Entre 1973 et 1982, plus de 70 communes françaises de 20 000 à 100 000 habitants, dites « villes moyennes », ont bénéficié d’un contrat avec l’État dans le cadre d’une politique nationale d’aménagement du territoire initiée par la DATAR. Dans un contexte de forte croissance de ces villes, fondée notamment sur l’arrivée de populations issues du monde rural et sur la déconcentration industrielle, les objectifs étaient alors l’amélioration de la qualité de la vie, la réalisation d’équipements et le développement économique et social. Ainsi, en France, la notion de « ville moyenne » renvoie d’abord à une catégorie – incertaine et fluctuante – des politiques d’aménagement du territoire (Béhar 2010). Mais ces villes ont-elles aussi été un objet d’étude et de controverse des sciences sociales ? Quel est le regard de la recherche urbaine sur les villes moyennes à l’heure où le fait métropolitain accapare les débats ?
Une catégorie hétérogène, des enjeux communs ?
Si l’on suit Roger Brunet (1997, p. 188), la ville moyenne est un « objet réel non identifié » : elle existe indéniablement, mais il est difficile de la définir avec précision, notamment quand on entreprend des comparaisons internationales. De fait, les critères d’identification des villes moyennes varient fortement selon les pays et les époques. La plupart des auteurs utilisent des données démographiques pour différencier ces villes des « grandes » et des « petites » – mais il existe presque autant de seuils que de chercheurs ou d’organismes en charge de collecter et de traiter ces données. En France, on appela d’abord « villes moyennes » les communes de 20 000 à 100 000 habitants, puis les unités urbaines de même taille, afin de prendre en compte le fort émiettement communal du pays [1]. Récemment, dans son programme « Villes moyennes témoins », la DATAR préférait observer les aires urbaines [2] de 30 000 à 200 000 habitants, considérant qu’il existe de fortes interdépendances fonctionnelles entre une agglomération moyenne et les espaces périurbains ou ruraux alentours (De Roo 2007).
L’hétérogénéité de la catégorie « villes moyennes » tient aussi à la multiplicité des échelles d’observation possibles et à la diversité des visions qui en ressortent. Il y a quarante ans, Joseph Lajugie écrivait déjà : « telle ville de petite taille (…) devra être considérée comme une ville moyenne dans une région peu peuplée et peu urbanisée, alors qu’une ville deux fois ou trois fois plus peuplée, noyée dans le tissu urbain d’une région à haute densité démographique, ne joue pas nécessairement ce rôle et ne répond pas toujours à cette vocation » (Lajugie 1974, p. 18). En effet, une ville qui compte 20 000 habitants en Norvège ou au Portugal peut avoir des fonctions qui correspondent à celles que l’on trouve habituellement dans des villes de plus de 100 000 habitants en Allemagne ou en France (Carrière 2008). Inversement, nombre de villes moyennes situées en bordure des grandes aires métropolitaines ont un destin de pôle-relais ou de satellite (autour de l’aire urbaine parisienne, on peut penser à Dreux, Évreux, Chartres). De même, certaines villes considérées comme moyennes à l’échelle d’une région (comme Montargis, en région Centre, dont l’aire urbaine regroupe près de 70 000 habitants) apparaissent rarement sur les cartes des villes moyennes françaises, car elles sont jugées trop petites à l’échelle nationale [3].
Si les villes moyennes ont en commun de constituer les pôles urbains de « l’espace non métropolisé » (Kayser 1969), des distinctions fortes peuvent donc être faites selon leur histoire, leur situation géographique, leur densité de peuplement ou encore leurs spécialisations économiques, qui rendent telle ou telle ville vulnérable ou résiliente. D’un territoire à l’autre, leur rôle varie considérablement (Santamaria 2000 ; Bolay et Rabinovich 2004).
Les villes moyennes dans la recherche urbaine : un objet en marge ?
