Entretien réalisé par Olivier Chavanon.
Avant d’aborder le sujet du patrimoine foncier collectif, qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au patrimoine, et plus particulièrement à ses dimensions sociales et citoyennes ?
Prosper Wanner – J’ai commencé à travailler sur l’accompagnement à la mise en œuvre de projets à la fin des années 1990, au moment de l’émergence de ce qu’on appelle l’économie alternative et solidaire. C’était le début du montage des AMAP (associations pour le maintien de l’agriculture paysanne), des filières bio, de tout ce qui était dans le champ de l’économie solidaire. J’ai contribué à créer à Marseille l’Agence provençale d’économie alternative et solidaire, puis j’ai participé à des coopératives. J’ai été, aussi, pendant cinq ans, codirecteur d’un fonds de capital-risque coopératif Garrigue. Puis, j’ai voulu rompre avec l’évolution de ce monde de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui, d’ailleurs, a décidé d’enlever le mot alternatif. Les projets qu’on accompagnait avaient du mal à fonctionner économiquement, mais ils étaient très riches d’enseignements. On cherchait à comprendre pourquoi ils ne marchaient pas dans l’économie de l’époque alors qu’ils répondaient à des enjeux écologiques, sociaux… Au fil du temps, j’ai été dans une posture de plus en plus critique sur la capacité de l’ESS à faire évoluer le droit commun et nos imaginaires. Et j’ai rencontré une conservatrice du patrimoine, Christine Breton, qui travaillait dans les quartiers nord de Marseille. Depuis 1995, elle menait une mission européenne expérimentale d’approche intégrée du patrimoine dans des quartiers en crise postindustrielle, en pleine reconversion, où des habitants voulaient protéger des lieux qui étaient détruits. Elle a mené tout un travail avec eux, autour des récits, dans une démarche assez éloignée de l’idée traditionnelle de patrimoine où le conservateur est seul responsable de ce qui mérite d’être protégé, archivé. Elle s’est plutôt mise en « service public » auprès des personnes qui voulaient faire vivre la mémoire d’une école dans laquelle elles étaient toutes allées en classe, d’une usine où les Italiens se mariaient, des jardins ouvriers, car c’était important à leurs yeux, etc. Christine Breton est venue me chercher pour que ces récits ne soient pas racontés qu’au moment des Journées européennes du patrimoine (JEP). Plusieurs milliers de personnes venaient marcher dans les quartiers nord sous forme de balades patrimoniales pour découvrir les travaux qu’elle avait menés avec les habitants, et elle était intéressée pour développer une économie solidaire à partir de là. L’objectif était d’obtenir des retombées concrètes pour les habitants de ces quartiers, pour que ces récits vivent de plus en plus et puissent exister par rapport au récit dominant. À l’époque, la Ville de Marseille avait plutôt une stratégie de se vendre comme la ville grecque, la ville de Pagnol et pas forcément comme une ville de migrations, une ville ouvrière… On a donc cherché à développer une économie coopérative avec l’idée que le patrimoine pouvait être une véritable ressource, dans une approche intégrée.
Comment la Convention de Faro a-t-elle fait irruption dans vos méthodes et activités ?
En lien avec l’idée que le patrimoine est une ressource inclusive et une responsabilité partagée, et afin de changer d’échelle, entre 2009 et 2013 les maires d’arrondissement des quartiers nord de Marseille et de Vitrolles ont signé de manière symbolique la Convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (que la France n’a toujours pas signée) [1]. Le but était de faire admettre que dans ces quartiers, on pouvait déployer une approche du patrimoine différente de celle de l’État, qui est très descendante. Cette Convention est un cadre de référence qui permet une coopération entre les institutions publiques, les personnes, les élus et le secteur privé. Dans ce cadre, l’exercice du droit au patrimoine est la possibilité pour les personnes, seules ou en groupe, de mettre en valeur les patrimoines et matrimoines auxquels elles sont attachées en les reconnaissant, en les étudiant, en les interprétant, en les protégeant, en les conservant et en les valorisant. La Convention invite à « faire patrimoine ensemble » en privilégiant, sur le terrain, la coopération de toutes les parties prenantes.
