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Métropoles XXL : repenser le développement urbain à partir des réseaux d’infrastructure ?

Les métropoles gigantesques, comme Shanghai ou Mumbai, sont-elles incontrôlables ? Cet ouvrage collectif montre qu’il n’en est rien : proposant une lecture novatrice, en marge des approches classiques centrées sur les institutions politiques, il souligne l’importance des réseaux techniques dans le gouvernement des villes.

Recensé : Dominique Lorrain (dir.). 2011. Métropoles XXL en pays émergents, Paris : Presses de Sciences Po.

Métropoles XXL en pays émergents est un livre ambitieux et stimulant, qui entend déplacer les termes du débat sur le gouvernement des très grandes villes. Il conclut un projet de recherche porté par Dominique Lorrain et mené en partenariat avec les contributeurs de cet ouvrage, dont une première étape avait été un numéro de la Revue française d’administration en 2003 [1]. Le point de départ consiste à refuser la vision classique des très grandes villes du Sud, chaotiques, surpeuplées, confrontées au défi de l’hyperpauvreté. Il s’agit plutôt de s’intéresser à ces métropoles XXL – astucieuse et frappante dénomination – en tant que nouveaux centres d’accumulation capitaliste et en faisant l’hypothèse qu’elles peuvent emprunter des voies de développement (d’émergence) distinctes de celles suivies par les villes du Nord. Cela, en particulier, du fait qu’elles n’ont pas à gérer les mêmes héritages techniques et sociaux.

Le gouvernement des réseaux techniques

Pour leur démonstration, les auteurs mobilisent et articulent des grilles de lecture qui ont fait la preuve de leur fécondité à propos des villes industrielles avancées : la question de la gouvernance et celle des réseaux techniques. Une hypothèse originale est proposée : malgré l’absence d’un pouvoir politique ou économique explicitement en charge de la gestion des métropoles XXL, ces dernières « fonctionnent » et sont gouvernées par l’intermédiaire des accords construits pour assurer la bonne marche des réseaux, instruments indispensables pour assurer le développement économique. Ces réseaux constituent un exemple d’institutions de second rang, que Dominique Lorrain a théorisé par ailleurs et qu’il reprend dans son introduction. En effet, par les régulations concernant, par exemple, les financements de leur construction et de leur fonctionnement, ou encore les normes de gestion, ils ne relèvent pas seulement de démarches techniciennes mais font l’objet de négociations et d’ajustements contribuant in fine au gouvernement urbain.

La discussion est alimentée par quatre études de cas approfondies, concernant Shanghai (Dominique Lorrain), Mumbai (Marie-Hélène Zérah), Le Cap (Alain Dubresson et Sylvy Jaglin) et Santiago du Chili (Géraldine Plfieger). Ces chapitres sont aussi différents que le sont les terrains en question, mais ils partagent le même questionnement et les mêmes références – en particulier sur la gouvernance urbaine et le rôle des institutions dans le développement, de Clarence Stone (1989) à Douglas North (2005). Ils proposent un vaste tour d’horizon qui va de l’organisation administrative et du jeu politique local au chantier des infrastructures en passant par la problématique du logement. Les questions de transport ne sont pas absentes mais sont moins étudiées que les grands réseaux d’eau ou d’assainissement. Tous les auteurs ont une longue familiarité avec leur objet, ce qui fait de leurs contributions, par elles-mêmes, des synthèses de grande valeur.

La conclusion, signée par Lorrain, Jaglin et Dubresson, confronte avec minutie et vigueur ces éléments empiriques et apporte une puissante montée en généralité en dégageant une série d’enseignements. La première question est celle de la convergence des modes de gouvernance, analysée sous l’angle des modalités de constitution et de stabilisation des coalitions de croissance et des modèles d’action que se donnent les acteurs, tels que les city improvement districts au Cap ou encore le modèle mis en valeur à propos de Shanghai, où « la ville paie la ville » en mobilisant la rente foncière pour le financement des infrastructures. On peut alors repérer des décalages entre des réformes menées par en haut, dont l’exemple est Le Cap, et un apprentissage pragmatique, qui caractérise Shanghai, avec l’appropriation par expérience et reformulation d’outils proposés par les partenaires étrangers (institutions financières et entreprises). La gouvernabilité des métropoles apparaît davantage liée à l’emboîtement des institutions qu’à la taille de la ville. Ainsi, les villes comme Le Cap ou Mumbai, marquées par une « hypertrophie du politique » propice aux concurrences locales, sont plus indociles que Shanghai ou, à un degré moindre, Santiago, où l’État reste l’instance supérieure détentrice de la légitimité. Si l’informel, c’est un fait bien reconnu depuis les travaux de Saskia Sassen, ne doit pas être vu comme une spécificité – ou, plus crûment, une tare spécifique – des villes du Sud, il n’en reste pas moins que son importance dans la production foncière constitue comparativement un lourd problème que doivent affronter ces villes.

