Autrefois, les matières organiques urbaines – excréments humains, résidus alimentaires et déchets organiques divers – fertilisaient les champs maraîchers et céréaliers périurbains, une technique circulaire qui a perduré jusqu’aux années 1970 dans des villes comme Paris (Dufour 2023). Cette symbiose entre ville et campagne s’est progressivement délitée avec l’industrialisation de l’agriculture et l’urbanisation dans les pays industrialisés, reléguant ces matières organiques au statut de « déchets » destinés à l’enfouissement ou à l’incinération (Barles 2005).
Aujourd’hui, l’économie circulaire promet de renouer avec ces logiques de fermeture des cycles biogéochimiques. Notion devenue incontournable de l’action publique environnementale, elle prétend concilier croissance économique et préservation des ressources (Giampietro 2019). Depuis le 1er janvier 2024, la loi française AGEC (loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire) impose le tri à la source des biodéchets [1], contraignant les collectivités à proposer des solutions de valorisation par compostage ou méthanisation. Cette injonction à la circularité ouvre une nouvelle phase dans la gestion des déchets organiques et interroge les transformations réelles des systèmes sociotechniques au-delà des discours institutionnels (Desvaux 2017).
Dans un contexte d’évolution des politiques de gestion des déchets qui s’affranchit progressivement des cloisonnements entre services techniques, il est pertinent d’analyser « la territorialité de la gestion des déchets » (Durand 2024). Comment se territorialisent les politiques de circularité dans les espaces ruraux et agricoles ? L’injonction à une « économie circulaire » participe-t-elle réellement à structurer les filières, ou assiste-t-on plutôt à une « ruée vers le fumier [2] » révélatrice de conflits entre les acteurs sociaux ?
À la suite de la proposition de Bahers et Giacchè (2018), nous analysons les filières de déchets organiques en mobilisant le cadre théorique du métabolisme territorial, entendu comme l’ensemble des flux de matières et d’énergie qui traversent un territoire donné (Barles et al. 2011). Considérant les déchets « comme des matières et des objets dont la prise en charge et l’appropriation sont au cœur d’enjeux économiques et sociaux – et, de ce fait, de pouvoir » (Cirelli et Maccaglia 2021), nous étudions les rapports de pouvoirs qui structurent ces filières. Cet article prend pour cas un espace rural en Pays de la Loire [3], renversant la perspective des analyses socio-métaboliques habituellement centrées sur les espaces métropolitains pour examiner les recompositions en cours depuis un ancrage territorial rural.
Le territoire administratif de Mauges Communauté présente les caractéristiques d’un espace rural selon la typologie de Bouba-Olga (2021), avec une densité de population relativement faible : 120 000 habitants répartis sur l’ensemble du territoire intercommunal (figure 1). Cette classification rurale se justifie par la prédominance d’espaces agricoles et naturels, un habitat dispersé et une densité démographique inférieure aux seuils urbains.
Derrière les épluchures, les effluents d’élevage du régime agro-industriel
L’approche par le métabolisme territorial permet d’interroger les volumes de biomasses extraites et rejetées au sein de ce pays de bocage. Le terme biomasse désigne ici « toutes formes non fossiles et d’origine biologique de matières organiques », fondamentales au fonctionnement des systèmes socioéconomiques (Krausmann et al. 2008). Elle peut être d’origine agricole, marine, forestière ou présente dans les déchets organiques selon la catégorisation de l’Ademe [4].
L’analyse du métabolisme des biomasses croise les sources de données suivantes : les douanes (Sitram) à partir d’une enquête sur le transport routier de marchandises, la statistique agricole nationale (Agreste) et des données issues des services de la collectivité. La répartition de l’occupation du sol témoigne d’une vocation agricole marquée du territoire : 75 % de l’espace est dédiée à l’agriculture et à l’élevage (52 % de la Surface agricole utile en prairies, 29 % en céréales et 14 % en fourrage) [5]. Cette répartition se traduit par une production locale importante de biomasse d’origine agricole (figure 2).
L’analyse des flux révèle une importante consommation domestique de biomasses à hauteur de 10 t/habitant (contre 3 t/hab. pour Rennes), appuyée sur une dépendance à des importations pour moitié. Celle-ci concerne principalement l’alimentation animale nécessaire aux élevages locaux. Les Mauges importent majoritairement depuis la Communauté de communes du Pays d’Ancenis et le territoire de la Carène (port de Saint-Nazaire), des territoires logistiques, et exportent principalement vers les métropoles de Saint-Étienne et Nantes.
