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Air de Paris

Comment rendre compte de notre relation sensible aux espaces urbains ? En mesurant la sensation de bien-être que nous procure un lieu ? C’est ce qu’entreprend ici Lucile Grésillon, à partir de cinq lieux parisiens, en articulant la géographie urbaine aux neurosciences. Une piste novatrice mais qui ne va pas sans soulever certaines réserves.

Recensé : Lucile Grésillon. 2010. Sentir Paris. Bien-être et matérialité des lieux, Versailles : Éditions Quæ, collection « Indisciplines », 192 p.

Voici un ouvrage d’une jeune chercheuse qui, soutenu et préfacé par un texte allègre de François Ascher, s’inscrit dans les filiations d’une nouvelle géographie, dont la tradition fondamentalement interdisciplinaire cherche des voies nouvelles pour réintroduire en force les dimensions du sensible et du sensoriel dans le champ de la discipline. Disons d’emblée que Sentir Paris ne pourra satisfaire ceux qui, dans d’autres courants de pensée, considèrent qu’une recherche portant sur le sensible ne saurait se dispenser d’une approche elle-même sensible des objets étudiés – pour précisément donner à sentir au lecteur ce qui par essence échappe aux logiques explicatives et objectivantes, telles que les sciences cognitives les mettent souvent en œuvre. Le livre écarte toute recherche formelle dans l’écriture et dans l’image ainsi que dans d’autres modes de représentation, ouverts à la perception sensorielle et d’où pourrait s’échapper quelque poésie. La posture est purement analytique : scrupuleuse, systématique, linéaire et logique. Il relate un parcours de recherche contemporain bien inscrit dans l’institution universitaire française (l’ouvrage résulte d’une recherche effectuée dans le cadre d’un doctorat de géographie), avec ce que cela comporte d’avantages et d’inconvénients naturellement.

Les géographies du bien-être

Les avantages se situent du côté de l’information et d’un apport de connaissances factuelles, empiriques, portant sur des sites particuliers et reposant sur des hypothèses, des analyses et des protocoles d’enquête exposés sans détours.

Les hypothèses tournent autour de l’idée que, parmi les différentes modalités sensorielles, l’odeur et l’olfaction sont susceptibles de « conduire à une évaluation de l’état de bien-être des Parisiens ». Elles constituent, du fait de l’ignorance et du refoulement dont elles ont été l’objet dans l’histoire des sciences ou de la philosophie d’une part, du fait de la reconnaissance par d’autres philosophes de leur caractère fondamentalement intuitif, inconscient, mémoriel ou sexuel de l’autre, « un instrument pour saisir le vécu sensible des citadins ». L’inscription de cette recherche dans la mouvance d’un renouveau de la géographie du bien-être fait privilégier la dimension de « l’interaction entre être humain et environnement urbain ».

Fort de ces hypothèses, le premier chapitre explicite le choix des terrains et les protocoles d’enquête. Cinq terrains d’analyse ont été retenus pour leur caractère « archétypique », soit du point de vue de leur morphologie urbaine (la rue Lagrange, dans le 5e arrondissement, percée haussmannienne aux caractéristiques minérales ; le square des Peupliers, dans le 13e arrondissement, lotissement début XIXe intensément jardiné ; et la place Pinel, également dans le 13e, ensemble collectif des années 70 avec ses grands vides végétalisés), soit du point de vue de leur statut d’espace collectif (la station de RER du Châtelet, dans le 1er arrondissement, espace souterrain de désodorisation et de gestion de flux ; et le quartier de la Huchette, dans le 5e arrondissement, espace touristique de restauration et puits de chaleur urbaine). Ce choix est légitime et bien construit. Il débouche sur une description systématique de chacun des sites d’investigation, présentant respectivement une description sensible personnelle, quelques photographies, un plan schématique et un ensemble de données plus factuelles, d’ordre historique, socio-démographique et typo-morphologique. De cette présentation préliminaire est ensuite extrapolée une méthode d’enquête différenciée selon les terrains : des entretiens semi-directifs pour les trois terrains résidentiels et un questionnaire pour les deux autres ; les premiers visent à explorer les relations entre la multisensorialité (à laquelle contribue l’olfaction) et le « degré de satisfaction résidentielle » des habitants citadins, les seconds fournissent le matériau pour analyser « la relation entre perception olfactive et bien-être d’usage ».