Pour les auteurs, la question politique – l’absence de contrôle sur ces espaces – est plus décisive que la ségrégation socio-économique dans cette situation. À l’encontre des thèses de Marvin et Graham sur le Splintering Urbanism (2001), pour qui les réformes néolibérales affectant la gestion des réseaux d’infrastructure sont une cause majeure de la fragmentation sociale, les auteurs soulignent le poids des mécanismes d’accaparement de la rente foncière par un capitalisme de propriétaires dans la production des inégalités socio-économiques intenses qui frappent les métropoles XXL. Du reste, le terme de néolibéralisme est très peu présent dans l’ouvrage et, vu la diversité des modes de transformation urbaine observée dans les quatre métropoles, il paraît clair que ce paradigme n’a guère de valeur explicative aux yeux des auteurs, même s’ils ne développent pas ce point. Il n’en reste pas moins que les réformes (qu’on les appelle néolibérales ou pas), en empilant de nouveaux instruments et institutions sans supprimer ceux qui préexistent, contribuent à un accroissement de la complexité du jeu urbain.

Une approche heuristique... qui laisse dans l’ombre les rapports de force

Au total, l’hypothèse d’un gouvernement invisible par les réseaux techniques est heuristique et permet effectivement de rendre compte de fonctionnements puissants et indispensables à l’émergence économique. Les approches classiques centrées sur les institutions politiques laissent trop souvent ces faits dans l’ombre. Mais cela n’élimine pas les conflits et l’instabilité, et ne permet guère d’imaginer des recettes pour « bien » piloter la ville.

Le livre a pour lui, incontestablement, sa grande rigueur analytique ainsi que sa cohérence dans la démarche et l’écriture. À ce titre, il s’impose comme une référence importante. Toutefois, valoriser ainsi le gouvernement technique des métropoles non seulement comme entrée pour la recherche mais aussi comme levier d’action ne va pas sans soulever quelques questions, car certaines des conclusions de l’ouvrage sont dérangeantes. L’analyse du cas de Shanghai est passionnante et comble un vide dans la littérature. La capitale économique chinoise se distingue dans sa trajectoire d’autres métropoles XXL vouées aux affres du mal-développement, comme Mumbai : les réseaux fonctionnent, les habitants sont logés. Toutefois, ce résultat est obtenu dans un contexte fort peu démocratique et peut-être même, suggère l’auteur, grâce à cette gestion autoritaire. Par ailleurs, dans ce texte en tout cas, l’auteur ne s’attarde pas sur les limites et les contradictions du modèle : la bulle immobilière qui finira par se heurter aux capacités financières des ménages et la dégradation de l’environnement. Sur les autres terrains, l’enquête donne une place plus large aux mouvements sociaux qui se structurent autour des questions d’équipement, d’environnement et de politiques urbaines, en mettant en évidence les contradictions sociales entre les visions portées par les classes moyennes et les besoins des plus pauvres, dans le cas de Mumbai notamment.

La posture générale adoptée par les auteurs de l’ouvrage les ancre dans une approche marquée par l’école de la régulation ou néo-institutionnaliste, de sorte que le livre détonne, par son style et ses postulats de base, par rapport à toute une littérature critique d’expression souvent anglophone. La vision proposée repose sur une hiérarchisation implicite des formes du capitalisme, critique envers des élites locales assoiffées de rente foncière et plus conciliante envers les entreprises du capitalisme urbain, tandis que les rapports de force économique globaux déterminant in fine les tropismes de la richesse restent peu interrogés. Un questionnement plus articulé sur les liens entre les élites impliquées dans ces différents secteurs d’activité aurait été bienvenu, de façon à relier scènes locales et mouvements globaux et de mettre en question ces fonctionnements présentés comme relativement déconnectés. De la même manière, on peut regretter un manque de prise en considération des visions des habitants, sur leur manière de concevoir la justice spatiale non pas seulement comme un accès aux infrastructures mais aussi comme la construction d’un discours critique sur la domination et comme la revendication d’une inclusion politique.

