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Essais

La police et les « médinas algériennes » en métropole

Argenteuil, 1957-1962

Le drame du métro Charonne, que l’on commémore aujourd’hui cinquante ans après, rappelle que la guerre d’Algérie s’est aussi déroulée en métropole. Analysant le cas d’Argenteuil, Emmanuel Blanchard montre ici combien le contrôle des territoires d’implantation algérienne fut un enjeu majeur de la guerre.


Dossier : L’empreinte de la guerre d’Algérie sur les villes françaises


Dès les années 1920, la ville d’Argenteuil fut un des principaux lieux de concentration des émigrés d’Afrique du Nord en région parisienne. Cette « colonie des Nord-Africains d’Argenteuil » (Mauco 1932, p. 346) ne manqua pas d’attirer attention et inquiétudes, sans pour autant susciter de véritables interventions des pouvoirs publics. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans une ville en partie détruite, s’érigea autour d’un château en ruines (le château Mirabeau situé au « Marais ») un des premiers bidonvilles répertoriés par les pouvoirs publics. C’est en son sein que fut tué le premier policier par des nationalistes algériens sur le territoire métropolitain (18 octobre 1957). Ce meurtre marqua à la fois une nouvelle étape dans l’emprise des forces de l’ordre sur la population algérienne et un redéploiement spatial et résidentiel des Algériens d’Argenteuil. Les opérations de police affectèrent aussi leur possibilité de circuler sans que ces dispositifs discriminatoires n’affaiblissent durablement le Front de libération nationale (FLN).

Une circulation entravée

Les opérations de police telles que les descentes dans les hôtels, les barrages routiers, les contrôles d’identité, les encerclements de quartiers entiers affectèrent l’ensemble des émigrés d’Afrique du Nord. Les forces de l’ordre ne distinguaient pas les militants nationalistes des autres « Nord-Africains ». Les premiers étaient, d’ailleurs, souvent découverts postérieurement à leur interpellation et non identifiés préalablement grâce à un travail d’enquête.

Au-delà des restrictions à la liberté de passage entre les départements du nord et du sud de la Méditerranée introduites en 1956 (Blanchard 2011), ces modalités d’action policière réduisirent les possibilités de déplacement des Algériens à l’intérieur même de la ville. Le « couvre-feu » – un simple « conseil » donné par le préfet de police, sans fondement juridique – adopté en septembre 1958, en représailles aux attentats perpétrés par le FLN dans la nuit du 24 au 25 août 1958, ne s’appliqua pas au seul département de la Seine (Thénault 2008a). Les « rues de Paris et de la banlieue parisienne » évoquées dans le communiqué et la note de service de la préfecture de police comprenaient aussi le département de la Seine-et-Oise :

« Dans la grande majorité, les Français musulmans [1] s’abstiennent de sortir entre 21 h 30 et 6 h du matin. Cependant, si les mesures récentes ont le mérite de limiter les actes terroristes de nuit, elles n’empêchent nullement le processus habituel des collectes de fonds, menaces et agressions dont est coutumier le mouvement frontiste. » [2]

Les forces de l’ordre ne cherchèrent pas à faire strictement appliquer ce couvre-feu. Au contraire de celui d’octobre 1961, il n’a, d’ailleurs, laissé aucune trace dans la mémoire des personnes interrogées. La plupart des Algériens s’abstenaient, en effet, de sortir la nuit, par peur des contrôles policiers, mais aussi des règlements de compte entre nationalistes, généralement perpétrés la nuit. Les couvre-feux de 1958 et 1961 ne firent donc que resserrer un étau bien réel tout au long de la période : les déambulations nocturnes de tout « Nord-Africain » étaient a priori considérées comme suspectes et, pour échapper aux contrôles d’identité à l’issue incertaine, mieux valait rester chez soi.