Dès 2009, les maires de secteur ont mis en place des commissions patrimoines, actant ainsi que le patrimoine n’est pas un secteur culturel à part mais qu’il concerne autant l’urbanisme que le développement économique, le cadre de vie, etc. On peut intégrer la diversité de ces récits, ces lieux et ces personnes dans les choix d’urbanisme, dans les choix de développement économique, dans les choix de politiques culturelles… Marseille gagne à ce moment-là le titre de Capitale européenne de la culture [pour 2013] ! Là naît l’idée de « l’Hôtel du Nord », où on accueillerait, dans les quartiers nord de Marseille, des personnes pour venir dormir dans ces quartiers, marcher, découvrir la diversité de ces récits, des personnes et des patrimoines… Cela créerait une économie, pourrait participer à changer la perception de ces quartiers, etc. Sachant que le patrimoine permet de mettre beaucoup de personnes différentes autour de la table : des fonctionnaires, des commerçants, des artistes, des collectifs d’habitants. Le patrimoine a cette force de générer des attachements ; attachements qui peuvent être conflictuels, parfois. On peut être attaché à un même ruisseau avec des enjeux différents, symboliques, politiques, économiques. Mais il a cette capacité de pouvoir modifier nos imaginaires comme nos relations. Donc à cette époque-là il y a eu la proposition de créer « l’Hôtel du Nord » avec le pari de proposer cinquante chambres chez l’habitant, cinquante itinéraires et cinquante récits dans ces quartiers (figures 1 et 2). Aujourd’hui, on est sur la carte touristique de Marseille. On a attendu douze ans, alors qu’autrefois l’Office du tourisme déconseillait de venir dans ces quartiers considérés comme dénués d’intérêt. On a aussi mis en place la première coopérative d’habitants – ils ont la majorité – pour que ce soit un projet collectif par et pour les habitants.
La Convention de Faro vous a-t-elle permis de légitimer ou de renforcer certaines actions concrètes ? Avez-vous rencontré des résistances de la part des institutions ?
Développer cette forme d’hospitalité dans le tourisme n’est pas simple, puisqu’on se heurte aux dispositifs touristiques, au code du tourisme, aux plateformes numériques, aux offices du tourisme, à la façon dont ce secteur est géré avec des systèmes de classement, des systèmes d’intermédiation numérique. Comment se fait-il qu’un secteur qui vante la rencontre soit au fond structuré pour qu’on ne puisse pas entrer en relation avec autrui ? On a dû tout réinventer en termes de vocabulaire, d’imaginaire, mais aussi rentrer dans les cadres juridiques ou les faire évoluer. On a créé avec d’autres organisations et des universitaires en 2016 une coopérative de recherche et développement sur l’hospitalité nommée « Les oiseaux de passage ».
J’ai vécu en Italie, à Venise, un pays beaucoup moins centralisé et avec des collectifs d’habitants auxquels j’ai participé dès 2008, dans leur lutte contre la spéculation touristique. Là-bas, j’ai partagé l’expérience de Marseille et des Vénitiens ont traduit la Convention de Faro en italien. On a constitué un groupe de travail, devenu plus tard l’association Faro Venezia, qui a contribué à ce que l’Italie signe cette convention en 2011. À cette occasion, on a organisé un événement à Venise où on a invité, aux côtés des institutions patrimoniales, nos partenaires de Marseille, d’Oran et de Seine-Saint-Denis à venir réfléchir à une autre approche du patrimoine. À ce moment-là, le Conseil de l’Europe se posait la question d’arrêter de promouvoir la Convention de Faro puisqu’elle était peu reprise par les États. Or, à Marseille, Venise ou encore Vitrolles, la société civile se saisissait d’une convention européenne qui est plutôt un texte théorique et juridique : des personnes la traduisaient, la diffusaient et la mettaient en œuvre : fonctionnaires, collectifs d’habitants, artistes, élus locaux, entrepreneurs… On a monté un second événement à Marseille en 2013, où trente pays étaient présents pendant deux jours dans les quartiers nord, avec des représentants du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne qui ont finalement décidé de poursuivre sur Faro mais en changeant la méthode de travail. D’habitude, le Conseil de l’Europe réunit des experts qui travaillent sur l’interprétation des textes et leurs déclinaisons en termes de politiques publiques afin que les États signent puis ratifient les conventions et les traduisent en politique publique ou en droit. Là, l’idée est née de créer un réseau européen de Faro pour travailler sur l’application et l’interprétation de la convention, mais en incluant les initiatives de la société civile et des élus locaux signataires du texte. En 2024, nous avons lancé un réseau francophone de Faro au vu de l’intérêt croissant qu’elle suscite.