Des études urbaines postcoloniales ?

L’autre question que pose l’ouvrage est celle de sa portée. En montrant l’existence et l’efficacité au moins partielle de modes d’organisation institutionnelle alternatifs et concurrents à ceux des villes du Nord, les auteurs invitent à un décentrement des études urbaines trop « occidentalo »-centrées. En ce sens, ce livre participe d’une forme de « postcolonialisation » des études urbaines, telle que la propose, par exemple, Jennifer Robinson dans son livre Ordinary Cities (2006). Pourtant, rien n’est moins ordinaire que ces métropoles XXL, et c’est précisément sur cette spécificité que les auteurs ont bâti leur raisonnement. Le risque n’est-il pas alors de seulement déplacer la frontière entre les villes « développées » et celles en développement, en laissant donc en marge de l’analyse les villes exclues de ces dynamiques d’émergence ?

Dans ces dernières, le fonctionnement des réseaux est souvent plus chaotique et surtout plus divers, formant ce que Sylvy Jaglin appelle des « ensembles composites » associant des services publics à des initiatives privées variées, souvent informelles, aux offres techniquement hybrides et quasiment impossibles à coordonner, et où les grands réseaux sont loin de desservir la majorité des habitants (Jaglin 2012). Ainsi, dans les villes marquées de violents conflits politiques, la politique des réseaux peut se révéler être un vecteur majeur de la fragmentation urbaine – pensons à Bagdad, Beyrouth ou Gaza (Verdeil 2008). De cette manière, le regard proposé sur les métropoles XXL, orienté par l’analyse des enjeux de l’émergence, tend à écraser cette diversité et les logiques politiques qui la maintiennent, alors qu’on les observe bien dans les villes considérées, en particulier dans le cas de Mumbai. Une diversité infrastructurelle qui, d’ailleurs, constituera aussi un enjeu du futur – par exemple, avec la question du post-réseau (Coutard 2010 ; Petitet 2011).

Métropoles XXL en pays émergents combine densité empirique et intelligence critique. Au-delà des résultats proposés, son utilité vient d’une grille de lecture claire et stimulante, combinant analyse de la matérialité urbaine et des mobilisations politiques, économiques et sociales. Cette grille de lecture peut armer une recherche urbaine élargie, à condition de se prémunir contre toute normativité de l’émergence.

Bibliographie

  • Coutard, O. 2010. « Services urbains : la fin des grands réseaux ? », in Coutard et Lévy (dir.), Écologies urbaines, Paris : Economica, p. 102-129.
  • Graham, S. et Marvin, S. 2001. Splintering urbanism : networked infrastructures, technological mobilities and the urban condition, Londres : Routledge.
  • Jaglin, S. 2012. « Services en réseaux et villes africaines : l’universalité par d’autres voies ? », L’Espace géographique, vol. 41, n° 1, p. 51-67.
  • North, D. C. 2005. Le processus du développement économique, Paris : Éditions d’Organisation.
  • Petitet, S. 2011. « Eau, assainissement, énergie, déchets : vers une ville sans réseaux ? », Métropolitiques, 14 décembre.
  • Robinson, J. 2006. Ordinary cities : between modernity and development, Londres : Routledge.
  • Stone, C. 1989. Regime Politics. Governing Atlanta. 1946-1988, Lawrence (Kansas) : University Press of Kansas.
  • Verdeil, E. 2008. « Géopolitiques de l’électricité au Machrek », Maghreb Machrek, vol. 195, p. 107-128.

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Pour citer cet article :

Éric Verdeil, « Métropoles XXL : repenser le développement urbain à partir des réseaux d’infrastructure ? », Métropolitiques, 26 octobre 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Metropoles-XXL-repenser-le-developpement-urbain-a-partir-des-reseaux-d.html

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