Depuis la fin des années 1990, le constat d’une accentuation des contrastes sociaux dans l’espace métropolitain parisien fait consensus, au point que des termes extrêmes tels que « ségrégation » et « ghetto » sont désormais utilisés couramment dans la sphère publique. Le débat scientifique s’est, quant à lui, cristallisé autour de la théorie de la « ville globale » et de son corollaire, la dualisation sociale et spatiale de l’espace métropolitain (Sassen 1991). Les beaux quartiers, qui s’embourgeoiseraient toujours plus, s’opposeraient à des quartiers « en difficulté » qui tendraient à s’homogénéiser tout en s’appauvrissant (Maurin 2004). Pourtant, bien que très visibles, de telles évolutions ne peuvent pas être envisagées comme exclusives et inéluctables. D’autres études montrent, en effet, que la métropole parisienne s’éloignerait du modèle de la ville duale dans la mesure où, au-delà de ces deux extrêmes, la majorité des espaces pavillonnaires de la grande banlieue continuerait à être habitée majoritairement par les ménages d’employés et d’ouvriers aux revenus moyens (Préteceille 2006).
Comment dépasser les apparentes contradictions de ces différents constats et, donc, comment saisir, dans leur grande subtilité territoriale, les dynamiques qui sous-tendent aujourd’hui la complexité des recompositions sociales dans l’espace métropolitain francilien ? En s’appuyant sur des données sociales localisées et exhaustives, l’enjeu est d’identifier au cours du temps les trajectoires de types de territoires et celles de leur agencement spatial. Ces dernières années, des travaux de ce type ont été menés sur la région parisienne mais, à quelques exceptions près (François et al. 2003), la plupart d’entre eux s’appuient sur les données du recensement et portent donc sur les catégories socio-professionnelles (Rhein 1998 ; Préteceille 2003). Notre étude [1] repose sur un autre choix, celui de l’examen des revenus des ménages franciliens [2]. Outre que l’entrée par les revenus des ménages est largement complémentaire de celle des catégories socio-professionnelles (Chauvel et Chenu 2002), la capacité synthétique [3] de cet indicateur a retenu notre attention.
Notre observation porte sur la période 1990‑2007 avec une attention plus particulière sur les années de 1999 à 2007. Quelques repères dessinent le cadre régional des dynamiques d’ensemble sur lesquelles porte la réflexion. D’une manière générale, partant d’un niveau plus élevé que dans les autres régions de la France métropolitaine, le revenu médian des Franciliens a augmenté moins vite, depuis le début des années 2000, que celui des ménages résidant dans ces autres régions (Aerts et Chirazi 2010). Dans le même temps, les écarts entre les niveaux de revenus des ménages franciliens se sont creusés. En outre, contrairement à ce que l’on observe dans les autres régions, les revenus les plus faibles ont augmenté moins rapidement que les revenus les plus élevés. L’observation de l’évolution des revenus classés par déciles montre également que l’augmentation est d’autant plus forte que l’on considère les tranches élevées de revenus.
Si ces tendances très générales du changement définissent les contours de la réflexion, elles ne disent, en revanche, rien de l’inscription de ces évolutions dans les dynamiques spatiales de la région. Or, la référence à de telles dynamiques est omniprésente dans les débats publics touchant au devenir de cette grande région métropolitaine (Schéma directeur de la région Île-de-France, Grand Paris, etc.). Nous choisissons ici d’attirer l’attention sur les caractéristiques territoriales des dynamiques sociales à l’œuvre en partant de l’observation des inégalités de revenus des ménages inscrites dans le maillage communal. Celui-ci permet à la fois de saisir les disparités sociales de niveau local et de dégager les tendances spatiales de ces disparités à l’échelon de l’ensemble de la région (François et al. 2011). Ce niveau présente, de surcroît, l’intérêt de constituer un cadre pertinent pour certains aspects de la vie quotidienne des citadins, tout comme pour l’action politique, du fait du domaine de compétence des communes en France. Une exploration infra-communale sera par la suite conduite à l’échelle des quartiers.
