Comme beaucoup d’observateurs, je suis resté bouche bée depuis le 14 janvier devant le spectacle extraordinaire et inattendu de la révolution tunisienne et, depuis cette semaine, devant l’extension de la contestation en Egypte (pays que je connais très mal). Rétrospectivement, quelques petits faits relevés durant mon séjour tunisien cet automne et mes contacts avec des collègues de Sfax auraient dû attirer mon attention, comme cette pétition sur Facebook pour s’opposer à un renouvellement du mandat de Ben Ali signée par un nombre surprenant de personnes vers la fin septembre. L’indignation devant les pratiques de la famille Trabelsi a également constitué le sujet de nombreuses conversations à Sfax en novembre.
Dans ce texte, je voudrais proposer quelques réflexions sur certains traits de la contestation qui se répand comme une trainée de poudre de la Tunisie à l’Égypte, à la Jordanie ou au Yémen. Remarques d’un géographe familier de plusieurs pays arabes, au regard de travaux et de lectures récents.
Une dramaturgie urbaine
Le premier point à souligner est que nous sommes face à des révoltes ou des révolutions urbaines. Les campagnes qui pourtant sont partout très pauvres paraissent moins impliquées. Est-ce un effet médiatique ? Il semble qu’on assiste, comme les commentateurs le soulignent à propos de la Tunisie, à une révolte essentiellement portée par les jeunes urbains éduqués des classes populaires ou moyennes.
De fait, les manifestations sont essentiellement urbaines. En Tunisie, on a assisté ainsi à une progressive montée vers la capitale. Le mouvement est tout d’abord parti des villes petites et moyennes de l’intérieur tunisien (voir le précédent de Gafsa en 2008 (Larbi Chouikha et Vincent Geisser, 2010)). Il est ensuite monté en puissance en agrégeant les mécontentements et les frustrations dans les villes de la côte (Sfax, Hammamet) pour enfin culminer dans la capitale sans baisser d’intensité dans les autres villes. À distance c’est surtout la capitale qu’on a vue. Les émeutes du quartier de Ettadhamen, grand quartier populaire non-réglementaire du nord ouest de Tunis, ont marqué un tournant avant la cristallisation et la convergence des différents mouvements dans le centre de Tunis.
En Égypte, la capitale a d’emblée été le point focal de la mobilisation qui semble aussi très forte à Alexandrie et Suez. On entend moins parler des villes du Delta ou du sud du pays (en tout cas dans les médias que j’ai pu consulter). Il me semble, pour le peu que j’en sais, qu’au Yémen la contestation est aussi surtout urbaine. En Jordanie, les manifestations sont concentrées à Amman et semblent moins concerner les autres grandes villes (Zarqa ou Irbid). Plusieurs observateurs ont relevé les déplacements récents du roi Abdallah dans des villages de bédouins de la région de Maan, en l’interprétant comme la recherche d’un renouvellement de l’allégeance au régime des tribus transjordaniennes non ou peu urbanisées, par opposition à une contestation sociale croissante dans les villes, largement menée par les islamistes.
On peut néanmoins s’interroger sur la pertinence de cette opposition villes-campagnes. Ainsi, dans le cas jordanien, depuis plus d’un an, on a assisté à de nombreuses éruptions ponctuelles de violence, rurale ou localisée, dans les petites villes périphériques comme Maan, foyer récurrent de contestation violente depuis vingt ans. Ces violences sont présentées comme tribales par les commentateurs et souvent liées à des règlements de compte entre clans. Pour autant, pour le blogueur Muhammad Nas (Black Iris of Jordan), cette violence répétée peut s’interpréter comme un défi à l’État dans sa capacité à faire prévaloir les valeurs civiques, dans un contexte marqué par la corruption et la paupérisation de la population. Autrement dit, en deçà de la politisation, ces poussées protestataires situées en dehors des grandes villes représentent également un défi à l’État. Il ne faut donc sans doute pas voir dans les mouvements actuels un malaise uniquement et spécifiquement urbaine, même si c’est en ville qu’il atteint son acmé et produit ses principaux effets politiques.
