Pouvez-vous nous dresser un bref historique de l’idée d’ouvrir en France des salles de consommation ?
La prise en charge des toxicomanies et des risques qu’elles comportent constitue l’une des problématiques fortes sur laquelle les élus sont interpellés depuis plus de 20 ans : elle ne peut pas se faire sans les villes. Aujourd’hui, mettre en place des distributeurs de seringues ou ouvrir un CAARUD (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) n’est pas possible sans l’accord, sinon la participation, des villes. Donc, si les villes ne s’engagent pas, nous n’avancerons pas.
L’association « Élus, santé publique et territoires » travaille depuis longtemps sur la question de la réduction des risques, et notamment sur les salles de consommation. En 2009, nous y réfléchissions avec le « Forum français de sécurité urbaine », association d’élus locaux en charge de la sécurité. La complémentarité des deux associations nous semblait évidente car, de fait, la question des salles de consommation se trouve à l’intersection de champs relevant de la santé et de la sécurité publique. Nous souhaitions organiser une journée nationale d’études afin de capitaliser les expériences et former les élus. Au même moment, le collectif du 19 mai (Asud, Fédération Addiction, Act Up - Paris, Safe, Gaia, SOS DI, SOS Hépatites Paris) a ouvert une « pseudo salle de consommation » pour faire avancer le débat. C’est à partir de là que la ville de Paris a souhaité réfléchir concrètement à cette question, prenant en compte des problématiques de « scènes ouvertes », c’est-à-dire de consommation de drogues dures sur la voie publique. Nous nous sommes rencontrés sur ce point. La ville de Paris avait besoin de formation, de réflexion, de voir comment d’autres villes, confrontées aux même pratiques, pouvaient répondre à ces problèmes. Nous leur avons proposé un séminaire, qui s’est étendu sur six mois. Nous avons formé un groupe d’élus intéressés, venant de neuf villes (Paris, Saint-Denis, Nanterre, Marseille, Lille, Le Havre, Annemasse, Mulhouse et Bordeaux qui nous a rejoint ensuite), toutes confrontées au problème de la toxicomanie de rue, avec des usagers très désocialisés que les centres de soins ou les CAARUD n’arrivent pas à contacter et qui accumulent les risques sanitaires, infectieux, sociaux, judiciaires.
Nous avons organisé deux journées d’auditions qui nous ont permis d’entendre 18 experts, aussi bien le directeur de la brigade des stupéfiants qu’Emmanuel Hirsch, William Lowenstein, les associations ASUD, AFR, l’association des intervenants en toxicomanie ou Nicole Maestracci, ancienne présidente de la MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie). Seul l’actuel président de la MILDT a refusé de s’exprimer devant les élus.
Ensuite nous sommes allés sur le terrain visiter deux salles de consommation, à Bilbao et à Genève. Les expériences étrangères sont très instructives, notamment pour comprendre comment elles ont pris place dans la ville. Une des choses qui m’a le plus frappé, est que ces salles se trouvent en plein centre-ville et sont clairement identifiées. Il est, par exemple, impossible de ne pas voir la salle « Quai 9 » à Genève, située sur une place à quelques mètres de la gare. C’est un Algéco amélioré, peint en vert pomme fluorescent. Il n’est donc pas question de la cacher. À Bilbao, la salle est située dans un ancien bâtiment des Chemins de fer, en plein centre ville, au bord de la rivière. L’une des voies sur berges était devenue un lieu de shoot, où les toxicomanes se retrouvaient au vu et au su de tous. Il y avait de nombreux accidents, notamment des noyades. Ce lieu était très négativement connoté pour la population de Bilbao. La salle de consommation se trouve aujourd’hui sur la rive opposée. Elle est intégrée dans le tissu urbain et l’immeuble où elle est située accueille d’autres activités.
Quel est l’endroit le plus pertinent pour installer une salle en ville ?
Il faut qu’il soit pleinement accessible et là où le deal et la consommation posent problème aux riverains. Si une salle est ouverte à Paris, il faut que ce soit en plein tissu urbain. Dans un premier temps, les habitants y sont opposés, manifestent, signent des pétitions. Mais une fois la salle ouverte, plus personne ne souhaite la fermer. La première réponse est toujours « non », ensuite « peut-être, mais pas chez moi » et, enfin, une fois que la salle est là et qu’elle a fait ses preuves comme objet urbain et outil social, les citadins reconnaissent son importance. On rencontre la même attitude chez les élus, quelle que soit leur sensibilité politique. Ils sont au départ franchement réservés ou hostiles aux salles de consommation, mais beaucoup d’entre eux reconnaissent leur utilité après en avoir visité. L’obstacle majeur est donc celui de l’ignorance, des représentations. D’autres problèmes se posent néanmoins. Par exemple, quelles autres structures peuvent et doivent travailler en partenariat avec une salle de consommation ? Quelles relations instaurer avec la police ? Comment faire avec les mineurs et les femmes enceintes ? Je pense qu’il convient de répondre à ces questions site par site. Ce qui s’est passé à Bilbao diffère de ce qui s’est passé à Genève. Et ce sera aussi différent pour Paris ou Marseille. C’est localement que les problèmes doivent être réfléchis et les réponses apportées. Car les salles de consommation sont avant tout des outils ciblés : elles s’adressent à une population spécifique, à un moment particulier de leur parcours, pendant un temps donné.
