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Essais

À l’Ouest, du nouveau

Continuités et recompositions des géographies partisanes en Allemagne

Depuis les années 1990, le paysage électoral a été dominé en Allemagne par l’opposition Est-Ouest. Or, les résultats des élections législatives de 2025 font apparaître des géographies partisanes en pleine évolution à l’Ouest.

Lors des élections parlementaires allemandes de février 2025, le score atteint par le parti d’extrême droite AfD a franchi la barre symbolique des 20 % et l’a placé en deuxième position derrière les conservateurs (CDU et CSU), clairement devant les sociaux-démocrates (SPD) et loin devant les Verts (graphique 1). Ces résultats ont provoqué un choc, ouvrant l’horizon – longtemps tenu pour improbable en Allemagne – de voir un jour accéder au pouvoir une extrême droite ouvertement xénophobe et volontiers ambiguë dans son rapport au passé national-socialiste.

Ces résultats sont l’aboutissement d’un processus d’affaiblissement des grands partis de gouvernement au profit de nouveaux venus depuis deux décennies. C’est dans les Länder de l’Est (carte ci-dessous) que l’érosion est la plus puissante et la plus ancienne, d’abord en faveur de la gauche anticapitaliste – PDS puis « Die Linke [1] » – qui entre dans des coalitions de gouvernement au début des années 2000, ensuite par un retournement spectaculaire, à partir de 2017, en faveur de l’extrême droite. Les scrutins régionaux et européens en 2024 puis les élections au Bundestag en 2025 n’ont fait qu’affirmer la déprise des partis dits de gouvernement et les succès de l’AfD [2]. Les regards se sont plus que jamais tournés vers l’Est pour décrire le processus : la césure de l’ancienne frontière interallemande est spectaculaire sur les cartes et témoigne d’une consolidation des différences régionales Est-Ouest, qui interrogent l’ensemble du processus de réunification engagé il y a trente-cinq ans. Les spécificités du vote en Allemagne orientale focalisent l’attention, surtout dans un espace médiatique et scientifique dominé par les narratifs ouest-allemands. Pourtant, nos analyses statistiques et cartographiques invitent à déplacer la focale vers l’Ouest, permettant de saisir plus globalement les recompositions des géographies partisanes en Allemagne.

Encadré méthodologique

Le mode de scrutin des élections parlementaires en Allemagne repose sur un système mixte, qui combine un vote majoritaire et un vote proportionnel pour élire les députés du Bundestag. Lors des élections législatives, chaque électeur dispose de deux voix. La première voix (Erststimme) permet d’élire un candidat dans une circonscription selon un scrutin majoritaire uninominal à un tour. Le candidat qui obtient le plus de voix dans sa circonscription remporte le siège. La seconde voix (Zweitstimme) est la plus importante, car elle fournit les plus gros contingents de députés et détermine la répartition finale des sièges au Bundestag. Elle est attribuée à un parti et permet de répartir les sièges selon un scrutin proportionnel avec un seuil minimum de 5 % des voix. Aussi, les résultats des premières voix indiquent la popularité relative d’un candidat local, alors que les résultats des secondes voix sont plus représentatifs des logiques d’adhésion d’une population aux idées des partis en lice. Dans cet article, ce sont donc les secondes voix qui sont analysées, à l’échelon des arrondissements (Kreise).

Graphique 1. Résultats des élections législatives allemandes en 2021 et 2025

Carte des Länder

La géographie du vote AfD : le rattrapage de l’Ouest ?

La géographie des scores de l’extrême droite (AfD) est toujours très fortement marquée par la « frontière fantôme » interallemande (von Hirschhausen 2017, 2023), repérable sur les cartes des résultats (cartes 1 et 2). Dans presque tous les arrondissements de l’Allemagne orientale, avec plus du quart, voire plus du tiers des suffrages, ce parti est arrivé en tête. Ce succès de l’AfD dans les Länder de l’Est renvoie à la défiance par rapport aux institutions et au ressentiment à l’égard des « élites ». Il est aussi pour partie lié à la structure socio-démographique de la population de l’Allemagne orientale. On sait en effet que le faible niveau d’éducation, les bas revenus et la surmasculinité sont des facteurs favorables au vote AfD (Hublet 2025), or il s’agit aussi de paramètres qui distinguent la population de l’Allemagne orientale de celle de l’Ouest. De façon plus générale, cette singularité est-allemande renvoie aux profondes transformations politiques et socio-économiques depuis 1989-1990, à l’intensité des processus de périphérisation (Lécuyer 2024 ; Roth 2016 ; Royer et Leibert 2024) ainsi qu’à la construction d’une identité régionale complexe et d’une culture politique spécifique, forgées moins pendant la période socialiste que depuis 1989 (Becker et Naumann 2020 ; Kollmorgen 2020 ; Mau 2024).