La Convention de Faro reconnaît l’existence de « communautés patrimoniales » : en quoi cela vous semble-t-il en lien avec des logiques de gestion des « communs fonciers » ? Voyez-vous des ponts entre les démarches que vous portez et les formes de propriété collective comme les communs fonciers ?
Dans le travail que vous menez au sein de la chaire Valcom [2], j’ai retrouvé beaucoup de convergences avec nos réflexions et nos actions, notamment celles autour des communs et des nouveaux modèles économiques. Si le patrimoine devient une ressource pour la société, se posent des questions de propriété d’usage, de partage, donc de communs. Se pose aussi la question de la crise démocratique. Il n’y a plus assez de confiance des habitants dans les institutions politiques qui elles-mêmes n’ont plus assez confiance dans les habitants, ce qui les conduit à faire de la fausse participation… D’où l’importance de la dimension de coopération, de droit, de liberté et de responsabilité. Là où nos démarches se rejoignent également, c’est autour de la dimension culturelle, d’une reconnaissance de la diversité des récits. Comment aujourd’hui peut-on respecter cette diversité des récits et faire communauté ? En quoi la mise en récit des communs fonciers peut être un moyen d’agréger davantage la communauté, villageoise ou plus citadine, qui s’implique au quotidien pour protéger son environnement ? Les communautés patrimoniales sont des espaces auto-institués de mise en relation d’une diversité de personnes attachées à un même commun, de compréhension mutuelle, d’hospitalité et de coopération.
La position de l’État français en la matière montre des réticences à reconnaître ce type de démarche. Voyez-vous une convergence entre les défenseurs des communs fonciers ancestraux et les porteurs de projets patrimoniaux citoyens ?
Si l’Hôtel du Nord est né dans les quartiers nord de Marseille, c’est qu’il y a là un territoire d’innovation sociale, parce que ce sont des quartiers abandonnés par certaines politiques publiques ; le fait d’être dans cette marge-là oblige à se serrer les coudes. C’est aussi pour ça qu’on a revisité l’histoire ouvrière, l’histoire des luttes sociales, la coopérative était aussi la traduction de ces dynamiques de solidarité. En France, on attend beaucoup de l’État. Mais dans certaines situations compliquées, heureusement qu’il y a un tissu associatif et militant fort, comme récemment pour faire face aux conséquences des incendies à Marseille. Les habitants savent s’organiser et monter des systèmes de solidarité, essayent de changer la loi, de faire évoluer le droit… Nous avons cela en commun avec les systèmes de communs fonciers, souvent relégués à tort par le modernisme à des reliques du passé et dès lors abandonnés par les politiques publiques à un moment donné.
