La figure du « jeune » et tout particulièrement du « jeune homme » domine l’imaginaire et les études sur les quartiers populaires centrées sur un groupe ou une strate en particulier des habitants. Les travaux portant sur les femmes et les filles sont plus rares et la thèse d’Alice Daquin, en s’intéressant aux « mères », en fait partie. À partir d’un travail de sociologie compréhensive et d’ethnographie mené dans un des quartiers nord de Marseille, elle établit leur place et leur rôle d’intermédiation dans la vie sociale des quartiers populaires.
Nous sommes dans un quartier nord de Marseille, cité de 5 000 habitants rebaptisée « Cité Romarin » par l’auteure. Ce quartier est sous haute attention politique en raison du trafic de drogue mais aussi parce qu’un projet de rénovation urbaine est en attente de déclenchement. Il se caractérise, comme nombre de quartiers de la politique de la ville, par des relations souvent compliquées et tendues entre la population et les représentants de l’État. Ce « face à face » nécessite des processus d’intermédiation dans lesquels les femmes jouent un rôle essentiel. Pour l’auteure, « la cité marseillaise étudiée fournit ainsi le théâtre idéal d’une politique de daronnes, où ces dernières jouent et occupent un entre-deux stratégique entre l’État et les quartiers ».
Les mères, pièces essentielles de la régulation des quartiers
Certaines femmes, du fait de ressources relationnelles, d’une maîtrise des dispositifs administratifs ou encore de dispositions rhétoriques particulières, s’imposent naturellement comme des intermédiaires entre les habitants et l’État. Être mère et pouvoir exercer ces fonctions d’intermédiation, rappelle d’abord Alice Daquin, c’est être reconnue comme telle par les habitant·es du quartier. Leur maternité n’est pas qu’une situation biologique, pas plus qu’elle n’est figée dans un rôle parental, mais, telle qu’elle est reconnue, elle leur permet d’acquérir un certain statut, une autorité morale, un rôle politique. Il y a à cela des conditions : être là depuis longtemps ; avoir accumulé des rencontres et des expériences au contact des institutions ; entretenir ce capital social par un travail relationnel.
Le travail s’attache ensuite à montrer comment les rapports entre les habitants des quartiers populaires et l’État sont construits et transformés par les différentes pratiques d’intermédiation politique des mères, pour la plupart en situation précaire et d’origine maghrébine. Quatre « espaces-temps d’intermédiation » sont identifiés : une intermédiation de protection, une intermédiation de papiers, une intermédiation d’ancrage et une intermédiation de parole.
Police, services sociaux : une interface active avec les services publics
L’intermédiation de protection, la plus immédiate, s’inscrit dans l’environnement résidentiel qui se caractérise par le trafic de drogue et des relations tendues avec la police. Les mères assument au quotidien un rôle de protection et de défense, de régulation des relations conflictuelles entre dealers et policiers. Elles savent calmer les relations, mais également « élever la voix » quand il le faut pour contenir les dealers, non sans risque pour elles. Elles le font avec le souci constant de ne pas perdre leur réputation. Alice Daquin montre leurs ruses, leurs stratégies, mais aussi comment ce rôle d’intermédiation des mères peut être récupéré par l’État « afin de s’en faire des alliées de terrain de sa politique sécuritaire ».
La seconde intermédiation tient à leur fréquentation des guichets sociaux, « lieux de la rencontre avec l’État social formel ». Fréquentés principalement par les femmes, pour elles-mêmes mais aussi pour d’autres habitants, ils obligent à se déplacer hors du quartier pour faire valoir ses droits ou ceux des autres. L’auteure observe les « galères » administratives que vivent ces femmes pour gérer les papiers ou les aides sociales. S’agissant de populations précaires, cette gestion s’avère être un véritable travail qui revient avant tout aux femmes. Elle décrit avec finesse la difficulté des relations de ces femmes avec l’administration, les pressions, les tensions, le stress, dans un contexte de retrait de l’État social de ces quartiers populaires qu’illustre la fermeture des guichets de nombreux services sociaux. Dans ce contexte, certaines mères, qui ont acquis dans cette fréquentation savoir-faire et expertise, font figure d’intermédiaires, prenant en charge une partie de ces démarches pour les autres habitants, de manière parfois presque institutionnalisée, lorsqu’elles deviennent par exemple adulte-relais et sont rémunérées pour cela.
Un rouage essentiel de la vie sociale, l’entraide quotidienne… et la régulation politique
La troisième forme d’intermédiation s’inscrit dans les locaux associatifs féminins où se tiennent diverses activités de couture, de distribution de colis alimentaires, d’entraide, etc. Ce sont des espaces clés de l’intermédiation politique au sein de la cité, où s’organisent des rencontres avec les agents publics et les travailleurs sociaux, où circulent et se partagent informations et ressources matérielles. Ces associations, qui agissent parallèlement au centre social de la cité, bénéficient de financements dans le cadre de la politique de la ville et en constituent les « relais associatifs ». Ces locaux, gérés par des femmes, sont aussi des lieux où les femmes parlent, se confient, des lieux où se propagent les rumeurs. Ils jouent « un rôle crucial d’ancrage des mères au sein de la cité ».