L’approche métabolique permet de montrer le caractère intensif et externalisé de cet espace rural et agricole. Alors que les réglementations relatives à la circularité se focalisent sur les biodéchets alimentaires (3 kt) et les déchets verts (13 kt), représentant des volumes relativement modestes comparés aux effluents d’élevage (324 kt). Ainsi, l’enjeu principal de fermeture des cycles biogéochimiques concerne ce flux majoritairement constitué d’effluents d’élevage, qui n’est pas adressé par les politiques de circularité. Cette analyse révèle les angles morts des politiques de circularité : les flux dominants de biomasse agricole, soumis aux logiques du régime agro-industriel, échappent largement au giron des politiques publiques, focalisées sur les matières organiques issues des ménages (biodéchets alimentaires et déchets verts).
Domination de l’épandage local et du compostage industriel, développement de la méthanisation et retour des réseaux gaziers
Dans les Mauges, l’usage majoritaire des déchets organiques reste agricole à travers l’épandage local. Quand les effluents d’élevage ne sont pas réintégrés dans le cycle à l’échelle de la ferme, ils font l’objet d’échanges non marchands entre agriculteurs voisins. Pour les biodéchets alimentaires, deux systèmes coexistent. Une installation de Tri Mécano Biologique (vouée à la fermeture [6]) traite la part fermentescible des ordures ménagères, tandis que le compostage participatif se développe dans les centres-bourgs.
Pour ce qui est des installations de compostage industriel, elles présentent une hétérogénéité dans les matières traitées et leur gouvernance : déchets verts traités par un opérateur privé et plateformes privées classées ICPE (Installations classées pour la protection de l’environnement) pour le compostage industriel agricole. Celui-ci répond à des logiques marchandes à l’intention de la production maraîchère et céréalière. Avec l’arrivée des normes sur les plans d’épandage depuis 2002 [7], les exploitants ayant des excédents de matière organique ont cherché des exutoires pour leurs effluents. Cette norme environnementale a paradoxalement accompagné la dynamique d’un marché pour la production de fertilisant et d’engrais organique, notamment pour les fientes de volailles qui ont une forte teneur en azote.
En 2022, dans les Mauges, deux installations de compostage industriel agricole étaient présentes. Le site de Fertil’Eveil (construit en 2018 et fermé en 2024 pour des raisons économiques) [8] transformait 50 000 tonnes par an de fumier de volailles en fertilisant. Le site de Terrial (groupe Avril et Suez) produit 30 000 tonnes d’engrais organiques par an à partir d’effluents d’élevage et de résidus d’activité industrielle. Ces deux types d’installations destinent leurs productions aux agriculteurs céréaliers, arboriculteurs, viticulteurs et maraîchers de la région.
Concernant la méthanisation, le territoire compte quatre méthaniseurs « à la ferme » et cinq projets « territoriaux », dont un seul opérationnel (Métha’mauges). Cette unité traite 42 000 tonnes annuelles et fonctionne en injection directe dans le réseau gazier local, alimentant la « dorsale des Mauges » de 92 km reliée au réseau centralisé. Ce projet de construction d’un nouveau réseau gazier en territoire rural est emblématique d’une forme de ruée vers le fumier où les opérateurs gaziers vont chercher « le gaz des campagnes ». Comme l’explique un animateur de la filière :
Des acteurs qui sont très présents, ce sont les opérateurs de réseaux. Il y a les syndicats d’énergie, mais il y a surtout GRDF et GRT gaz aux échelons locaux comme la dorsale bio gazière […]. On est vraiment dans une révolution, il y a 10 ans, bon, le réseau gaz, il fallait peut-être s’arrêter et le démanteler, le laisser mourir, parce que, bah parce que ce n’était pas l’avenir. Et puis avec la méthanisation, on va réussir à s’approvisionner en gaz vert et en plus derrière, on recrée des réseaux et ça ne s’était jamais vu depuis 50 ans. Il y a des milliards d’investissement qui sont provisionnés pour aller chercher ce gaz. On est passé du gaz des villes au gaz des campagnes (entretien association méthanisation, 2020).
Au sein de la « relance de la méthanisation » les opérateurs de réseaux gaziers ont un rôle central dans le travail d’enrôlement des producteurs de biogaz, notamment agricole (Mesnil 2023). Malgré des alliances locales entre syndicats d’énergie, agriculteurs et opérateurs gaziers, il existe une compétition sur les « gisements » entre les deux secteurs qui développent des unités de méthanisation : les agriculteurs-méthaniseurs et les industriels de l’eau et des déchets. Cette conflictualité se cristallise, par exemple, sur l’obligation d’hygiénisation des déchets alimentaires qui implique des investissements importants parfois hors de portée des agriculteurs-méthaniseurs. Certains soupçonnent une activité de lobbying des groupes industriels (Veolia, Suez, Engie) pour produire une législation excluant les agriculteurs-méthaniseurs. L’un d’eux souligne : « plus on se développe [les agriculteurs-méthaniseurs], plus c’est du gaz qui leur passe sous le nez [les industriels] » (agriculteur-méthaniseur, 2022).