La question du droit est pour nous centrale, y compris en matière de démocratisation du processus de fabrique patrimoniale. Vous savez comment fonctionne un système de classement de patrimoine en France… Une commission réunit une vingtaine d’experts nommés par le ministère de la Culture. La délibération se fait à huis clos, il n’y a pas de compte rendu, le vote est secret et on décide de ce qui va faire patrimoine… Cela signifie que le débat conflictuel lié aux différentes interprétations n’est pas du tout transparent. Il y a une urgence à démocratiser le processus de la fabrique patrimoniale (Wanner 2024). Le patrimoine, c’est une construction sociale. C’est collectivement qu’on décide ce qui a de la valeur et ce qui va devenir symbolique, qui va faire communauté, faire commun, faire récit. Le patrimoine n’est pas patrimonial en soi. Il est patrimonial parce qu’il y a des attachements, une construction sociale, un débat, des interactions entre les personnes, les lieux, les histoires, les récits…
C’est pourquoi la signature de la Convention de Faro par l’État est pour nous essentielle afin de passer à du droit commun. La Ville de Marseille a voté le 11 juillet 2025 l’adhésion aux principes de Faro, Villeurbanne aussi récemment. Par cette adhésion, on va essayer de traduire les principes en politique publique, mais il faudra que ça passe par le Parlement. Ce qui nous intéresse dans la Convention, c’est le lien à l’institution. Dans les quartiers nord, où l’extrême droite est forte et les gens votent moins, l’adhésion à Faro traduit un désir fort de démocratie, d’État de droit et de respect des droits humains dans des quartiers qui sont parmi le moins dotés… J’aime beaucoup un ouvrage que Marie-José Mondzain (2023) a écrit sur l’hospitalité, avec l’idée de créer des relations d’amitié qui sont des préalables à la démocratie. Le patrimoine, comme commun, permet l’hospitalité patrimoniale, l’occasion pour la société de réhumaniser nos rapports aux autres, de gérer les conflits de façon plus démocratique, de permettre aux personnes de prendre la parole et d’être respectées dans leur dignité. La loi ne suffit pas pour autant à ce que les droits culturels soient pleinement pris en compte. Tandis que la France n’a toujours pas signé la Convention de Faro, d’autres textes, comme la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe), sont entrés en vigueur et leur base juridique et leur intention sont comparables en la matière.
Comment imaginez-vous l’évolution de la relation entre citoyens, patrimoine et institutions dans les années à venir ? Comment faire place dans la République à ce patrimoine et ces savoir-faire « d’en bas », souvent empêchés par les services de l’État ?
Pour l’instant, ce sujet est absent des agendas des partis et du débat national. Il y a une vision de la culture et du patrimoine qui demeure très classique, élitiste, portée par des personnes cooptées par l’État parce qu’elles disposent de connaissances spécialisées en histoire, en art, en architecture. Les secteurs du patrimoine et même de la culture sont plutôt conservateurs. Aujourd’hui, avec de moins en moins de budget, ils sont sur la défensive, peu ouverts à partager leurs prérogatives. Certains conservateurs du patrimoine sont même remontés contre la Convention de Faro, même si une nouvelle génération arrive, disposée à mieux valoriser la dimension sociale du patrimoine, y compris celle des communs fonciers. Pour avoir travaillé dès le début avec l’Association des conservateurs des collections publiques de France, je sais que beaucoup sont très réticents, puisque ce sont eux qui ont le savoir, la légitimité. Comme souvent, cela bougera de l’extérieur de l’appareil administratif via les réseaux professionnels, les élus locaux, les collectifs, voire les fondations. D’autres pays sont en train d’évoluer, notamment les pays du « Sud global », où beaucoup de travaux portent sur la question des droits humains et de leur universalisation. On ne peut qu’inviter les maires et présidents de collectivités territoriales de la ruralité à signer symboliquement la Convention de Faro afin de protéger et transmettre l’héritage des communs fonciers au regard des enjeux contemporains auxquels nous devons faire face. Pour reprendre un propos du philosophe Paul Ricœur que j’apprécie particulièrement : « Le futur inaccompli du passé constitue peut-être la part la plus riche d’une tradition » – ce qui est particulièrement vrai pour les communs fonciers.
Bibliographie
- Mondzain, M. J. 2023. Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Paris : Les Liens qui Libèrent.
- Ricœur, P. 1992. « Quel éthos nouveau pour l’Europe ? », in P. Koslowski (dir.), Imaginer l’Europe. Le marché intérieur européen comme tâche culturelle et économique, Paris : Éditions du Cerf, p. 107-116.
- Wanner, P. 2024. « Tribune – L’urgence démocratique du patrimoine », 21 octobre 2024.





