Carte 1. Parti arrivé en tête aux élections fédérales de 2025 (secondes voix)

Source : Die Bundeswahlleiterin, 2025.

Carte 2. Part des votes AfD dans le total des suffrages exprimés aux élections fédérales de 2025

Source : Die Bundeswahlleiterin, 2025.

Pourtant, si l’AfD n’est arrivée en tête que dans deux arrondissements dans les Länder de l’Ouest (Kaiserslautern et Gelsenkirchen), elle y obtient des scores élevés (supérieurs à 25 % des secondes voix) dans certaines régions : d’une part, dans des régions rurales et périphérisées (par exemple dans la forêt de Bavière, à la frontière tchèque), d’autre part, dans des régions industrielles de l’Allemagne rhénane. Cela renvoie soit aux récentes difficultés économiques (en Rhénanie-Palatinat ou en Rhénanie du Nord, notamment), soit à l’ancienneté de l’ancrage de mouvements d’extrême droite dans des zones prospères – à Pforzheim en Bade-Wurtemberg, par exemple, où le parti néonazi NPD avait obtenu des scores importants dans les années 1990. L’essor et la diffusion du vote AfD dans l’ensemble du pays s’expliquent ainsi par des raisons complexes : exploitation de difficultés socio-économiques, résurgence du passé national-socialiste, stratégie offensive d’embrigadement d’une partie de la jeunesse sur les réseaux sociaux (Grésillon 2025).

Dans l’ensemble du pays, 10,3 millions de voix ont été obtenues par le parti d’extrême droite en 2025, contre 4,8 millions en 2021. Cette croissance concerne toutes les circonscriptions électorales sans exception, même dans les plus grandes villes comme Berlin, Munich ou Hambourg. Mais la progression de l’AfD est beaucoup plus nette dans les Länder occidentaux que dans les Länder orientaux : pour 100 voix exprimées en faveur de l’AfD aux élections législatives de 2021, on en dénombre en 2025 234 à l’Ouest, pour 181 à l’Est (Berlin compris) (tableau 1 et carte 3). En Allemagne orientale, la progression de l’AfD est importante, mais elle semble s’essouffler, comme si elle y atteignait progressivement les limites de son électorat potentiel. C’est particulièrement net en Saxe et en Thuringe. À l’Ouest, en revanche, où le vote AfD était resté assez contenu en 2021, mais d’où sont issus onze des quinze membres du bureau fédéral du parti (Roth 2025), le gain de suffrages est considérable, en particulier dans la partie nord-ouest du pays, où les scores de ce parti étaient modestes lors des deux élections législatives précédentes. En 2025, sept électeurs de l’AfD sur dix résident à l’Ouest, beaucoup plus peuplé.

Tableau 1. Évolution des suffrages exprimés pour l’AfD entre 2021 et 2025

Source : Die Bundeswahlleiterin, 2025.

Carte 3. Évolution du vote AfD entre 2021 et 2025

Source : Die Bundeswahlleiterin, 2025.

Cette géographie des gains nets de voix exprimées pour l’AfD alimente l’idée d’un sombre rattrapage de l’Ouest par rapport à l’Est, développée dans certains milieux académiques est-allemands et popularisée par les succès de librairie d’essais récents (Oschmann 2023). Après avoir longtemps été considérée comme « en retard » par rapport à des référentiels ouest-allemands, l’Allemagne orientale est ainsi présentée comme l’avant-garde d’évolutions socio-politiques marquées par le succès des populismes de droite (Anan 2025), par ailleurs déjà très répandus dans de nombreux autres pays d’Europe.

La focalisation sur le vote de l’AfD restreint toutefois la focale et laisse de côté les combinaisons partisanes qui lui sont localement associées (Hudde 2025). Élargissons le regard pour considérer l’ensemble du spectre des voix exprimées.

La géographie des combinaisons partisanes : stabilité à l’Est, recompositions à l’Ouest

Le parti arrivé en tête, ou bien son score dans chaque arrondissement, ne donne qu’une image partielle des comportements électoraux. Une analyse multivariée des résultats [3] donne, elle, une image synthétique des combinaisons partisanes dans chaque circonscription électorale. Nous proposons ici de mettre en regard la typologie des combinaisons partisanes des élections parlementaires de 1998, qui avaient alors vu le triomphe des sociaux-démocrates du SPD et leur arrivée au pouvoir en coalition avec les Verts (carte 4), avec celle des élections de 2025, qui voient à l’inverse leur recul massif au profit des conservateurs et de l’extrême droite (carte 5). La confrontation de ces deux situations contrastées permet de cerner les continuités et les reconfigurations spatiales à près de trente ans d’intervalle.