À la différence de mouvements sociaux de protestation de ces dernières années, qui étaient restés circonscrits dans des localités précises (révoltes populaires de Mahalla al-Kubra en Égypte, en réaction aux restructurations affectant l’industrie textile en 2007-2008), la force de ces mouvements et l’ampleur des foules rassemblées leur ont permis d’occuper les espaces centraux des villes et, en particulier, de converger vers les espaces publics de représentation des régimes en place, comme l’avenue Bourguiba ou, ces derniers jours, la place de Kasbah à Tunis, ou encore la place Tahrir (de la Libération) au Caire (voir photo). D’où des images saisissantes et inédites dans ces capitales ordinairement policées au sens fort du terme, où l’on observe dans une grande confusion la contestation et la dégradation des symboles du pouvoir (tags, graffitis, incendies des images à la gloire du régime de Ben Ali ou de Moubarak), scènes de violence ou de fraternisation avec des représentants des forces de l’ordre. Un véritable renversement de l’ordre iconique de ces capitales marquées par le culte de la personnalité.
Une économie urbaine défaillante
Les motifs déclencheurs de la contestation sont multiples et, de surcroît, il est plus que délicat de généraliser d’un pays à l’autre, voire sans doute d’une ville à l’autre. Chômage, conditions de vie urbaine, dénonciation de la corruption et revendications des libertés démocratiques s’entremêlent et se renforcent dans la dynamique contestatrice. Si ces deux dernières motivations apparaissent essentielles, il faut souligner à quel point l’insatisfaction et le mécontentement ont donné lieu, ces dernières années, à de nombreuses éruptions de mécontentement et formes de résistance qui, en un sens, préfiguraient les mouvements actuels et leur ont, peut-être, servi de moments et de lieux d’apprentissage.
Les effets de la crise financière de 2008 sont spécifiques dans chaque pays arabe mais des éléments communs apparaissent. En Tunisie, le secteur industriel est orienté vers l’exportation et se révèle très dépendant de la baisse de la consommation européenne. Le tourisme y subit la concurrence d’autres destinations, la baisse du pouvoir d’achat des Européens et surtout une réorientation vers des clientèles originaires d’Europe de l’Est. Tout cela tire les revenus des travailleurs vers le bas. En Égypte, le tourisme subit aussi les effets de la crise (mais ce n’est pas le cas en Syrie, où le tourisme est au plus haut). Partout, les migrations vers l’Europe ou vers le Golfe sont ralenties, tandis que les investissements extérieurs marquent le pas (notamment en provenance du Golfe pour les années 2009-2010). L’insertion dans la mondialisation libérale, qui s’est accélérée ces dernières années, a des conséquences cruelles. En effet, le mouvement de libéralisation et d’ouverture aux investisseurs a été largement contrôlé par les régimes et a surtout profité aux bourgeoisies qui leur sont liées (de très près dans le cas tunisien – mais ailleurs aussi). Ces évolutions économiques ont été bien analysées dans la récente synthèse Maghreb et Moyen-Orient dans la mondialisation du géographe Bouziane Semmoud (2011) (voir ici). Salaires plus faibles et chômage en augmentation, qui vont de pair avec des inégalités accrues et avec la consolidation d’une petite élite enrichie au train de vie m’as-tu-vu, forment donc le terreau de la mobilisation des jeunes.
Les tensions sur le marché du logement doivent aussi être particulièrement soulignées. Dans les jours qui ont précédé la chute de Ben Ali, on a pu voir des résidents de quartiers populaires à Tunis ouvrir leurs intérieurs aux caméras de télévision, révélant la grande pauvreté des habitants des périphéries. Qui a voyagé dans les banlieues des villes arabes n’a pu manquer de relever la précarité de cet habitat, souvent bâti en contravention avec les règles de construction et dont la régularisation ne peut s’effectuer qu’au prix de longues négociations où les habitants restent à la merci de l’arbitraire des autorités, entre corruption et violence sociale. De nombreux travaux de géographes ou d’urbanistes ont bien documenté ces luttes depuis des années, au Maroc (Iraki et Tamim, 2009), en Tunisie (Chabbi, 1999), au Caire (Deboulet, 2004), au Liban (Fawaz et Deboulet, 2011). Plus récemment, de nouvelles tensions sont apparues. Les nouveaux standards de régularisation de ces quartiers, marqués par les paradigmes libéraux, visent à les légaliser et à distribuer des titres fonciers aux habitants. Mais selon un très intéressant travail d’Éric Denis consacrés à la situation du Caire (La marchandisation des ashwayiat [1] ), ces politiques conduisent à une inflation des prix du logement et donc renforcent les difficultés résidentielles. D’autre part, le développement de méga projets, et des infrastructures et équipements qui les desservent, met également sous pression des secteurs urbains jusque là occupés par des classes populaires (voir les contributions sur le monde arabe dans Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet, Laurence Roulleau-Berger, 2007). Cette compétition foncière produit un effet de chasse et tire les prix immobiliers vers le haut. Les jeunes des classes populaires et moyennes sont particulièrement touchés, notamment parce que la location est peu développée dans les villes arabes et que le mariage et l’installation en couple sont conditionnés par l’acquisition d’un logement (souvent le seul de toute une vie).