Les propriétaires d’automobile étaient soumis à des contrôles encore plus rigoureux. Comme les « groupes de choc » [3] n’intervenaient pas dans la localité de résidence de leurs membres, ils se déplaçaient le plus souvent en voiture. Plutôt que de constituer un parc de véhicules, le FLN prit le parti, plus économe et plus discret, d’emprunter pour des missions ponctuelles ceux de membres ou de sympathisants. À l’occasion, ces propriétaires de voiture, qu’ils soient consentants ou non, étaient, d’ailleurs, chargés de conduire les membres des « commandos » sur les lieux de leurs actions. À une époque où les véhicules personnels étaient encore peu répandus dans les classes populaires, les soupçons des policiers se portaient sur tout Algérien possesseur d’une voiture. C’est dans ce contexte qu’à partir de l’été 1958 fut mis en place un ensemble de dispositions visant à permettre la « mise en fourrière […] de tout véhicule suspect » [4]. Dans ce cas aussi, il n’y avait pas de fondements légaux à cette mesure discriminatoire. Il ne fut donc jamais reconnu officiellement qu’elle visait tous les « Français musulmans d’Algérie », même si, dès le mois d’août 1958, les consignes avaient été particulièrement claires sur ce point :

« J’attends de l’application ferme de ce texte, la paralysie complète de la circulation des véhicules de toute nature, voitures, camions, scooters, etc., utilisés par le FLN […]. Je vous invite, en conséquence, à donner, à tous les services qui relèvent de votre autorité, les directives nécessaires pour que tous ces véhicules soient interceptés et que leur mise en fourrière vous soit proposée. » [5]

Malgré l’insistance du ministère, il n’y avait en mai 1959, pour toute la Seine-et-Oise, que deux voitures mises en fourrière. Les voitures et les cyclomoteurs font, en effet, partie des attributs principaux qui facilitent l’identification policière. L’objectif du ministère de l’Intérieur d’aboutir à « une paralysie totale de la circulation automobile (ou par tout autre moyen mécanique) sur le territoire métropolitain des FSNA [Français de souche nord-africaine] suspects » [6] heurtait ainsi d’autres priorités policières. Les mouvements des Algériens furent, cependant, largement entravés : la multiplication des barrages routiers et leurs cohortes de contrôles n’incitaient pas aux déplacements et la possession d’une voiture était bel et bien un facteur de suspicion au regard policier.

Résorption du bidonville et relogement : la raison policière

Les limitations à la liberté de circulation sur le territoire métropolitain doivent être considérées en lien avec les espaces dans lesquels les Algériens étaient autorisés à s’installer. Il n’y eut, en ce domaine, aucune intervention (infra-)législative, mais les difficultés économiques et la xénophobie avaient contraint les Algériens à habiter dans les interstices des villes, que ce soit dans des hôtels et garnis qui composaient un « habitat ségrégué » ou dans diverses formes de « squattage » de bâtiments insalubres ou d’espaces publics (Michel 1956). Argenteuil était particulièrement emblématique de cette séparation de l’habitat algérien de celui du reste de la population, même immigrée. Les forces de police ne s’aventuraient ainsi que très peu dans les bidonvilles du Marais. Bien que dotés de leurs propres commerces, ces quartiers étaient, cependant, loin d’être autarciques. Les contrôles et les rafles étaient donc, en général, effectués quand les résidents des bidonvilles en sortaient pour travailler ou pour se rendre dans les lieux de loisirs, en particulier les cafés et les « cinémas arabes » [7], situés en centre-ville.

À partir de 1958, du fait de la création, deux ans auparavant, de la Sonacotral (Société nationale de construction pour les travailleurs algériens), mais surtout parce que les priorités policières avaient changé, une nouvelle répartition des espaces de résidence fut mise en œuvre. Les bidonvilles d’Argenteuil n’apparaissaient plus comme des moyens de circonscrire la population algérienne et les violences intestines du mouvement nationaliste, mais s’apparentaient de plus en plus à des bases arrière « impénétrables » du FLN. Ils devaient donc être éradiqués et leurs habitants relogés dans des foyers.

Au grand dam de la mairie communiste, qui réclamait ces interventions depuis la fin des années 1940, ils ne furent détruits qu’à la fin de l’année 1958, dix ans après leur implantation. Ce long délai s’explique principalement par deux raisons. D’une part, il ne pouvait être envisagé de détruire des centaines de « baraques » tant qu’un programme minimum de relogement n’était pas financé et réalisé, ce qui renvoyait aux difficultés de coordination entre les échelons préfectoraux et les municipalités, en particulier communistes, dont les autres édiles se réjouissaient qu’elles aient à supporter le poids du « problème nord-africain ». D’autre part, le bidonville constituait une sorte de point de fixation pour les violences générées par la lutte pour l’indépendance algérienne et servait donc la stratégie de containment des policiers locaux [8].