En 1998, la première logique de différenciation géographique était, déjà, celle distinguant les circonscriptions de l’Ouest de celles de l’Est. Les Länder de l’Est présentaient une flagrante homogénéité, avec une forte surreprésentation du PDS, le parti issu du parti communiste de RDA (von Hirschhausen et Grésillon 2019). À l’Ouest, deux types se différenciaient nettement par rapport au profil moyen : la Bavière très catholique avec une surreprésentation du parti conservateur, et les bastions du SPD avec un fort ancrage ouvrier et syndical (Sarre, Ruhr, Basse-Saxe, Haute-Franconie). Les logiques de différenciation régionale primaient ainsi. Notons qu’à l’Ouest, la plupart des grandes villes présentaient une combinaison partisane proche des résultats au niveau fédéral, avec une légère surreprésentation pour les Verts et le FDP.

Carte 4. Profils partisans des arrondissements (Kreise) aux élections fédérales de 1998

Source : Source : Der Bundestagsleiter, 1998.

Carte 5. Typologie des Kreise allemands à partir des résultats aux élections fédérales de 2025

Source : Source : Die Bundeswahlleiterin, 2025.

En 2025, sans surprise, la première logique de différenciation géographique demeure celle qui distingue les Länder orientaux des Länder occidentaux. La persistance de l’ancienne frontière RFA-RDA sur les cartes des élections parlementaires fédérales est ainsi une constante depuis les années 1990, malgré la bascule vers l’extrême droite. Caractérisées par une surreprésentation du vote communiste (PDS) dans les années 1990, c’est l’importance des votes exprimés pour les partis antisystème (AfD et BSW [4]) ou contestataire (Die Linke) qui singularise l’Allemagne orientale en 2025.

La deuxième logique spatiale est celle qui différencie, au sein de l’ancienne Allemagne de l’Ouest, une partie méridionale qui ne se limite plus à la Bavière et à quelques régions rurales de Rhénanie et de Basse-Saxe, mais s’étend au sud du Bade-Wurtemberg, avec une surreprésentation des listes chrétiennes-démocrates [5]. Par rapport à 1998, une évolution importante est la normalisation des anciens grands bastions du SPD, qui ont rejoint le profil moyen, beaucoup plus droitier qu’en 1998 – autrement dit l’affaiblissement de l’ancrage du parti social-démocrate dans les territoires ouvriers et industriels de l’Ouest, à l’instar de la Ruhr.

La logique de distinction des métropoles et des villes universitaires n’est que la troisième clé de différenciation géographique. Marquées par une surreprésentation des votes pour les Verts, le SPD et la gauche radicale Die Linke, et par la sous-représentation du vote conservateur et du vote AfD, ces villes résistent à la droitisation et se démarquent cette fois-ci de l’électorat moyen. Cette distinction urbaine concerne essentiellement l’ouest de l’Allemagne, seules quatre villes est-allemandes présentant ce profil (Berlin, Potsdam, Leipzig et Iéna).

Ainsi, en Allemagne, la géographie des combinaisons partisanes demeure plus marquée par des logiques régionales que par la différence villes-campagnes, tant au niveau fédéral (Est-Ouest) qu’au sein de l’ancienne Allemagne de l’Ouest. Dans ces Länder occidentaux, on observe une fragilisation notable d’affiliations partisanes jusqu’alors très stables en lien avec des inégalités socio-économiques croissantes, un affaiblissement de l’ancrage des corps intermédiaires dans les régions industrielles et les incertitudes économiques et géopolitiques des années post-Merkel. Ces reconfigurations relativisent la singularité du vote est-allemand et la labilité de ses orientations politiques trois décennies durant ; elles tendent à normaliser l’Allemagne de l’Ouest dans un ensemble européen de plus en plus sensible aux sirènes de l’extrême droite (Giblin 2022 ; Vandermotten et al. 2020) ; elles marquent la fragilisation des barrières éthiques du « plus jamais ça » qui avaient longtemps signé la spécificité du vote ouest-allemand.

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Pour citer cet article :

& & , « À l’Ouest, du nouveau. Continuités et recompositions des géographies partisanes en Allemagne », Métropolitiques , 27 novembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/A-l-Ouest-du-nouveau.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2229

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