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Débats

Mayotte : pour une déconstruction de l’association bidonville – illégalité – délinquance

Avec l’opération « Mayotte place nette », les habitants des quartiers précaires, accusés d’être en situation irrégulière, sont dans la ligne de mire du gouvernement français. Pourtant, ce qui les caractérise est moins l’illégalité de leurs statuts administratifs et résidentiels qu’une marginalité construite socialement, dans un contexte postcolonial singulier.

Le 10 février 2024, dans une vidéo publiée sur le réseau social X, le ministre de l’Intérieur français, G. Darmanin, annonce le déploiement imminent d’« un Wuambushu 2 » à Mayotte. Par ce terme [1] sont désignés le renforcement temporaire des forces de sécurité sur le territoire et l’intensification des interventions « dans la destruction des bangas [2], dans la lutte contre l’immigration irrégulière, mais bien sûr et surtout contre la délinquance », selon les propos du ministre.

Cette annonce intervient un an après une première opération « Wuambushu ». À l’occasion d’une interview accordée au journal Le Figaro, le 20 avril 2023, G. Darmanin indiquait que la vocation de cette opération, censée démarrer quelques jours plus tard, était de lutter contre « une situation de délinquance aggravée », précisant : « Ce n’est pas une délinquance comme nous la connaissons en métropole. Elle se compose (sic) de nombreux jeunes déscolarisés, beaucoup en situation irrégulière. » L’un des volets du plan consiste à détruire les « cabanes en tôle » qui forment « des bidonvilles comme on en connaissait à Nanterre il y a encore cinquante ans » et « qui servent de refuge aux bandes criminelles ».

S’agit-il de lutter contre l’habitat illégal, l’immigration clandestine ou la délinquance ? Si les propos du ministre laissent penser que ces trois objectifs n’en forment qu’un seul, l’association entre bidonville, habitat illégal et immigration clandestine apparaît également dans les articles de presse relatifs au déploiement de cette opération, la délinquance étant parfois ajoutée à ce trio.

Ces descriptions de l’opération « Wuambushu » véhiculent a minima l’idée que les quartiers d’habitat précaire à Mayotte seraient constitués de logements construits illégalement et habités principalement par des étranger·ères en situation irrégulière. Qu’en est-il vraiment ?

Contre ces représentations, cet article montre que les habitant·es de ces quartiers se caractérisent moins par l’illégalité de leur présence à Mayotte ou dans les logements qu’ils occupent que par une marginalité construite socialement, dans un contexte postcolonial singulier (Palomares et al. 2013), se traduisant notamment par leur maintien dans un statut administratif et économique précaire.

L’habitat précaire : plus d’un tiers des logements à Mayotte

Pour comprendre les spécificités des quartiers d’habitat précaire par rapport au reste du territoire mahorais et le profil des habitant·es qui y vivent, on s’appuie ici sur deux sources : d’une part, des données tirées d’enquêtes sociales menées par le bureau d’études Harappa auprès de plus de 2 000 ménages résidant dans une dizaine de bidonvilles [3] à Mayotte, entre 2019 et 2021, qui renseignent notamment sur leur statut administratif ; d’autre part, le fichier « individus localisés à la région » de l’Insee, issu de l’exploitation complémentaire des données du recensement de la population réalisé à Mayotte en 2017, qui fournit des informations sur les caractéristiques socio-démographiques des individus et des ménages, ainsi que sur le type d’habitat, en matériaux précaires (tôle, bois ou végétal) ou « en dur ». Selon ces données, en 2017, sur les 63 100 résidences recensées sur le territoire, on en dénombrait 38 % construites en matériaux précaires, principalement en tôle. Ces logements ne sont bien sûr pas tous constitutifs de zones bidonvillisées – une partie d’entre eux sont mêmes très intégrés au tissu urbain construit « en dur » et viabilisé, mais ils fournissent une première approximation de la situation des quartiers d’habitat précaire.

L’hétérogénéité des statuts d’occupation dans l’habitat précaire

À Mayotte, les quartiers d’habitat précaire désignés comme « bidonvilles » sont associés à l’idée d’un « habitat illégal » par les pouvoirs publics ou différents médias. Or, cette labellisation masque des situations d’occupation hétérogènes, pas nécessairement illégales.