Embourgeoisement et accentuation de la polarisation sociale
Deux tendances spatiales ont accompagné l’évolution des revenus des ménages dans les communes franciliennes depuis 1990 [4] (figure 1). La première correspond à un processus d’embourgeoisement, qui s’est manifesté de manière continue depuis 1990, suivant un double mouvement de rétraction et de diffusion. Le nombre des communes identifiées comme spécialisées dans la résidence des ménages « très aisés » (type 1) et « aisés » (type 2) a diminué [5], affectant en premier lieu des communes urbaines ou rurales, de poids démographique modeste. Durant la même période, le nombre de communes « plutôt aisées » (type 3) a, quant à lui, augmenté de manière spectaculaire [6], représentant désormais plus le tiers des communes franciliennes, parmi lesquelles un très grand nombre de communes périurbaines des Yvelines, du Val-d’Oise et de l’Essonne.
La seconde tendance, tout aussi vigoureuse et plus attendue, a consisté en une accentuation de la polarisation sociale autour de deux secteurs géographiques extrêmes, à l’ouest et au nord, à la fois de plus en plus opposés socialement et de plus en plus proches géographiquement. Ainsi, en dépit d’une relative rétraction spatiale, le modèle résidentiel spécialisé dans l’habitat des ménages « aisés » et « très aisés », ancré dans un secteur ouest, renforce ses spécificités entre 1999 et 2007 (types 1 et 2), tout en accentuant sa compacité spatiale, en particulier au centre de l’agglomération. Dans le même temps, pour un secteur nord, la spécificité des profils communaux de revenus croît dans le sens d’une plus grande pauvreté relative (types 6 et 7). Sans s’étendre pour autant, ce second secteur gagne en compacité entre 1999 et 2007. Ainsi, les communes appartenant à ces profils sont de plus en plus concentrées en Seine-Saint-Denis, alors que les autres secteurs pauvres (Mantes-la-Jolie et Trappes dans les Yvelines, vallée de la Seine dans le Val-de-Marne, périphéries orientales de la Seine-et-Marne) se rétractent nettement depuis 1999, jusqu’à disparaître pour certains.
Cette accentuation de la force des pôles socio-spatiaux extrêmes est d’autant plus significative que, globalement, à l’échelon de l’ensemble des communes de la région, les liens entre structures sociales et structures de revenus se sont renforcés entre 1999 et 2007. Ainsi, la singularité et l’homogénéité du bloc des communes dites « très pauvres » se sont aussi accentuées au regard d’indicateurs particulièrement discriminants relatifs au chômage, à l’absence de diplôme, aux proportions d’employés, d’ouvriers et d’étrangers. De façon symétrique, les communes définies de plus en plus clairement par leur concentration relative de ménages « aisés » et « très aisés » ont également vu leur singularité sociale s’accroître, tout particulièrement au regard de la proportion des cadres.
Homogénéisation et creusement des discontinuités
On observe donc d’importants remaniements spatiaux au sein de la région. Comment les évolutions de la diversité socio-résidentielle des quartiers ont-elles contribué à ces remaniements ? Le passage à l’échelon infra-communal des Iris apporte certains éléments de réponse (figure 2) [7]. En premier lieu, il est de plus en plus rare de trouver dans une même commune des quartiers relevant des profils extrêmes opposés. Cette exclusion spatiale mutuelle des quartiers socialement les plus spécialisés, déjà forte en 1999, se renforce donc en 2007. Le tissu des quartiers dans les communes « très aisées » ou « très pauvres » tend à s’homogénéiser [8], ce qui va de pair avec une diminution sensible du nombre total de quartiers dits « mixtes » où le profil des revenus est voisin du profil régional (type 5) ou de quartiers dits « pauvres » (type 6). Cette exclusion mutuelle s’accompagne d’une certaine homogénéisation de zones qui avaient en 1999 une plus grande diversité de quartiers de types intermédiaires et qui jouaient le rôle de zones tampons entre secteurs socialement très spécialisés. C’est le cas en périphérie, par exemple, de l’est de la Seine-Saint-Denis ou encore d’une zone de contact entre Val-d’Oise et Yvelines (Ermont, Cormeilles-en-Parisis, Houilles, etc.), où l’on passe d’une mosaïque hétérogène de quartiers de types variés à une domination des quartiers au profil de revenus « moyens » (type 4) et surtout « moyens-aisés » (type 3). Il en va de même à Paris où les beaux quartiers de l’ouest s’étendent aux dépens des quartiers mixtes (9e, 13e arrondissements) et où l’espace de mixité qui subsiste au nord-est ne doit son extension qu’à la raréfaction des quartiers pauvres.