Une ruée vers le fumier pour des usages énergétiques ou agro-industriels ?
Derrière la territorialisation des politiques d’économie circulaire, on assiste à une « ruée vers le fumier » dans les territoires ruraux et agricoles autour du développement d’unités de méthanisation et le maintien d’infrastructures de compostage agricole industriel. Ces filières, bien qu’elles puissent être vues comme circulaires, poursuivent la croissance économique sans remettre en question les logiques consuméristes (Savini 2023). En effet, les acteurs socioéconomiques qui structurent ces filières n’ont pas de mal à s’adapter aux discours institutionnels, alimentant un potentiel « circular washing » (Marrucci 2022).
L’analyse des Mauges révèle les limites des politiques de circularité actuelles. Focalisées sur des volumes marginaux (biodéchets ménagers) tout en négligeant les flux dominants (effluents d’élevage), elles peinent à transformer les logiques du régime agro-industriel. L’histoire des champs d’épandage parisiens montre pourtant que d’autres trajectoires techniques sont possibles (Dufour 2023). Or, quand une politique de circularité produit une « ruée vers le fumier », via le développement d’infrastructures et l’augmentation des flux, cela interroge les conditions politiques de la décroissance matérielle au niveau local. Dans cette perspective, l’analyse socio-spatiale des flux et des infrastructures visibilisent les logiques de croissance verte pour mieux les dépasser, afin de penser des métabolismes qui articulent réduction absolue des flux et circularité.
Bibliographie
- Bahers, J.-B. et Giacchè, G. 2018. « Échelles territoriales et politiques du métabolisme urbain : la structuration des filières de biodéchets et l’intégration de l’agriculture urbaine à Rennes », VertigO, hors-série 31.
- Barles, S. 2005. L’Invention des déchets urbains, France, 1790-1970, Ceyzérieu : Champ Vallon.
- Barles, S., Buclet, N. et Billen, G. 2011. « L’écologie territoriale : Du métabolisme des sociétés à la gouvernance des flux d’énergie et de matières ».
- Bouba-Olga, O. 2021. « Qu’est-ce que le “rural” ? Analyse des zonages de l’Insee en vigueur depuis 2020 », Géoconfluences, École normale supérieure de Lyon.
- Cavé, J. 2015. La Ruée vers l’ordure. Conflits dans les mines urbaines de déchets, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Cirelli, C. et Maccaglia, F. 2021. « Penser le politique par les déchets », Géocarrefour, vol. 95, n° 1.
- Desvaux, P. 2017. « Économie circulaire acritique et condition post-politique : Analyse de la valorisation des déchets en France », Flux, n° 108, p. 36-50.
- Dufour, É. 2023. « Entre le regain et l’incendie : l’étape oubliée du compostage industriel, voie médiane abandonnée du traitement des ordures ménagères (Île-de-France, années 1940-années 1990) », Flux, n° 131, p. 32-50.
- Durand, M. 2024. « De la déchetterie à la ressourcerie. Approche internationale de rudologie », Habilitation à diriger des recherches, Le Mans Université.
- Giampietro, M. 2019. « On the circular bioeconomy and decoupling : Implications for sustainable growth », Ecological Economics, vol. 162, p. 143-156.
- Krausmann, F., Erb, K.-H., Gingrich, S., Lauk, C. et Haberl, H. 2008. « Global patterns of socioeconomic biomass flows in the year 2000 : A comprehensive assessment of supply, consumption and constraints. Ecological Economics », vol. 65, n° 3, p. 471-487.
- Marrucci, L., Corcelli, F., Daddi, T. et Iraldo, F. 2022. « Using a life cycle assessment to identify the risk of “circular washing” in the leather industry », Resources, Conservation and Recycling, vol. 185, n° 106466.
- Mesnil, C. 2023. « Convertir la méthanisation en “solution de transition énergétique” : le cas de la relance de la méthanisation en Île-de-France, 1990-2020 », thèse de doctorat en géographie, Université Paris-Est, https://theses.hal.science/tel-04089050.
- Savini, F. 2023. « Futures of the social metabolism : Degrowth, circular economy and the value of waste », Futures, vol. 150, p. 103-180.