme ouvrier en monde rural », Métropolitiques, 7 octobre 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Le-syndicalisme-ouvrier-en-monde.html

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