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Quand vieillir passe par l’habitat autogéré

Que deviennent les personnes âgées lorsqu’elles sont en situation de dépendance ? Projet alternatif à la maison de retraite, l’habitat autogéré est une structure mise en oeuvre essentiellement par des femmes, qui inventent des lieux où l’on vieillit bien, en prenant soin de soi et des autres.


Dossier : Effervescences de l’habitat alternatif

Si l’emploi des seniors retient aujourd’hui l’attention des politiques et des médias, les problématiques liées au vieillissement s’imposeront demain aux pouvoirs publics avec bien plus de force encore. L’habitat des personnes âgées est certes à l’agenda des politiques publiques, notamment avec le déploiement prévu d’un arsenal d’aides à la personne censées soutenir le maintien à domicile. Cependant il n’a encore jamais été envisagé de soutien institutionnel large à des solutions alternatives d’habitat, à l’instar par exemple de ce qui a cours au Danemark (Brenton, 1998). Pourtant, en France, 82% des personnes âgées ne souhaitent pas aller en maison de retraite, et 79% des enfants qui y placent leurs parents le font à contrecœur (Sofres, 2009). Or dès 2020 selon les projections démographiques de l’INSEE, 1,2 million de personnes seront en France en situation de dépendance… Comme il parait difficile d’envisager une solution universellement bonne, une diversification des dispositifs semble nécessaire. En attendant, dans le secteur de l’habitat, la société civile tente d’innover, avec toutes les difficultés que suppose l’absence de soutien de la part des pouvoirs publics. Ainsi naissent des projets d’habitat alternatif pour personnes âgées. Le plus abouti est la Maison des Babayagas à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, actuellement en train de voir le jour. Mais pour une opération qui se monte, la plupart échouent, faute notamment de soutiens et de relais institutionnels : si le temps de montage, alourdi par la nécessité de trouver et convaincre les différents partenaires, permet la construction de groupes humains aguerris par les épreuves traversées en commun, il est également un risque d’érosion des bonnes volontés et d’épuisement pour des personnes par définition pressées par le temps… De quoi s’agit-il exactement ?

Des projets portés par les femmes


À partir de 65 ans, 77% des femmes vivent seules, alors que 75% des hommes de la même tranche d’âge vivent en couple (INSEE, 2010). Pas étonnant donc que les initiatives viennent des femmes, auxquelles va se poser avec le plus d’acuité la question des conditions de leur vieillissement. Pionnière du genre, pensée par et pour des femmes, la Maison des Babayagas devrait accueillir courant 2011 une quinzaine de femmes. Elle s’enracine dans l’histoire d’une vie, celle de Thérèse Clerc, sa fondatrice et porteuse depuis treize ans et féministe de longue date. S’aider au quotidien entre femmes, quand les soins du corps deviennent cruciaux et aussi que nombre d’entre elles estiment s’être suffisamment « occupées » des hommes dans un rapport déséquilibré entre don et contre don (Mauss, 1950) se révèle en toute évidence aux Babayagas. Vivre là devient alors un moyen d’échapper à la domination masculine, de prendre soin les unes des autres dans un esprit de réciprocité et dans une intimité facilitée. De ce point de vue, le projet se situe dans la lignée d’utopies féministes soucieuses de donner à la femme une place entière, sécurisée et sécurisante au sein de la ville, à l’instar d’Herland, imaginée par Charlotte Perkin Gillman (Roussos, 2008). Dans cette société utopique uniquement composée de femmes, ces dernières y font tout comme les hommes, parvenant, grâce à la sollicitude (care) dont elles s’entourent les unes les autres, à se reproduire. On retrouve dans les Babayagas la force de cette éthique du dévouement mutuel qui permet cette fois-ci non pas de donner la vie mais de la quitter avec douceur et sérénité. La plupart des maisons en projet se revendiquant de sa filiation sont ouvertes aux hommes, mais très peu se présentent. En Dordogne, l’association Lo Paratge – une dizaine de femmes attachées à monter un projet d’habitat « solidaire, autogéré, citoyen et écologique » – aurait bien accueilli des hommes, mais durant les cinq ans de gestation d’un projet aujourd’hui abandonné, seul un homme s’est montré intéressé… par téléphone !

Des projets à la fois individuels et collectifs


Ces projets ont aussi en commun d’entremêler l’individuel et le collectif, à l’instar des opérations intergénérationnelles issues de la mouvance de Mai 68 (Bacqué, Vermeersch, 2007). Il s’agit de « vivre ensemble mais chacun chez soi ». Le compromis recherché est le suivant : une maison, un immeuble ou un terrain accueille des locaux communs (grande salle, chambre d’amis, buanderie, atelier, bibliothèque…), supports d’activités communes censées permettre des relations sociales « différentes », tandis que chacun réside au sein de logements individuels pour préserver l’intimité de la vie privée qu’il n’est à aucun moment question de communautariser. Ces opérations connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt (d’Orazio, 2010) : l’objectif de créer un habitat générant moins d’individualisme dans les rapports au quotidien constitue une plus-value par rapport au logement classique. L’entrelacement de l’individuel et du collectif prend aussi, au sein des opérations générationnelles, un caractère structurant : le vivre ensemble n’est pas un plus, qui viendrait étayer le chacun chez soi, il permet de continuer à vivre chez soi. Les femmes peuvent vivre, seules, au sein de leur logement individuel, parce qu’elles savent qu’elles peuvent compter sur l’une de leurs voisines pour les aider : à boutonner une robe, à lacer une chaussure, à se coiffer, à se laver, à passer un coup de téléphone, ou encore à les relever si elles tombent ou ont un malaise au milieu de la nuit. C’est l’existence de cette sollicitude, poussée jusqu’à son terme puisque les projets incluent parfois, comme chez les Babayagas, l’accompagnement en fin de vie, qui donne un sens aux projets d’habitat alternatif pour personnes âgées.