Dans le même temps, les transitions entre grands secteurs observées à l’échelon infra-communal révèlent des discontinuités plus fortes en 2007 qu’en 1999. Colombes, à proximité de la Défense, ou encore, mais dans une moindre mesure, Aulnay-sous-Bois et Sevran en Seine-Saint-Denis, où l’écart entre quartiers pavillonnaires et grands ensembles se creuse, sont dans ce cas de figure. Cette augmentation des contacts relativement brutaux est principalement liée à la présence de poches de pauvreté. Certes, celles-ci sont plus rares en 2007 qu’en 1999 et des quartiers comme la Butte Rouge à Châtenay-Malabry ou les Chênes à Ermont disparaissent de cette catégorie. Mais là où ils résistent, le plus souvent quand ils sont plus étendus et peuplés, par exemple à Chanteloup-les-Vignes, Clichy–Montfermeil ou Bagneux, ces poches de pauvreté contrastent plus violemment avec leur environnement immédiat, qui, a contrario, s’embourgeoise et s’homogénéise. Ailleurs, le processus de gentrification, très visible à l’échelon infra-communal, peut, à l’inverse, localement, brouiller les discontinuités préexistantes de manière temporaire. À ces exceptions près, à la fin des années 2000, les voisinages des quartiers offrent donc une diversité socio-résidentielle beaucoup moins grande qu’une dizaine d’années auparavant et ils engendrent plus souvent des discontinuités spatiales fortes, ce qui sous-tend les recompositions identifiées à l’échelon communal.
Les positions extrêmes pour les profils de revenu sont assez logiquement associées à une très faible diversité infra-communale, comme à Neuilly-sur-Seine (6) ou à Gennevilliers (5). Quasi inexistante dans le premier cas, une certaine diversité est cependant suggérée dans le second avec deux quartiers au profil plus moyen, ce qui illustre un fait régional, à savoir une moindre tolérance à la diversité interne dans les communes « très aisées ». De leur côté, les communes en position moins extrême (« moyennes-aisées » et « mixtes »), comme Puteaux (7) ou Courbevoie (3), peuvent parfois n’offrir qu’une faible diversité interne : les différents quartiers participent alors d’un même type communal. Le plus souvent, néanmoins, elles conjuguent une large palette de quartiers comme à Colombes (2), à La Garenne-Colombes (4) ou à Asnières (1), dont la mixité sociale est clairement inscrite dans la diversité de leurs territoires de proximité. Ces communes sont traversées par la ligne régionale de démarcation entre les deux pôles extrêmes.
Vers un report des ménages pauvres dans les périphéries externes ?
On peut donc conclure à une réduction globale, entre 1999 et 2007, de la diversité socio-spatiale, ce qui dénote un double mouvement d’accroissement des contrastes spatiaux et de simplification du modèle de division sociale de l’espace.
Cette simplification résulte d’une opposition plus marquée entre les deux pôles de communes extrêmes qui ont vu à la fois leur singularité (surconcentration des situations de grande précarité ou de grande richesse), leur homogénéité et leur compacité augmenter. Si l’on peut donc conclure à une accentuation de la polarisation spatiale en Île-de-France, les dynamiques observées n’aboutissent, cependant, pas à un espace métropolitain totalement dual. En effet, une grande majorité des communes situées en position intermédiaire entre ces deux pôles ont, en même temps, été marquées par un processus d’embourgeoisement engagé depuis 1990.
