Comment produire de nouveaux espaces publics à partir des espaces urbains en friche en temps d’austérité budgétaire ? Barcelone, souvent citée comme un modèle de l’aménagement des espaces publics (Fleury 2004 ; Martí i Casanovas 2004) au service de la transformation urbaine, au point qu’un « modèle barcelonais » (Marshall 2000) a pu être identifié, est confrontée aux enjeux de l’urbanisme en temps de crise (Bourdin 2010). À la faveur de l’alternance politique, avec l’arrivée du centre-droit nationaliste à la tête de la municipalité barcelonaise en 2011 (après plus de trente ans de gouvernement socialiste), un nouveau modèle de réaménagement des espaces publics est expérimenté à partir de 2012, sur le principe d’une gestion temporaire participative. Cet article examine ce nouveau mécanisme de production et de gestion temporaire de l’espace public, entrepris par la mairie de Barcelone entre octobre 2012 et avril 2013.
Urbanisme temporaire, expériences internationales
Le Pla Buits (« Plan Buits » [1]) s’inscrit dans une nouvelle tendance observable dans divers pays : le développement d’un urbanisme temporaire. En témoigne, par exemple, l’expérience de Glasgow (« Stalled Spaces », depuis 2010)2. La municipalité écossaise, en collaboration avec l’organisation gérant les logements sociaux (Glasgow Housing Association), accorde un budget aux « communities » qui animent temporairement des espaces vacants. Cette initiative s’inspire à son tour d’autres programmes de redynamisation de friches résultant de la stagnation du marché immobilier, comme les projets décrits dans un article du San Francisco Chronicle intitulé « Efforts to turn empty lots to a glass half full ». D’autres pratiques, intrinsèquement liées à l’agriculture urbaine ou à l’éducation environnementale, se développent aussi de façon temporaire dans des espaces délaissés, avec le soutien des pouvoirs municipaux, comme à Londres (avec des projets tels que « Vacant Lot », lancé en 2006, ou « Capital Growth », dont le but initial était de créer 2 012 nouveaux espaces collectifs de culture alimentaire avant fin 2012).
Dans ces différents cas, les municipalités cherchent un aménagement à moindre coût, par la cession temporaire et gratuite d’un espace public, pour un usage non lucratif, à une entité gestionnaire qui peut s’inscrire dans une forme de mécénat. Cette recherche de nouvelles formules qui visent l’entretien des espaces publics par des fonds privés marque un tournant vers la libéralisation des espaces vides du tissu urbain, directement inspirée des expériences de fundraising [2] des parcs et des jardins aux États Unis [3].
Le programme : un programme en rupture avec le modèle barcelonais ?
La municipalité de Barcelone et son modèle urbanistique sont passés d’un agenda politique local, motivé par une volonté de redistribution à l’échelle du quartier dans les années 1980, à un modèle centré sur le rayonnement international et le développement économique, basé sur des transformations à grande échelle dans les années 1990 (Martí i Casanovas 2004 ; Capel 2005 ; Casellas 2006). Ce modèle serait remis en cause par la conjoncture actuelle de crise économique, qui a des incidences sur la conception de l’espace public. La raréfaction actuelle des financements semble conduire à un renouvellement des modes de production des espaces publics. En effet, le Pla Buits s’inscrit en décalage par rapport aux interventions unitaires menées auparavant. Ce programme propose à des organisations externes de trouver des solutions spécifiques à chaque cas. Le programme, conçu par la direction de l’urbanisme (Hàbitat Urbà) de Barcelone, a mis au concours, entre le 1er novembre 2012 et le 1er février 2013, la gestion temporaire, pour une durée d’un à trois ans, de dix-neuf friches urbaines du domaine public, sur lesquelles il est prévu dans le plan local d’urbanisme (Pla General Metropolità, de 1976) de bâtir des logements, des équipements, des voiries ou d’aménager des espaces verts. Les friches sont distribuées de façon homogène entre les dix districts barcelonais. Si la distribution se veut égalitaire dans l’ensemble de la ville, les surfaces concernées sont, en revanche, très hétérogènes, allant de 100 m² à 1 000 m².
