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dessin d’Yves Nioré
Débats

Le développement de la propriété est-il néfaste pour l’emploi ?

Les propriétaires sont partout moins mobiles que les locataires. Pour autant, la propriété est-elle néfaste pour l’emploi ? Cette hypothèse, souvent avancée dans les débats sur la promotion de l’accession à la propriété (voir Jean-Claude Driant), est au fondement de préconisations politiques récemment formulées par diverses institutions. Elle est pourtant loin d’être démontrée et les études existantes tendraient plutôt à l’infirmer.


Dossier : Les nouvelles politiques du logement


Qu’elles portent sur la France ou sur d’autres pays industrialisés, toutes les études sur la mobilité résidentielle montrent que, toutes choses égales d’ailleurs, la propension à déménager des propriétaires occupants est inférieure à celle des locataires du secteur privé. Les locataires du secteur social sont plus mobiles que les propriétaires mais moins que leurs homologues du privé. Or, la mobilité résidentielle est l’une des conditions de l’efficience du marché de l’emploi. Plus il élargit le périmètre géographique de sa recherche, plus un demandeur d’emploi a de chances de trouver un poste correspondant à sa qualification. La progression de carrière est souvent liée à une mutation au sein de l’entreprise ou à un changement d’employeur : dans les deux cas, le fait d’être disposé à déménager est un atout.

De là à penser que le statut de propriétaire occupant est un frein à l’emploi, il y a un pas que certains n’ont pas hésité à franchir. Le premier à émettre cette hypothèse a été Andrew Oswald, un économiste britannique qui se fonde sur une analyse des taux de chômage et de la part de propriétaires occupants dans différents pays industrialisés [1]. La corrélation qu’il met en évidence le conduit à ce qu’il a appelé lui-même une conjecture, qui fait du développement de la propriété un élément d’aggravation du chômage. Notons que les travaux d’Oswald ne portent en aucune manière sur la mobilité résidentielle, qui n’est convoquée que comme élément explicatif de la corrélation. Soulignons également que le lien de causalité sous-jacent (c’est parce que l’on est propriétaire que l’on est moins mobile) n’est pas démontré.

Sans doute en raison de sa simplicité et de sa logique apparente, la conjecture d’Oswald a connu un franc succès, à telle enseigne qu’elle est souvent présentée comme une vérité établie. C’est oublier que corrélation n’est pas causalité et négliger le fait que les recherches ultérieures conduisent plutôt à l’infirmer. C’est également surévaluer les motifs professionnels dans les déterminants de la mobilité résidentielle, alors qu’ils sont largement minoritaires. C’est enfin ne pas tenir compte de l’allongement constant, depuis plus d’une trentaine d’années, des distances des migrations alternantes qui permet d’élargir le périmètre géographique de la recherche d’emploi.

Corrélation n’est pas causalité

« Si être propriétaire de son logement réduit la mobilité individuelle, écrit Oswald, les conséquences pour le marché de l’emploi du développement séculaire de la propriété occupante pourraient être profondes » [2]. Mais s’il est vrai que les propriétaires sont moins mobiles que les locataires, peut-on en déduire que la propriété est un obstacle à la mobilité ? La grande majorité des ménages aspire à être propriétaire de son logement ; et certains, parce qu’ils n’en ont pas les moyens, sont locataires par défaut. Toutefois, être locataire peut également résulter d’un choix lié aux anticipations de mobilité. C’est notamment le cas de beaucoup de jeunes adultes dont la vie professionnelle commence par des emplois précaires à durée limitée et pour qui la mobilité est une nécessité. À l’inverse, le choix d’accéder à la propriété, notamment en maison individuelle, traduit souvent un désir ou une anticipation de stabilité. Le fait même d’accéder à la propriété suppose d’ailleurs des revenus stables, associés, en France, aux contrats à durée indéterminée : il est très difficile à un salarié occupant un emploi précaire de contracter un emprunt de longue durée.

En d’autres termes, il semble plus juste de dire que « les ménages en situation stable sont (ou deviennent) majoritairement propriétaires » plutôt que « les propriétaires sont peu mobiles ». Le statut d’occupation peut, certes, avoir une influence sur la mobilité résidentielle (et par conséquent sur l’accès à l’emploi), mais privilégier ce lien de causalité en passant sous silence le lien inverse paraît largement abusif.