Le chapitre 2 livre ensuite les résultats de ces enquêtes en attribuant en quelque sorte une valeur positive ou négative aux représentations olfactives des habitants ou des usagers sur chaque site investigué et en les positionnant implicitement sur une échelle de bien-être. Le quartier des Peupliers, vécu comme une vraie campagne en plein Paris, est fortement valorisé du fait de pratiques de jardinage actives des nouveaux arrivants. Celui de la rue Lagrange l’est beaucoup moins du fait d’un taux de pollution important – mais la tendance à fermer l’espace privatif pour s’en défendre est compensée par le fait que ces Parisiens là ont leur maison de campagne. Les HLM de la place Pinel font à nouveau l’objet de représentations sensorielles positives, l’espace vert y est ouvert et dégagé, les arbustes persistants sont odoriférants et ça sent bon le troène et l’herbe coupée à la belle saison. À l’inverse, la station Châtelet du RER B est considérée comme un lieu puant et désagréable, représentation hantée peut-être par les relents jadis des miasmes du cimetière des Innocents. Quant au quartier de la Huchette, émetteur touristique d’odeurs de petits commerces et de restauration, il fait l’objet de représentations positives et négatives à la fois qui oscillent entre l’arôme et le relent, entre l’alléchant et le repoussant…

Suit alors une analyse de texte automatisée des résultats obtenus qui reconduit l’auteur, par le recours au logiciel Alceste, à distinguer cinq types de bien-être à Paris, correspondant aux cinq sites étudiés : « aménager son logement pour en faire un cocon protecteur », « construire un vivre ensemble », « être entouré affectivement », « circuler facilement dans Paris », « admirer la beauté de Paris ». Outre le fait que ces bien-être types correspondent à des catégories rassurantes de l’aménagement, ils sont ensuite ramenés à trois « sources de bien-être », respectivement nommées « émotionnelle », « hédonique » et « mentale », elles-mêmes rattachées à deux catégories empruntées à F. de Singly dans L’individualisme est un humanisme (2005) : les sources abstraites de bien-être pour les hommes (« sources mentales » qui résultent de la satisfaction d’être efficace dans le déplacement ou dans l’action collective) et les sources concrètes pour les femmes (sources dites « hédoniques », pour lesquelles le plaisir vient des caractéristiques physico-chimiques des lieux, et « sources émotionnelles » pour lesquelles la satisfaction est affective et dépend de la nature des relations humaines qui s’y déploient).

L’analyse se poursuit dans un chapitre portant sur les déterminants sociaux de la sensorialité olfactive en fonction de catégories établies telles que l’âge, le genre ou la nationalité, ou encore en fonction du degré d’appropriation des lieux, du vieillissement physiologique (qui diminue les performances de l’acuité ou de la mémoire). Sont enfin convoquées les neurosciences pour éclaircir la part des déterminants non sociaux. On retombe alors sur une modélisation systémique du processus de perception, qui repose sur une structure graduelle des degrés de représentation d’un stimulus initial, distinguant les représentations moléculaire, topographique ou neuronale, puis mémorielle et cognitive. Tous les facteurs physiologiques ou psychologiques ayant une incidence sur le phénomène de perception sont énumérés, sans toutefois que l’on parvienne à une représentation éclairante sur la manière dont ils interagissent, réellement ou pragmatiquement, de manière vivante et signifiante. Viennent enfin les chapitres de conclusion, qui présentent quelques propositions pour fonder ce que François Ascher appelle un « urbanisme désirable ». Ils plaident à la fois pour des principes de conception inédits et pour des modes d’enquêtes plus indirects, soulignant la limite des méthodes utilisées dans ce travail.