Leur usage contribue à la resocialisation des usagers les plus exclus. Les toxicomanes savent qu’ils ont un endroit où ils peuvent consommer proprement sans être sans cesse acculés à trouver une cave, une cage d’escalier ou un lieu sur la voie publique, harcelés par la police. Toutes les expériences montrent que beaucoup d’usagers, même s’ils continuent à consommer, retrouvent une stabilité sociale qui leur permet souvent de retravailler.
Comment faire des salles de consommation des lieux insérés dans la vie urbaine ?
Il faut en parler. Lors de notre séminaire, tous les participants ont changé de regard. Si des politiques de tous horizons sont capables d’évoluer en ce sens, la population doit pouvoir faire de même. Les consommations de drogue existent, il est important de dédramatiser les pratiques : ces salles améliorent la vie des usagers de drogues et ont des incidences positives sur la vie de toute la collectivité. Ainsi, à Bilbao, les usagers de la salle contribuent au ramassage de seringues et au nettoyage du quartier. Pour les habitants, la salle devient un lieu ressource mobilisable. Ils savent que, sur une plage horaire importante, en cas de nécessité, par exemple si un toxicomane déambule sous l’emprise d’un produit, quelqu’un est susceptible d’être appelé et de se déplacer. Les salles sont un vecteur de resocialisation, de réintégration familiale, sociale, voire professionnelle. Il est important de montrer qu’elles apportent aussi un « plus » en particulier pour les premiers gênés, les habitants.
Le choix du lieu où implanter une salle est fondamental. Si elle est située dans un quartier tranquille, où les gens consomment chez eux, sans ne rien demander à personne, sa présence ne changera pas grand-chose. Par contre, si elle est placée place Stalingrad ou au bord du périphérique, qui sont deux lieux à Paris où la toxicomanie est visible, les gens vont tout de suite s’apercevoir qu’il y a moins d’usagers dans la rue, moins de violence et donc qu’il y a un changement vraiment positif.
Quelles sont les villes engagées dans un processus d’ouverture d’une salle de consommation ?
Le Conseil de Paris a voté sa volonté de mettre en place une salle de consommation dès que ce sera légalement possible, bien que ce ne soit pas, actuellement, interdit par la loi, contrairement à ce que le Premier ministre a dit cet été.
La ville de Marseille a mis en place un groupe de travail depuis le mois de juillet 2010, avec les associations, et réfléchit au lieu le plus propice pour ouvrir une salle et aux partenaires à mobiliser. Ils sont depuis longtemps engagés dans une réflexion concrète.
Un élu de Bordeaux est venu avec nous à Genève et a compris l’intérêt d’ouvrir une salle, particulièrement parce qu’il est l’élu du quartier Sainte-Catherine qui, en plein centre ville de Bordeaux, concentre beaucoup d’usagers de drogues. Il a convaincu Alain Juppé d’engager une réflexion. Le maire a réuni tous les acteurs et a mobilisé le responsable de Médecins du monde de Bayonne, qui est à l’origine de la salle de Bilbao.
La même démarche a été initiée au Havre et à Annemasse. Le cas d’Annemasse, ville frontalière de la Suisse, est particulier car 20% des usagers de la salle de Genève viennent de France. Faut-il donc ouvrir une salle à Annemasse ou laisser les Suisses continuer à prendre en charge, sans doute provisoirement, le problème ? À Lille, la question est aussi posée. La ville de Saint-Denis ouvrira sans doute un lieu, en collaboration avec Paris. Rien n’est encore décidé sur le fait d’avoir une ou deux salles géographiquement proches. La ville de Nanterre s’interroge sur la pertinence d’une salle, mais il faut évaluer sa nécessité et sa localisation éventuelle sur le nord des Hauts-de-Seine. Strasbourg et Toulouse se sont aussi engagées dans cette réflexion.
Pour qu’une salle de consommation soit un bénéfice évident pour tout le monde, je pense qu’il faut avant tout identifier les lieux où se concentrent les nuisances pour la population et la souffrance pour les usagers de drogues. Partout où il y a des scènes ouvertes, il faut se poser très sérieusement la question. Il n’y a pas de réponses théoriques, il n’y a que des réponses pragmatiques, adaptées au contexte. Il faut travailler à partir du ressenti des habitants et se déplacer pour établir où se trouvent les lieux de consommations problématiques.
Quelle est l’échelle d’intervention la plus réaliste ?