C’est dans ces locaux associatifs que les échanges avec les personnalités politiques locales, la maire de secteur en particulier, ont lieu, pour permettre, par exemple, des sorties culturelles. Ils peuvent aussi se transformer en base de soutien électoral, certaines mères à la tête d’associations jouant alors « un rôle crucial d’intermédiaires électorales ». Ils sont ainsi, à l’échelle de la cité, des espaces clés de l’intermédiation politique, Alice Daquin montrant comment ces mères y pratiquent un « godillage », qui vise à la fois à tirer bénéfice de ces « fréquentations » tout en veillant à éviter une trop forte instrumentalisation.
Le quatrième registre d’intermédiation s’exprime dans les réunions institutionnelles, auxquelles ces mères sont invitées et qui se tiennent en général dans la grande salle du centre social : réunions régulières du Collectif des travailleurs sociaux, ou de la Commission « cadre de vie », réunions ponctuelles, réunions publiques. Cette « intermédiation de parole » peut être cadrée, voire fortement contrainte, par l’État, mais elle peut aussi permettre aux femmes de passer des messages et de recueillir des informations utiles, voire de faire avancer des dossiers et des procédures administratives.
Face à un État fragmenté, un pouvoir vulnérable ?
L’auteure le rappelle au début de sa conclusion : les quartiers populaires reviennent régulièrement sous les feux des médias pour les mêmes raisons – violences en rapport avec le trafic de drogue, « émeutes » ou dégradations. Les quartiers nord de Marseille n’y échappent pas. Cela nourrit la figure de la menace qui appelle, en retour, une réponse répressive de la part de l’État, oblitérant d’autres traits de leur réalité sociale, l’épaisseur des relations qui s’y nouent, les ressources qu’ils recèlent.
La thèse d’Alice Daquin montre que l’État dans les quartiers ne se réduit pas à ce seul mode répressif, qu’il peut être présent « à l’excès » ou absent, que les habitants ont à faire avec d’autres facettes ou composantes d’un État fragmenté. Mais elle montre surtout le rôle majeur des femmes, tant dans la vie sociale au sein des quartiers populaires que dans les rapports à l’État dans la diversité de ses visages. Actrices le plus souvent ignorées, Alice Daquin les met sur le devant de la scène. Elle le fait en les montrant en action, dans leur quotidien, par des portraits sensibles mais sans candeur, qui n’occultent rien de leurs difficultés, de leurs contradictions ou de leurs doutes.
Alice Daquin élargit la compréhension de l’intermédiation à l’État. Elle invite à porter attention à l’intensité de la vie politique qui se cache dans ces échanges et interactions et montre que la vulnérabilité et le pouvoir politique ne sont pas incompatibles. Elle ouvre ainsi quelques pistes pour refonder la politique de la ville à l’heure où elle est remise en cause et interrogée dans son utilité : prendre en compte les modes de faire, les pratiques des habitants, considérer et reconnaître l’expertise des femmes, leur faire vraiment place.
Robustesse de la méthode, richesse de la restitution
Nourrie par une très bonne connaissance de la littérature scientifique, par les échanges qu’elle a pu avoir avec d’autres chercheuses et chercheurs travaillant sur cette même thématique mais sur d’autres terrains, Alice Daquin accompagne la présentation de ses résultats de recherche d’une réflexion particulièrement intéressante sur sa méthodologie et son positionnement : comment entrer dans le quartier, être acceptée, pouvoir s’y mouvoir malgré les guetteurs et obtenir la confiance des mères ? L’auteure a choisi de s’immerger dans le quartier qu’elle étudie, notamment en devenant bénévole au sein d’une association d’éducation populaire, en participant à la vie de nombreuses associations et aux diverses activités du quartier, ou encore en organisant et animant un cercle de parole de femmes. Lucide sur le fait qu’il existe d’autres dispositifs et processus de socialisation et d’intermédiation dans les quartiers, elle indique les limites de son travail, les lieux qu’elle n’a pas investis, comme, par exemple, l’école.
Mobilisant le dessin, la cartographie sensible, le montage sonore, elle clôt sa thèse par une postface qualifiée « d’anthropoétique ». Intitulée « la cité des animaux », cet exercice de libre écriture se place sur un autre registre que le registre académique classique car, dit-elle : « l’écriture académique peut s’autoriser à une certaine créativité, non seulement pour décaler, nuancer, enrichir nos propres visions de scientifiques, mais aussi pour transmettre plus efficacement les choses que nous recherchons, pour les “faire voir” ». Cette courte fiction, écrite au cours du travail de terrain, répond au besoin ressenti par l’auteure de « partager le quotidien de la cité Romarin d’une autre manière, moins analytique, moins formelle, et peut-être plus viscérale que dans [s]es notes de terrain ou dans cette thèse ». Elle permet utilement de restituer l’intermédiation des mères « dans une vie ordinaire palpable et dans des ambiances urbaines particulières ».
Par son contenu comme ces explorations formelles, ce travail ouvre des pistes intéressantes pour repenser la politique de la ville et les modes d’agir dans ces quartiers en s’appuyant davantage sur la population… et en particulier sur les femmes qui y vivent.





