Un idéal autogestionnaire


Ces femmes partagent un idéal autogestionnaire, plus ou moins politiquement affirmé : la démarche est menée, de bout en bout, par les habitantes elles-mêmes, depuis le choix du lieu, celui de l’architecte avec lequel sont pensés les espaces et les matériaux, celui des différents partenaires immobiliers, financiers, juridiques, jusqu’à la gestion du quotidien, une fois dans les lieux. Aucune délégation de gestion, d’entretien, de sécurité n’est envisagée, tout devant être assuré par les résidentes elles-mêmes. En cela, les projets ressemblent là aussi aux femmes qui les portent, mais cette volonté d’autonomie citoyenne qui fut, dans les années post soixante-huit, politiquement pensée (Rosanvallon, 1976), prend ici une nouvelle résonnance, plus proche de l’éthique du care (Gilligan, 2008), puisqu’il s’agit de montrer que les « vieux » sont capables de prendre soin d’eux-mêmes.

Qu’en attendent les femmes qui participent à ces projets ? Leurs récits posent au premier chef la question de la préservation de l’autonomie, refusant avec force l’infantilisation qui leur semble souvent aller de pair avec le vieillissement en institution. Les maisons de retraite sont ici LE modèle repoussoir auquel il faut à tout prix échapper. Elles évoquent ensuite leur volonté d’éviter la solitude et de sauvegarder des liens sociaux : la présence constante de personnes bienveillantes constitue une sécurisation de l’existence tout à fait concrète. Le groupe permet donc de pallier les petites défaillances physiques quotidiennes, mais il apporte également une vie sociale pour remédier à l’isolement et à l’inaction qui guettent la personne vieillissante. Ici, être vivante signifie être en lien, être active, et surtout participer collectivement à un même projet. Pour ces femmes, le maintien du lien social, le dynamisme et l’insertion dans un projet collectif vont de pair. Les maisons des Babayagas ou de Lo Paratge permettent cette alliance.

Tous les projets ne sont pas réductibles à ces quelques traits vite tracés. Certains sont plus politiques, portés par la fraction militante de la génération du baby-boom, désireuse d’innover à toutes les étapes de son existence (Bonvalet, Ogg, 2009). Les Babayagas associent ainsi à leur maison un projet d’UNIversité du SAvoir sur les VIEux (UNISAVIE) et aimeraient contribuer à changer le regard de la société sur « les vieilles ». D’autres sont plus pragmatiques et cherchent simplement à vieillir bien. Dans tous les cas, un certain vivre ensemble apparait incontournable pour permettre à chacun de rester soi, de rester propriétaire de soi (Castel et Haroche 2001), le plus longtemps possible. Une attente légitime à laquelle le politique se devrait de répondre.

Bibliographie

  • Bacqué, M.-H. et Vermeersch, S. 2007. Changer la vie ? Les "classes moyennes" et l’héritage de Mai 68, Paris : Éditions de l’Atelier.
  • Bonvalet, C. et Ogg, J. 2009. Les baby-boomers : une génération mobile, Paris : Éditions de l’Aube.
  • Brenton, M. 1998. We’re in charge. Co-housing communities for older people in the Netherlands : lessons for Britain ? Bristol : The Policy Press and The Housing Corporation.
  • Castel, R. et Haroche, C. 2001. Propriété, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris : Fayard.
  • D’Orazio, A. 2010. « Habiter autrement : de l’initiative à l’engagement », in Territoires, n° 508, mai.
  • Gilligan, C. 2008. Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris : Flammarion.
    INSEE. 2010. Résultats, n° 106, février.
  • Mauss, M. 1950. Sociologie et anthropologie, Paris : Presses universitaires de France.
  • Roussos, K. 2008. « Rêver, c’est construire : de l’utopie littéraire au militantisme féministe », in Denèfle, S. (dir.) Utopies féministes et expérimentations urbaines, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Rosanvallon, P. 1976. L’âge de l’autogestion, Paris : Le Seuil.
  • Sofres. 2009. « Les Français et le grand âge », réalisée pour la Fédération hospitalière de France, auprès d’un échantillon national de 1 000 personnes, représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans et plus, interrogées en face-à-face à leur domicile.

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Pour citer cet article :

Stéphanie Vermeersch, « Quand vieillir passe par l’habitat autogéré », Métropolitiques, 20 décembre 2010. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-vieillir-passe-par-l-habitat-autogere.html

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