Les enjeux de ces grandes opérations, mais aussi l’inflation des prix, ont suscité de nombreuses formes de résistance et de contestation ces dernières années, bien identifiés dans divers travaux (Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet, Laurence Roulleau-Berger, 2007 et Olivier Legros, 2008). Ces contestations n’ont elles pas constitué une sorte de banc d’essai dont les révoltes actuelles seraient le prolongement ?
Les transformations et les réformes qui touchent les services publics représentent sans doute une autre composante du malaise des villes du monde arabe. Ces réformes sont de nature diverse : délégations de services publics, rationalisation de la gestion, modernisation technique… (Éric Verdeil, 2010). Un des motifs principaux de contestation ou de méfiance face à ces réformes est la hausse des tarifs. Celle-ci s’explique également par l’augmentation du prix du pétrole qui se traduit par des hausses des prix des carburants et donc des transports publics, mais aussi par des hausses du gaz et du diesel utilisé pour la cuisine et le chauffage, ainsi que de l’électricité et de l’eau. Ces hausses des prix des services publics s’inscrivent dans un mouvement inflationniste qui touche aussi les produits alimentaires. Selon les classes sociales, la sensibilité à telle ou telle hausse est diverse. Les classes moyennes sont très sensibles au prix de l’essence qui contraint la mobilité automobile, mais les classes populaires, qui empruntent les transports collectifs, en subissent bien sûr aussi les conséquences. En Jordanie, en Syrie et au Liban, ces sujets occupent l’actualité. L’insatisfaction à l’égard des services publics est souvent aussi plus basique : les citadins subissent des problèmes d’alimentation électrique et de coupures (qui obligent à accéder à d’autres sources d’énergie, également onéreuses) ; cela constitue aussi des motifs de mécontentement récurrents, de même que les problèmes d’eau (coupures fréquentes, nécessité de se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement).
Le mécontentement à l’égard des services publics alimente une conflictualité importante depuis plusieurs années, et déjà bien documentée, à l’instar des émeutes de l’électricité au Liban ou encore de la contestation de la réforme de la collecte des déchets dans les grandes villes égyptiennes, qui s’est traduite par des hausses de taxes pour des résultats jugés peu satisfaisants (Bénédicte Florin, 2010). Là encore, je m’interroge : ces révoltes ponctuelles ont-elles constitué des antichambres, des répétitions des manifestations ou des contestations en cours ? Pour le montrer, il serait intéressant de se pencher sur les leaders de ces mouvements, et d’essayer de cerner si les formes de mobilisation ou de prise de parole, ou encore de négociations avec les forces de l’ordre qui ont été alors expérimentées, sont présentes dans les soulèvements actuels.
Une conséquence probable des mouvements de contestation actuelle est que les réformes en question vont être suspendues, voire arrêtées. Déjà, les régimes jordaniens et syriens ont annoncé des baisses des tarifs de carburant ou des aides pour certaines catégories sociales. En Jordanie, la hausse du tarif électrique a été brutalement remise en cause en 2009, et il s’est passé la même chose au Liban. Les autorités sont ici face à un piège économique et social. Elles ont peu de marges de manœuvre, car ces services, souvent peu efficaces, sont encore fortement subventionnés et occasionnent de lourds déficits. Or ils apparaissent comme un des derniers symboles d’équité sociale - même si dans les faits, malgré l’existence de tarifs sociaux, ce ne sont pas les plus pauvres qui bénéficient des bas tarifs (voir par exemple la question des tarifs d’eau potable en Tunisie).