La mairie cède gratuitement ces espaces à des collectifs et à des associations, recensés dans le fichier municipal des entités citoyennes sans but lucratif (Fitxer General d’Entitats Ciutadanes), pour qu’elles les aménagent en y implantant des activités d’intérêt public ou d’utilité sociale. Les activités proposées doivent être temporaires, se développer dans des structures provisoires et présenter un caractère éducatif, sportif, ludique, culturel ou artistique [4]. Les organisations dont les projets sont sélectionnés obtiennent une licence d’occupation temporaire, qui permet un usage privatif et un aménagement sur fonds propres et réversible de ces espaces. Il s’agit d’un mode précaire d’aménagement des lieux publics urbains : la cession temporaire est susceptible de révocation de la part de la mairie pour des raisons d’intérêt public.
La sélection des projets par le jury : la prévalence des potagers urbains
L’analyse des résultats du concours [5] (Orduña‑Giró 2013), connus en avril 2013, révèle que le jury penche nettement en faveur de projets liés à l’agriculture urbaine : dix espaces sur les quatorze finalement cédés vont accueillir des initiatives liées à l’agriculture urbaine, essentiellement des potagers urbains. Aucun potager n’a été mis de côté durant le processus de sélection, alors que les projets non retenus affichent des thématiques très variées (activités sportives, artistiques, pédagogiques, de coopération au développement, de cirque, etc.).
Les potagers urbains présentent des atouts logistiques et semblent bien s’adapter aux intérêts de la mairie. Ils impliquent une viabilisation minimale et constituent une économie pour les services municipaux d’entretien. En outre, ils sont fermés avec le consentement des riverains. Ne restant disponibles que pour les usagers qui participent à leur entretien, ils permettent l’appropriation régulée d’un espace en friche.
Enfin, ils correspondent à la volonté de la mairie de Barcelone de favoriser depuis 1997 l’agriculture urbaine à travers la « Xarxa d’horts urbans de Barcelona » [6] (« Réseau de potagers urbains de Barcelone »). Au nom de l’amélioration de la qualité de vie et du besoin de loisirs en plein air, les potagers sont parés de valeurs sociales et écologiques. L’agriculture urbaine est perçue comme une activité susceptible de valoriser les personnes qui l’exercent et d’inculquer des valeurs environnementales de préservation et de valorisation de la nature. Parallèlement, les potagers urbains constitueraient des espaces de rencontre intergénérationnelle. Enfin, en période de crise caractérisée par des taux de chômage élevés, l’agriculture urbaine serait l’occasion de s’occuper à l’air libre et encouragerait les relations sociales.
Quelle place pour la participation ?
Ce programme interroge aussi les modalités de la participation à l’aménagement des espaces publics à Barcelone. Répondant à l’« injonction participative » (Bacqué 2005), le Pla Buits vise à faire converger l’aménagement d’espaces délaissés et certaines demandes citoyennes. D’autres cessions d’espaces publics pour des usages collectifs avaient déjà eu lieu dans le passé, mais la mairie répondait alors à la demande d’un collectif. L’instauration de ce cadre normatif lui permet d’avoir la maîtrise des cessions temporaires au profit d’une approche globale. Elle choisit les espaces à céder avec les représentants des districts et sélectionne, à travers une commission d’évaluation dont seulement un tiers des membres sont externes à la municipalité, les activités et les organisations qui lui semblent les plus adéquates.
À cet égard, l’intention poursuivie par la municipalité est d’ordre exclusivement gestionnaire ou managérial (Bacqué 2005). Il ne s’agit pas de demander aux habitants ce qu’ils veulent, mais de les inciter à faire eux-mêmes. La participation pratiquée et réglementée par la municipalité de Barcelone mêle des objectifs gestionnaires et d’ordres social et politique, en encourageant le développement du lien social et en « fabriquant des citoyens » plus responsables (Bacqué 2005). Parmi les organisations susceptibles d’y participer se trouvent les associations de quartier, acteurs traditionnellement importants dans les transformations urbanistiques des villes espagnoles (Franquesa 2007). De fait, la dimension locale du porteur de projet est un facteur important [7] du choix de sélection : seulement un des huit projets présentés par des associations de riverains n’a pas été retenu.
L’analyse du programme montre que la participation et l’élaboration de propositions pour les espaces mis au concours sont conditionnées par l’existence d’une revendication préalable, le manque ou l’abondance d’espaces publics proches, la densité de population, les transformations vécues dans le quartier, l’historique des mouvements sociaux et d’appropriations informelles de l’espace, ou la sensation de désengagement de la mairie ressentie par certaines associations (Orduña‑Giró 2013).