En 2017, 8 % des habitant·es de logements précaires sont ainsi propriétaires du sol et de la maison, selon l’Insee. Par ailleurs, la moitié des occupant·es se disent « propriétaires de la maison seule », sans posséder le foncier sur lequel elle est bâtie (ce qui relève bien d’une forme d’illégalité). Mais ces chiffres doivent être resitués dans le contexte postcolonial de Mayotte, où la régularisation foncière est inachevée et complexe (Barthès 2009). Ainsi, 25 % des habitant·es de maisons construites « en dur » se déclarent également « propriétaires de la maison seule », ce qui montre l’étendue du problème de l’habitat informel à Mayotte.

En outre, un quart des occupant·es de logements précaires affirment être « locataires ou sous-locataires » et 17 % « logés gratuitement ». En somme, si plus de 90 % des logements précaires ont pu être construits sans titre de propriété foncier, près d’un·e habitant·e sur deux ne semble pas en situation illégale au regard du statut d’occupation déclaré.

Des occupant·es en situation irrégulière ?

En 2017, 256 500 personnes vivaient à Mayotte, dont 48 % de nationalité étrangère, en grande majorité comorienne. Composé de deux îles principales, Mayotte appartient à l’archipel des Comores, colonisé par la France au cours du XIXe siècle. Alors qu’un référendum organisé en 1974 conduit à l’indépendance des trois autres îles de l’archipel, Mayotte choisit le maintien dans la République française, décision entérinée à nouveau par voie référendaire en 1976. Son rattachement à la France prend différentes formes juridiques jusqu’en 2011, date à laquelle elle devient le 101e département français. En 1995, l’instauration du visa « Balladur » met fin à la libre circulation entre Mayotte et le reste de l’archipel. Ce visa étant en pratique impossible à obtenir pour la plupart des Comorien·nes, les migrations de l’Union des Comores vers Mayotte se font alors principalement en dehors de ce nouveau cadre légal. Dans un contexte de fort développement économique de Mayotte, les migrations interinsulaires ne prennent pas fin pour autant et en 2015-2016, parmi les étranger·ères majeur·es non natif·ves de Mayotte, un·e sur deux était en situation irrégulière (Marie et Antoine 2023).

Parallèlement à ces dynamiques démographiques, l’habitat évolue considérablement à partir de la fin des années 1990. Entre 1997 et 2017, le nombre de constructions précaires est multiplié par 2,5 (Thibault 2019). L’augmentation du nombre de bangas se traduit de façon visible par la constitution de quartiers d’habitat précaire dans des secteurs jusqu’alors non urbanisés.

Pour autant, le lien entre immigration illégale et habitat précaire n’a rien d’évident. En 2017, la part de Français·es dans la population résidant dans un logement précaire est loin d’être négligeable : 27 % (contre 71 % dans les logements « en dur ») [4]. En outre, plus d’un tiers des personnes étrangères résidant dans un logement précaire sont nées à Mayotte. Il s’agit principalement de mineur·es né·es à Mayotte de parents étrangers, donc susceptibles, pour une partie d’entre elleux, de bénéficier du droit du sol et d’acquérir la nationalité française (Chaussy et al. 2019). Enfin, parmi les personnes étrangères nées hors de Mayotte et qui habitent dans un logement précaire, près d’une personne sur deux (48 %) est arrivée en France il y a plus de dix ans.

Alors que l’enquête logement de l’Insee ne renseigne pas sur le statut des étranger·ères au regard du droit au séjour, les enquêtes de Harappa offrent de précieux compléments. Sur les 2 005 ménages habitant dans des quartiers d’habitat précaire recensés, près des deux tiers (61 %) comptent un·e chef·fe de famille en situation régulière (français·e ou étranger·ère). À l’échelle des individus (et non plus des ménages), sur l’ensemble des adultes recensé·es dans une dizaine de quartiers d’habitat précaire, un·e sur deux est en situation régulière sur le territoire (49 %).

L’association faite entre bidonville, habitat illégal et immigration clandestine est donc loin de refléter la réalité du terrain. Les quartiers d’habitat précaire abritent une population composite du point de vue des statuts administratifs, souvent au sein d’une même famille. Mais si une large partie de la population de ces quartiers se trouve légalement sur le territoire, les étranger·ères se trouvent maintenu·es dans une situation administrative précaire par la politique migratoire exceptionnelle conduite à Mayotte. En effet, seuls 8 % des adultes étranger·ères en situation régulière recensé·es par Harappa possèdent un titre de séjour de dix ans [5] ; les autres ne disposent que de titres allant d’un à trois ans. Souvent, ces titres précaires sont renouvelés plusieurs années de suite, parfois pendant plus de quinze ans.