Violences urbaines et recomposition de l’ordre urbain
Les premières journées après la fuite de Ben Ali ont été marquées par les pillages de "miliciens" apparemment liés au régime, qui ont également terrorisé la population. On a alors assisté à des formes d’organisation populaire pour assurer localement la sécurité, fondées sur l’interconnaissance et le contrôle social de proximité, qui ont été louées par beaucoup d’observateurs comme une preuve de la "maturité du peuple tunisien". C’est ce qu’on observe également en Égypte depuis ce week-end avec la "disparition" de la police des rues.
Étant donné la collusion d’une partie de la police avec le régime et la violence de la répression, les forces de maintien de l’ordre apparaissent largement délégitimées et cet état de fait risque de se prolonger pendant toute la période de transition ou de contestation. Dans les semaines et les mois à venir, on peut craindre en outre un accroissement de la crise économique et du chômage, en particulier à cause du marasme touristique et d’un attentisme des investisseurs, et donc des tensions sociales plus fortes. La recomposition de l’ordre urbain apparaît comme un enjeu majeur du moment qui s’ouvre, alors que les villes arabes étaient jusqu’à présent considérées comme relativement sûres.
La décomposition irakienne constitue une illustration sans doute extrême d’une telle évolution, notamment en raison du contexte d’invasion étrangère. Le travail de Jérôme Tadié en Indonésie fournit un intéressant cadre d’analyse pour penser un tel moment de violence politique et de recomposition de l’ordre urbain (Jérôme Tadié, 2006). Analysant les suites de la décomposition du régime de l’Ordre nouveau à Djakarta à la fin des années 1990, il a montré que la violence politique du moment du renversement du régime s’inscrivait dans la continuité de formes de violence sociale (bagarres entre clans, délinquance et contrôle de la rue par des organisations criminelles). Face à ces irruptions de violence, les citadins s’organisent à l’échelle des quartiers, souvent d’ailleurs en symbiose avec les organisations criminelles implantées sur place.
À Tunis, le maintien de l’ordre et la répression s’appuyaient sur la police ou les services de renseignement et sur les antennes du parti dans les quartiers (Olivier Feneyrol, 2006 et Olivier Legros, 2007 pour la Tunisie). Ces chefs de quartier ne tirent pas leur force uniquement de leur allégeance au parti, mais aussi de leur insertion locale qui passe souvent par un contrôle et une connaissance des rouages sociaux et économiques, y compris de l’économie informelle. Dans une étude consacrée au quartier d’Imbaba au Caire, le politologue Patrick Haenni (2005) a analysé le rôle des caïds dans la structuration politique des quartiers populaires. On peut penser également au Liban et au contrôle milicien à l’échelle des quartiers qui est réapparu au grand jour après les affrontements de 2008 (voir Mona Fawaz, Ahmad Gharbieh et Mona Harb, Beirut. Mapping Security). Il est très probable que dans la période de transition qui s’ouvre dans ces deux pays, mais aussi dans les autres qui sont secoués, ces formes d’organisations locales sont appelées à jouer un rôle fondamental, probablement au grand jour, autant ou plus que les mobilisations islamistes (et peut être contre elles).
Les villes arabes entrent depuis janvier dans une phase de profonds bouleversements. Les luttes urbaines en cours illustrent l’enjeu de l’occupation et du contrôle des espaces publics par les opposants aux régimes en place pour changer l’ordre politique. Ces luttes renvoient également aux dysfonctionnements profonds des économies urbaines confrontées à la crise de l’économie mondiale, mais aussi des fonctions urbaines de base comme le logement et les services publics. La contestation qui s’élève manifeste un rejet des politiques de libéralisation et/ou de désengagement de l’État, dont les effets sont durement ressentis par la population en termes de niveau de vie. Ces enjeux constitueront sans doute un point majeur des débats politiques à venir. Au quotidien, la décomposition de l’ordre policier et l’incertitude sur les moyens d’assurer la sécurité urbaine dans un contexte de crise économique qui va aller croissant vont représenter un défi crucial pour la transition politique et la réinvention d’un nouvel ordre civique.
Ce texte a été écrit le 1er février 2011.
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