Il existe, en France en particulier, une tradition d’étude des villes moyennes, au sein de différentes disciplines des sciences sociales : géographie (Veyret-Verner 1969 ; Norois 1996 ; Commerçon et George 1999), économie régionale et urbaine (Lajugie 1974 ; Biret 1983), science politique (Mabileau et Sorbets 1989), sociologie (Morin 1965). En interrogeant le portail Persée [4], Solène Gaudin (2013) a recensé 190 articles parus de 1920 à 2005 qui portent explicitement sur les villes moyennes. Elle met en évidence une tradition monographique, vivace de l’entre-deux guerres jusqu’aux années 1970, qui s’attache d’abord à décrire des foyers industriels tels que Briançon, Annonay ou Lorient (Petiot 1921 ; Thomas 1923 ; Musset 1937), puis à analyser l’intégration de ces villes dans de nouveaux schémas économiques et sociaux (Michel 1977 ; Soumagne 1982 ; Allain 1984). À propos des travaux sur les petites villes, Jean-Charles Édouard (2012) considère également qu’on est passé de simples monographies à l’observation localisée de mutations qui affectent les sociétés occidentale dans leur ensemble : « C’est (…) moins la petite ville, en tant que territoire clairement défini, qui importe, que les évolutions et les connaissances de portée générale que l’on peut plus aisément observer grâce à une échelle territoriale qui permet une approche plus complète des phénomènes observés » (Édouard 2012, p. 26). On perçoit donc une certaine banalisation de l’objet « villes moyennes », mais aussi l’opportunité de croisements avec les recherches sur le niveau supérieur des hiérarchies urbaines : villes mondiales, villes globales, régions urbaines globales (Dijkstra, Garcilazo et McCann 2013).
Or, une caractéristique de la recherche urbaine, depuis ses origines, est d’être dominée par des schémas généraux de compréhension de l’urbanisation tirés de l’étude de très grandes villes des pays développés [5] (Bell et Jayne 2009). En revanche, les travaux sur les villes moyennes ayant valeur de référence conceptuelle ou épistémologique sont très peu nombreux [6]. Le risque est donc grand de voir les villes secondaires considérées comme sans intérêt scientifique, car pas encore concernées par des tendances déjà à l’œuvre dans certaines métropoles (Bell et Jayne 2009). Ainsi, une lecture rapide des travaux sur la hiérarchie mondiale des villes, presque toujours établie en fonction de la présence de sièges sociaux d’entreprises de services financiers ou juridiques (Sassen 1991 ; Beaverstock, Taylor et Smith 1999), conduit à affirmer la « fragilité », le « retard », les « handicaps » des villes moyennes face à la mondialisation.
Des villes inscrites dans une matérialité
Pourtant, l’étude des villes petites ou moyennes interroge profondément la vision de la ville qui se dégage des travaux sur les métropoles. Depuis les années 1970, au-delà de la diversité des approches disciplinaires, les travaux convergent vers le triomphe des flux sur les lieux (Castells 1996). Ainsi, Stephen Graham (2001, p. 4) définit les villes contemporaines comme « des constructions socio-techniques qui sont le support de mobilités et de flux vers des ailleurs plus ou moins éloignés : flux de personnes, de biens, de services, d’information, de capitaux, de déchets, d’eau, de symboles ». Dans les plus grandes villes, de nouveaux espaces ou dispositifs urbains sont apparus pour capter ces flux : projets urbains emblématiques, quartiers d’affaires autour de gares TGV, grandes manifestations culturelles, edge cities... Les villes moyennes sont restées largement à l’écart de ces évolutions, suscitant un intérêt moindre de la part des investisseurs privés et publics.
Mais, en contrepoint, les villes moyennes nous rappellent que les espaces urbanisés possèdent une matérialité fortement inscrite dans l’histoire et la culture locales (Guay et Hamel 2004). Dans le cas des villes moyennes, la définition de la ville par les flux s’ajoute plutôt qu’elle ne se substitue à l’ancienne vision de la ville comme espace de centralité pour les individus et les fonctions : si ces villes sont reliées à d’autres espaces urbains et traversées par des flux, elles sont, à travers le jeu d’une exposition moins déterminante aux flux internationaux, plus fortement enracinées dans un patrimoine bâti, culturel, social, industriel... On peut y lire une « dépendance du sentier » rendant les villes moyennes peu évolutives dans leur composition et leur image, ou, au contraire, percevoir de larges possibilités de valorisation des ressources locales.