Une précarité économique forte en partie liée à une politique sociale dérogatoire

Au-delà des statuts administratifs, la population des logements précaires se caractérise par un taux d’emploi très faible et inférieur au reste de l’île. Dans plus de 75 % des ménages, la personne de référence n’a pas d’emploi, contre 40 % des ménages résidant dans un logement « en dur ». Or, à Mayotte, l’absence d’emploi formel est fortement corrélée à la pauvreté : la grande majorité des ménages dont la personne de référence est chômeuse ou inactive vit avec moins de 160 euros par mois et par unité de consommation (Merceron 2020).

Cette plus grande précarité est à rapprocher du droit dérogatoire en matière de prestations sociales dans le département. Le régime d’aides sociales offre des prestations bien inférieures à celles existantes en métropole et dans les autres départements d’outre-mer (Baronnet et al. 2020). De plus, l’accès aux prestations sociales pour les individus étrangers y est très restreint, même lorsque ces derniers sont en situation régulière : seuls les individus possédant une carte de séjour de dix ans peuvent y prétendre [6]. Or, comme indiqué plus tôt, ces types de titres sont rarement délivrés sur le territoire.

Par ailleurs, l’inactivité touche plus fortement les femmes dans les logements précaires [7] et le risque de pauvreté qui en découle est renforcé par la distribution des nationalités. Moins souvent françaises que les hommes (16 % contre 28 %), les femmes adultes [8] habitant un logement précaire sont davantage exposées à la pauvreté du fait des restrictions posées aux droits sociaux pour les étrangers à Mayotte. Cet écart est plus marqué dans le bâti précaire : parmi les adultes habitant un logement précaire, 8 % sont des femmes françaises contre 36 % dans le bâti « en dur », soit vingt-huit points d’écart, alors que l’écart n’est que de dix-neuf points pour les hommes [9].

Cette disparité économique liée à la nationalité touche particulièrement les familles monoparentales, plus nombreuses dans le bâti précaire que dans le bâti « en dur », et dans lesquelles l’adulte de référence est, huit fois sur dix, une femme étrangère.

Un régime d’exception qui se dessine en creux des débats nationaux sur la loi « immigration »

À Mayotte, l’association faite entre bidonville, habitat illégal et immigration clandestine est donc très discutable. Les statuts d’occupation des logements y sont très variés, de même que les statuts administratifs des occupant·es : une large partie d’entre elleux se trouvent sur le territoire mahorais de façon régulière. Les habitant·es de ces logements subissent un risque de précarité économique très élevé, notamment dû à un régime d’aides sociales dérogatoire et à une politique migratoire limitant l’accès des personnes étrangères à un titre de séjour durable et par conséquent aux prestations sociales.

Ces éléments entrent en résonance avec les récents débats relatifs à la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » promulguée le 26 janvier 2024. La disposition visant à conditionner l’accès à certaines prestations sociales à une durée de séjour régulier de cinq ans pour les étrangers, dont la procédure d’adoption a finalement été déclarée anticonstitutionnelle, fait écho à l’existence de conditions encore plus restrictives déjà en vigueur à Mayotte. L’effectivité de mesures dont l’adéquation avec les principes constitutionnels est remise en question [10] donne à voir la façon dont les politiques sociale et migratoire déployées dans ce territoire sont soumises de manière ordinaire et banalisée à un régime d’exception, dont la suppression du droit du sol, récemment annoncée par le ministre G. Darmanin, constituerait une énième brique.

Ces multiples dérogations au droit commun témoignent du fait que la départementalisation de Mayotte est allée de pair avec la production d’un état d’infra-droits (Baronnet et al. 2020) qui participe tant au maintien d’une inégalité de droit au sein même de la communauté des nationaux, entre Français·es métropolitain·es et mahorais·es (Roinsard 2022) qu’au renforcement localisé des frontières sociales entre citoyen·nes et étranger·ères (Hachimi Alaoui et al. 2023 ; Palomares et al. 2013). Alors que des élu·es situé·es à droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique ont regretté que la suppression du droit du sol, proposée pour le département, ne soit pas étendue à l’ensemble du territoire national, on peut aujourd’hui craindre que ces exceptions mahoraises ne forment le terrain d’expérimentation de la politique migratoire française.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Mégane Aussedat, « Mayotte : pour une déconstruction de l’association bidonville – illégalité – délinquance », Métropolitiques, 18 avril 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Mayotte-pour-une-deconstruction-de-l-association-bidonville-illegalite.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2029

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