Question de méthode

On comprend donc bien où se situe l’intérêt du livre, mais on comprend aussi les réserves qu’il pourra susciter auprès de lecteurs plus avertis. Mentionnons-en quelques-unes. Tout d’abord, comment ne pas ramener le classement des représentations analysées à une échelle de valeur du bien-être ? L’auteur n’aborde pas la question, alors même que les arguments les plus intéressants des entretiens présentés tiennent à des détails du discours ou du comportement qui sont justement révélateurs d’un rapport sensible échappant à la représentation froide et distante du territoire habité. Et l’on s’étonne que l’auteur ne se soit pas intéressé à l’invention de concepts hybrides permettant d’exprimer des dynamiques de perception, ou encore d’associer un élément perçu à des dimensions sociales ou spatiales propres au contexte urbain : effets sensibles (liés à l’émergence ou au contraste entre des odeurs, à leur habituation ou occultation, etc.) ; motifs ou configurations spatiales émergeant de formes urbaines de circulation de l’air ou des odeurs ; figures comportementales de l’usage telles que celles du flâneur, de l’habitué, du visiteur ou du travailleur, attachées à des différences effectivement sensibles (sensorielles et sémantiques à la fois) plus qu’à des catégories sociales établies.

Comment échapper à l’opposition entre méthodes quantitatives et qualitatives, entre l’enquête par questionnaire et l’enquête par entretiens ? Si le rapport sensible au monde est codéterminé par des facteurs physico-chimiques et par des facteurs psycho-sociologiques, ne faut-il pas, pour essayer d’en saisir la singularité, adopter ou inventer des méthodes qui croisent intimement les deux types de facteurs plutôt que de les dissocier ? Tel est le rôle des méthodes de récit du lieu développées depuis 30 ans par certains chercheurs [1], qui consistent moins à interroger les gens sur des thèmes difficiles voire impossibles à exprimer qu’à les mettre en situation de perception active, en temps réel ou en temps différé, pour « faire parler les lieux » à travers leur parole individuelle, plus que pour les faire parler en tant qu’individu psychologique ou social. Loin d’être un handicap pour toucher la vérité du rapport sensible au monde ou à la ville, le processus de verbalisation de ces phénomènes de perception par les gens eux-mêmes devient alors au contraire un moyen d’approche extrêmement précieux – peut-être même le seul moyen de toucher l’émergence conjointe du sens et du sensible.

Comment enfin échapper à l’opposition entre analyse et projet ? Le plaidoyer final pour un urbanisme « désirable » est insuffisant et mené sans doute avec une connaissance trop faible de la spécificité de la posture de projet. Le projet ne peut pas, sauf à se contredire lui-même, reposer sur une logique privilégiant des facteurs physico-chimiques ou des facteurs psycho-sociaux considérés comme des conditions exclusives de bien-être. Car le processus de conception urbaine ne peut pas consister à évaluer et à maximiser des normes contradictoires de bien-être standard. Il faudrait davantage prendre acte que le projet consiste, au contraire, à offrir des conditions virtuelles de perceptions des lieux – perceptions différentes et contrastées, partageables sans doute, mais toujours non standard. Ou encore à mettre en tension les dimensions hétérogènes du confort : celles d’un confort technique, dont les performances sont analysables et peut-être évaluables pour un moment, avec celles, non évaluables mais projetables, d’un confort de maîtrise (même olfactif, le confort n’est pas le même lorsque l’usager peut régler lui-même sa ventilation ou moduler son ambiance) et d’un confort de réserve (qui désigne l’espace ou le temps de réserve, en principe purement virtuel et inutilisé, mais toujours potentiellement utilisable, auquel l’usager a accès).

Voilà du moins quelques pistes de réflexion que peut-être ce livre offre au lecteur attentif.

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Le site Internet du CRESSON (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain) : http://www.cresson.archi.fr/

Pour citer cet article :

Pascal Amphoux, « Air de Paris », Métropolitiques, 6 mai 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Air-de-Paris.html

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