Ainsi, dans le cas de la friche Carrer (rue) del Consell de Cent, différents atouts expliquent un résultat consensuel au concours. Son cadre urbain (Nova Esquerra de l’Eixample) est caractérisé par un tissu bâti compact traversé par des voies de circulation automobile très fréquentées, une densité de population très élevée et un manque d’équipements, conférant une importance spéciale à cette friche délaissée. Surtout, avant le concours, des collectifs et des riverains organisés s’étaient déjà fortement mobilisés, et un consensus existait pour le développement d’un seul projet, finalement retenu par le jury.
Dans d’autres cas, comme celui de l’espace Carrer de la Farigola, le programme n’a pas réussi à intégrer les revendications préalables et illustre, par les conflits qu’il révèle ou provoque, les enjeux de la régulation urbaine (Jacquot 2009). La Carrer de la Farigola se trouve dans un secteur de la ville (Vallcarca i Penitents) qui connaît une transformation urbanistique longue et complexe [8]. Étant donné le mécontentement et la méfiance des habitants du quartier envers la municipalité, il a été difficile de trouver des collaborateurs. En outre, l’assemblée du quartier [9] a contesté la décision d’inclure l’espace en le cataloguant comme « vide », quand il s’agit « d’un des espaces publics et identitaires de Vallcarca, où se développent différentes activités de quartier depuis longtemps » [10]. C’est la fonction normalisatrice du concours qui est là visée. En effet, la procédure du concours légitime certains usages, tout en évinçant des pratiques se déployant déjà dans certaines de ces friches. Finalement, le jury du Pla Buits n’a sélectionné aucun projet pour cet espace, et les collectifs continuent à y déployer leurs activités.
Conclusion
Le Pla Buits constitue un changement et peut-être une nouvelle période dans le traitement des espaces publics barcelonais, liés à la réduction des dépenses publiques affectées à l’urbanisme. Nous y repérons trois éléments d’innovation. En premier lieu, le plan s’adapte au contexte d’austérité budgétaire, constituant non seulement une réponse au manque de ressources économiques, mais aussi une façon d’aborder l’utilisation d’espaces vides en garantissant l’équilibre des finances locales. Le programme teste aussi une nouvelle manière de mettre en rapport l’administration municipale, les organisations du troisième secteur et les riverains. Enfin, il s’agit d’une tentative de formaliser la gestion temporaire d’espaces sans usage : par la procédure du concours, la municipalité garde la maîtrise de la définition des usages et des acteurs légitimes. Au lieu de rédiger un plan stratégique pour l’aménagement des espaces libres à usage collectif, la municipalité barcelonaise teste les possibilités d’un levier temporaire dans la planification urbaine. Cette nouveauté pourrait mener à une remise en cause des règles urbanistiques adaptées aux usages pensés comme définitifs au profit d’une flexibilisation en faveur des usages provisoires des espaces libres.
Bibliographie
- Bacqué, M.‑H. (dir.). 2005. Gestion de proximité et démocratie participative, Paris : La Découverte.
- Bourdin, A. 2010. L’Urbanisme d’après crise, Paris : Éditions de l’Aube.
- Capel, H. 2005. El modelo Barcelona : un examen crítico, Barcelone : Ediciones del Serbal.
- Casellas, A. 2006. « Las limitaciones del “modelo Barcelona”, una lectura desde Urban Regime Analysis », Documents d’Anàlisi Geogràfica, n° 48, p. 61‑81.
- Fleury, A. 2004. « Espace public », Hypérgeo.
- Franquesa, J. 2007. « Une valeur foncière d’avenir : l’identité », L’Homme et la Société, n° 165‑166, p. 45‑64.
- Jacquot, S. 2009. « La participation au service de la régulation urbaine dans le cadre des projets urbains et patrimoniaux à Gênes, Italie et à Valparaiso, Chili », Geographica Helvetica, vol. 64, n° 4, p. 227‑234.
- Marshall, T. 2000. « Urban Planning and Governance : Is There a Barcelona Model ? », International Planning Studies, vol. 5, n° 3, p. 299‑319.
- Martí i Casanovas, M. 2004. A la recerca de la civitas contemporània. Cap a una cultura urbana de l’espaipúblic : l’experència de Barcelona (1979‑2003), thèse de doctorat, département d’urbanisme et aménagement du territoire, Universitat Politècnica de Catalunya.
- Orduña-Giró, P. 2013. Production participative d’espaces publics temporaires. Le programme Pla Buits à Barcelone, mémoire de master 1, université Paris‑1 Panthéon-Sorbonne.