Ce faisant, le modèle régional de 2007 apparaît moins organisé qu’il ne l’était encore en 1990 selon une logique sectorielle. Cette logique reste certes puissante en petite couronne, avec l’expansion du secteur « aisé » de l’ouest et la rétraction du secteur « pauvre » autour d’un noyau compact au nord de Paris, mais on assiste, au-delà, à une homogénéisation de la grande couronne, les quartiers moyens-aisés s’y diffusant depuis les marges du secteur favorisé aux dépens des quartiers mixtes et les îlots des communes du type « pauvre » y étant progressivement effacés [9].
Cette conclusion fait néanmoins surgir une nouvelle question. Le périmètre géographique de l’étude n’occulte-t-il pas une exclusion des ménages aux revenus pauvres et moyens qui n’auraient plus leur place à l’intérieur de la région ? Beaucoup de chercheurs et d’acteurs locaux attirent aujourd’hui l’attention sur le desserrement de la population francilienne (Nolorgues 2010 ; Beaufils et Louchart 2010), et en particulier sur l’arrivée de ménages pauvres dans les périphéries externes de l’Île-de-France. L’étude des inégalités socio-spatiales et de leur évolution ne peut plus aujourd’hui faire l’impasse sur le devenir de ces franges franciliennes où passe désormais l’une des lignes de fracture de la métropole et où s’exprime, comme dans une bonne partie de la France périurbaine, un fort « sentiment d’abandon » (Davezies 2012).
Bibliographie
- Aerts, A. et Chirazi, S. 2010. « Les revenus des ménages entre 2002 et 2007. Un rééquilibrage entre territoires mais des disparités dans les pôles urbains », Insee Première, n° 1309.
- Beaufils, S. et Louchart, P. 2010. « Creusement du déficit migratoire francilien, quels enseignements ? », Cahiers de l’IAU, n° 153, p. 21‑23.
- Chauvel, L. et Chenu, A. 2002. « Enjeux et usages des catégories socioprofessionnelles : traditions nationales, comparaisons internationales et standardisation européenne », entretien avec Marco Oberti et Edmond Préteceille, Sociétés contemporaines, n° 45‑46, p. 157‑186.
- Davezies, L. 2012. La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris : Seuil.
- François, J.-C., Mathian, H., Ribardière, A. et Saint-Julien, T. 2003. Les disparités des revenus des ménages franciliens en 1999 : approches communale et infra-communale et évolution des différenciations infra-communales 1990‑1999, Paris : UMR Géographie-cités/DREIA Île-de-France.
- François, J.-C., Fleury, A., Mathian, H., Pavard, A., Ribardière, A. et Saint-Julien, T. 2011. Les disparités de revenus des ménages franciliens. Analyse de l’évolution 1990‑1999‑2007, Paris : UMR Géographie-cités/DREIA Île-de-France.
- Maurin, É. 2004. Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris : Seuil.
- Nolorgues, F. 2010. « Quelle consommation d’espace dans les franges franciliennes. Le Bassin parisien, une méga-région ? », Cahiers de l’IAU, n° 153, p. 27‑28.
- Préteceille, E. 2003. La division sociale de l’espace francilien. Typologie socio-professionnelle 1999 et transformations de l’espace résidentiel 1990‑99, Paris : Observatoire sociologique du changement (FNSP/CNRS).
- Préteceille, E. 2006. « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? La métropole parisienne entre polarisation et mixité », Sociétés contemporaines, vol. 62, n° 2, p. 69‑93.
- Rhein, C. 1998. « The working class, minorities and housing in Paris, the rise of fragmentations », GeoJournal, vol. 46, n° 1, p. 51‑62.
- Sassen, S. 1991. The Global City. New York, London, Tokyo, Princeton : Princeton University Press.