Je suis convaincu que ces questions ne peuvent se traiter qu’au niveau local car, sans la volonté du maire, il n’y aura pas d’ouverture de salle. La décision de la Ville de Paris n’était pas gagnée d’avance, y compris de la part du maire. Il y a des réticences et des interrogations dans tous les partis, d’où l’importance de former les élus comme la population, en étant le plus pédagogue possible afin de déboucher sur des décisions pragmatiques et non idéologiques. Un des objectifs de notre association (Élus, Santé Publique & Territoires – Ndlr), qui rassemble des élus de toutes sensibilités, est de les former sur toutes les questions de santé, de toxicomanie et de réduction des risques qui sont des questions difficiles. Il y a une demande croissante en la matière.
Quand les salles vont-elles voir le jour en ville en France ?
Le débat existe au sein du gouvernement entre le Premier ministre qui parle de structure « ni utile, ni souhaitable » (communiqué ministériel du 11 août 2010) et deux de ses ministres qui disent qu’il faut expérimenter un tel dispositif. L’INSERM a donné un avis favorable en juin 2010. L’expertise du ministère de la santé québécois (novembre 2009) conclut à leur intérêt et l’évaluation de la salle de Vancouver (septembre 2010) prouve qu’elle favorise aussi le recours à la substitution voire à l’abstinence.
Deux commissions parlementaires viennent de se créer, au Sénat et à l’Assemblée Nationale. Le président du Sénat, Gérard Larcher, qui connaît bien les questions de santé, a pris l’initiative et s’est entendu avec son collègue de l’Assemblée, Bernard Accoyer. Il pense qu’il est temps que les parlementaires sachent ce que sont véritablement les salles de consommation et soient convenablement informés pour décider. Ces commissions vont faire la même chose que nous, auditionner les mêmes personnes. Elles devraient donc arriver à la même position et souligner la nécessité d’expérimenter les salles en France. Cela me paraît inévitable.
Nous souhaitons les aider à travailler rapidement et avons écrit à tous leurs membres pour leur communiquer nos conclusions et les Actes du séminaire. Aujourd’hui, la loi du 9 août 2004 (loi n° 2004-806) dit qu’il faut tout faire pour réduire les risques liés à l’injection. Le décret du 14 avril 2004 définissant le « référentiel RdR » précise tout ce qui est interdit, par exemple faire du « testing » (vérification de la qualité du produit), mais ne dit rien sur les salles de consommation. Légalement et formellement ce n’est donc pas illégal. Il devient alors difficile pour les partis politiques de s’en tenir à une position partisane, car la loi elle-même n’interdit pas l’existence des salles de consommation. La Ville de Paris est sur cette position. Reste qu’une ville ne peut installer une salle contre l’avis du gouvernement, du ministère de l’Intérieur, sans financement du ministère de la santé…
Il y a, par ailleurs, un dispositif qui se met en place sous l’égide de Médecins Du Monde dans les CAARUD SIDA-Paroles (Colombes 92) et GAÏA (Paris). Il s’agit du dispositif ERRLI (Éducation à la Réduction des Risques Liés à l’Injection). Très concrètement des usagers viennent avec leur produit et, devant un professionnel de santé, pratiquent leur injection. Ce professionnel les encadre, les conseille et fait avec eux de la prévention santé. C’est donc de l’éducation aux risques concrète, en présence d’une véritable injection. Il a fallu trois ans pour avoir le feu vert et les financements du ministère.
Quelle est la différence entre ce dispositif et une salle de consommation ?
Le dispositif ERRLI s’adresse à une seule personne à la fois. Il implique un important contrôle et encadrement individuel de l’usager, alors que la salle de consommation permet à 10 ou 12 personnes de consommer leur produit simultanément, toujours sous l’œil d’un professionnel.
Conceptuellement et juridiquement, entre ERRLI et salle de consommation, il n’y a qu’une différence de nombre d’usagers reçus pour l’injection. Cette pratique autorisée par le gouvernement confirme notre analyse de la loi. De fait, le Premier ministre n’a pas parlé d’interdiction, il a dit que c’était « ni utile, ni souhaitable », ce qui n’est pas la même chose.
Cette réflexion autour des salles de consommation permet également de savoir comment les usagers de drogues utilisent ou n’utilisent pas la ville, les services de santé et sociaux, pourquoi ils restent à certains endroits, fréquentent certains lieux plutôt que d’autres. Le deal peut être un facteur explicatif mais n’est pas le seul. Nous savons par exemple qu’autour du CAARUD SIDA-Parole, il y a moins de trafic qu’avant : il n’a pas disparu, mais s’est déplacé, peut-être à la demande des usagers de SIDA-Paroles, pour ne pas en perturber l’utilisation...
Toute cette réflexion collective autour de l’ouverture des salles de consommation permet de poser des questions plus globales et montre qu’il y a des territoires urbains suffisamment abandonnés par tous les services et pouvoirs publics pour que les usagers de drogues se les approprient. Les toxicomanes ne s’installent pas n’importe où. Il nous paraît important de mettre à leur contact, dans ces lieux souvent désolés, des professionnels pourvoyeurs de conseils, un accompagnement, un peu de chaleur humaine et de sécurité, mais aussi un toit provisoire. Ce dispositif peut permettre que tout cela aille un peu moins mal !