L’analyse du développement des villes moyennes
La plupart des analyses contemporaines des villes moyennes tentent de rendre compte de la grande diversité des situations locales. Elles s’articulent autour de deux axes de recherche. Une première approche met l’accent sur la géographie, la taille et les fonctions exercées (Pouyanne et al. 2008). Certaines villes moyennes françaises subissent la concurrence d’un espace rural se repeuplant (Béziers, Flers, Grasse…), tandis que d’autres sont sous l’influence d’une agglomération d’importance (Albi, Cholet, Compiègne…) et que d’autres encore connaissent un isolement relatif au sein d’un sous-espace régional (Aurillac, Bar-le-Duc, Rodez…) (De Roo 2007). Plus généralement, l’analyse de ces villes conduit à examiner leur place dans l’espace régional. Quels sont les avantages comparatifs des villes moyennes au sein d’une hiérarchie urbaine ? Comment ces villes sont-elles reliées les unes aux autres ? Les travaux peuvent déborder des régions administratives pour étudier les city regions, ces espaces fonctionnels qui associent aux métropoles des villes de tailles très diverses. À titre d’exemple, en Allemagne, plus de 400 villes comprenant entre 20 000 et 100 000 habitants et situées à moins de cinquante kilomètres d’une très grande ville ont été étudiées pour préciser leurs potentialités de développement (Adam 2006).
De façon complémentaire, une autre voie d’analyse s’attache à étudier les systèmes productifs de ces villes, reliant leurs établissements à des logiques économiques globales d’un côté, à des particularités et des impulsions locales de l’autre. Dans le cadre de la division spatiale fordiste du travail (Aydalot 1976), la ville moyenne a longtemps été caractérisée comme « ville-moyen », en l’occurrence le « moyen d’exploiter des gisements de main d’œuvre » (Michel 1977, p. 670). Les villes moyennes recueillaient alors l’industrialisation et, du même coup, se développaient. Depuis les années 1990, certaines villes ont vu l’industrie se contracter, mais la désindustrialisation n’est qu’une des clés de lecture de leur situation économique [7]. De même, le poids des services aux entreprises dans les villes moyennes est fortement différencié selon la place de celles-ci dans la hiérarchie urbaine, mais aussi selon les stratégies de localisation des entreprises. Alors que les services opérationnels sont largement diffusés, le secteur du conseil et des études est plus discriminant dans sa localisation, privilégiant un effet taille ou, parfois, la complémentarité avec une aire métropolitaine (Zuliani 2007). Par ailleurs, une thèse récente sur les mutations de l’appareil commercial en Auvergne montre que si le nombre de commerces s’est réduit dans tous les niveaux de la hiérarchie urbaine – provoquant une vacance parfois difficile à résorber dans le centre des villes moyennes –, les surfaces commerciales se sont accrues, de même que l’emploi salarié du secteur (Chaze 2014).
Il faut admettre que la gamme des systèmes économiques des villes moyennes est étendue. La résistance de l’appareil industriel, la participation de certaines entreprises locales à un réseau (comme un pôle de compétitivité), l’essor des services aux entreprises, la force de l’économie résidentielle, ou encore l’appui sur une fonction universitaire sont autant de cas de figure possibles (Carrier et Demazière 2012). Cette diversité a stimulé l’établissement de typologies, en rupture avec les approches monographiques qui ont longtemps émaillé le champ des recherches sur les villes moyennes. Toutefois, une ville abrite toujours des fonctions manufacturières et résidentielles, ou encore des activités marchandes et publiques, qu’il est peu pertinent d’opposer.
Il nous semble donc plus fructueux d’explorer une autre voie de recherche, qui consiste à discuter de la situation contemporaine des villes moyennes au regard de travaux plus généraux sur les systèmes productifs et leurs dimensions locales. En recourant aux notions de « plates-formes satellites » (Markusen 1996), de systèmes locaux de compétence (Grossetti, Guillaume et Zuliani 2006) ou d’économie résidentielle (Davezies 2009), on constate que les villes moyennes françaises sont sur des trajectoires différentes et parfois divergentes. Leur étude pourrait alors contribuer aux débats théoriques contemporains sur les fondements du développement des territoires. Mais, dans une perspective interdisciplinaire, de tels travaux pourront aussi être croisés avec d’autres analyses – par exemple, celles qui mettent l’accent sur les fonctions administratives et politiques des villes moyennes, qui ont subi de plein fouet la refonte de l’organisation territoriale de l’État.
Bibliographie
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