Migrations pendulaires et mobilité résidentielle

La thèse selon laquelle la propriété du logement serait un frein à l’emploi renvoie notamment à la question de l’éloignement du logement par rapport au lieu de travail. Or, les nombreuses études portant sur les migrations alternantes convergent pour observer l’augmentation des distances parcourues entre domicile et travail. Cette évolution, qui date de plus de trente ans et n’a cessé de se poursuivre, notamment en province, est liée au phénomène de l’étalement urbain et au succès de la maison individuelle. Grâce à cet allongement des déplacements quotidiens, rendu possible par l’amélioration des transports en commun et des infrastructures de transport, les emplois deviennent accessibles à des distances plus grandes et changer d’emploi implique moins souvent un déménagement. Autrement dit, le fait d’être attaché à son logement n’interdit pas forcément d’élargir son périmètre de recherche d’emploi.

Cette thèse repose également sur la comparaison entre taux de chômage et mobilité résidentielle. Le problème est que cette dernière est saisie de façon globale. Or, les raisons qui prévalent en cas de mobilité sont liées au logement ou à la famille. Les raisons professionnelles sont très largement minoritaires. Au cours de la période 1997-2002 elles n’intervenaient en France que dans 15 % des cas [3]. Une hiérarchie semblable s’observe dans d’autres pays, par exemple en Grande-Bretagne où elles ne représentent que 5 % des déménagements [4]. Bien que plus fréquentes, elles restent minoritaires quand il s’agit de mobilité à longue distance : 48 % en France [5], 25 % seulement en Angleterre [6], pour la période 2000-2005. Aussi, mettre en relation la mobilité résidentielle avec le taux de chômage pose problème parce que les taux de mobilité traduisent en premier lieu des causes de mobilité qui ne sont pas liées à des motifs professionnels.

Une hypothèse infirmée par les travaux récents

Enfin, c’est tout simplement la vérification empirique d’une relation négative entre accès à l’emploi et propriété du logement qui pose problème. Plusieurs chercheurs ont tenté de tester l’hypothèse d’Oswald, fondée sur des données macro-économiques, par des travaux de nature micro-économique. Green et Hendershott [7] aboutissent à des résultats tendant à la corroborer, mais la méthode qu’ils utilisent est contestée par d’autres chercheurs. Nickell, Nunziata et Ochell [8] la confirment également, mais concèdent que leurs résultats sur l’effet positif du statut de propriétaire occupant sur le chômage sont faiblement significatifs. Au contraire, les travaux les plus récents – qu’il s’agisse de ceux de Koning et Van Leuvensteijn sur les Pays-Bas [9], de de Graaff et Van Leuvensteijn sur quatorze pays de la communauté européenne [10], de Svarer, Rosholm et Munch sur le Danemark [11] ou de Brunet, Havet et Lesueur sur la France et les États-Unis [12] – conduisent à la mettre en doute. Ils montrent notamment qu’en cas de chômage, les propriétaires occupants retrouvent plus rapidement du travail – sans que l’on sache si ce retour rapide à l’emploi se fait ou non au prix de l’acceptation d’un emploi sous-qualifié : les résultats divergent sur ce point. Les auteurs de ces recherches s’accordent surtout sur deux résultats principaux : la propriété immobilière réduit à la fois le risque de chômage et la durée de retour à l’emploi. Des conclusions à l’exact opposé de l’hypothèse d’Oswald.

Pour toutes les raisons qui viennent d’être évoquées, la relation entre mobilité résidentielle et marché de l’emploi semble donc assez lâche. Si l’on y ajoute l’absence de causalité univoque entre statut d’occupation et mobilité, rien ne démontre que le développement de la propriété ait un effet négatif sur l’emploi. Les obstacles, notamment financiers, à la mobilité des propriétaires occupants sont bien réels, mais il semble peu probable que des mesures tendant à les lever, telles celles préconisées dans deux publications récentes du Centre d’analyse stratégique [13] et de l’OCDE [14], quelque souhaitables qu’elles puissent être par ailleurs, aient un impact significatif sur l’emploi.

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Pour citer cet article :

Jean Bosvieux & Bernard Coloos, « Le développement de la propriété est-il néfaste pour l’emploi ? », Métropolitiques, 17 juin 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Le-developpement-de-la-propriete.html

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