Tant que la violence ne débordait pas des alentours du château Mirabeau, elle était tolérée par les forces de police, qui n’y patrouillaient pas souvent. Fin 1957, la mort de l’officier de police Badens marqua un tournant. Le bidonville, dont la population avait considérablement augmenté dans les mois précédents, apparut alors comme une forteresse à partir de laquelle les nationalistes pouvaient opérer sans trop avoir à craindre les représailles des policiers : ceux-ci connaissaient, en effet, trop mal la « médina algérienne » [9] pour s’y déployer avec efficacité. Au-delà du fait que la violence nationaliste s’était retournée contre les forces de l’ordre, les règlements de compte entre le Mouvement national algérien (MNA) et le FLN avaient atteint une telle intensité qu’il était devenu impossible de les ignorer [10]. Au seul bidonville, on aurait « compté jusqu’à six meurtres en une semaine » [11]. À plusieurs reprises, il avait été le théâtre de véritables scènes de guerre. Ainsi, le 8 décembre 1957, en début de matinée, le bidonville du château Mirabeau fut-il encerclé par une quarantaine de « nationalistes » en armes – sans doute des membres du MNA venus de villes voisines – qui, sous la menace, se firent remettre des fonds par les résidents présents sur place. Dans la soirée du 4 mars 1958, plusieurs messalistes attaquèrent la partie sud du bidonville dans laquelle se concentraient les Tunisiens. Cette attaque, suivie d’une tentative d’incendie, fut d’une violence extrême : elle occasionna deux morts et 70 douilles de différents calibres furent relevées par les services de police arrivés trop tard pour effectuer la moindre interpellation.

Ce dernier attentat, sans qu’il soit possible de prouver qu’il avait été toléré par les forces de l’ordre, servit les desseins des autorités. Depuis l’automne, elles avaient pris la décision de « résorber le bidonville d’Argenteuil » et, pour ce faire, d’accorder un rôle majeur à la police. Les commissaires étaient notamment chargés de désigner les personnes à déplacer en priorité. Depuis plus d’un an, la mairie, qui, sur cette question, collaborait étroitement avec la police locale, avait pris un arrêté de « démolition des baraques vides du bidonville ». Il était resté sans suite faute de nouveaux logements disponibles pour libérer d’éventuels « cabanons ». Le départ de plusieurs dizaines de Tunisiens affolés par l’attentat dont ils venaient d’être la cible fut mis à profit pour reconquérir du terrain et expulser ceux de leurs compatriotes qui n’avaient pas pris la fuite. Les photos prises au cours de l’opération de « réduction du bidonville » montrent ainsi que toutes les baraques évacuées n’étaient pas vides au moment où elles furent incendiées sous l’action conjointe d’une dizaine de policiers, d’agents du « service de la voirie » et de pompiers [12].

À la fin de l’année 1958, le bidonville du château Mirabeau était « totalement résorbé », alors même qu’un seul centre d’hébergement provisoire d’une soixantaine de places avait été inauguré en octobre 1957. Les foyers de la Sonacotral, les premiers à ouvrir en métropole, ne vinrent que plus tard : un premier, de 240 places, en janvier 1959, un deuxième, de 150 lits, en novembre 1959. Ces ouvertures, discutées de longue date, avaient été permises par la levée des blocages institutionnels (localisation, financement, etc.) et politiques (notamment l’opposition de riverains à la création de ces foyers) à la suite de l’émoi suscité par l’attaque des policiers en octobre 1957. Il était alors apparu que le bidonville posait un problème sécuritaire majeur qui devait être « éliminé », bien que les solutions durables de relogement fussent proposées en nombre nettement insuffisant. Selon les personnes en charge du dossier au niveau préfectoral, les opérations de résorption des bidonvilles ne pouvaient, en effet, être envisagées que quand ils disposaient de « la moitié des places » nécessaires au relogement [13]. Même dans ce cas, elles savaient pertinemment que « le bidonville (réduit) se déplace et s’installe ailleurs ». Cela restait, cependant, un moyen de délocaliser les difficultés et de désorganiser les nationalistes.

À Argenteuil, même après les constructions de nouveaux foyers au début des années 1960 [14], ce ratio était loin d’être atteint : les quelques centaines de places ouvertes étaient très insuffisantes en regard des 1 500 à 2 500 résidents qui habitaient au château Mirabeau avant que ne commencent les opérations de destruction. Les terrains autour du château Mirabeau furent, certes, dédiés à la construction d’installations sportives et industrielles, mais de multiples micro-bidonvilles réapparurent dans les interstices de la ville. De l’autre côté de la Seine, le bidonville de Nanterre vit sa population gonfler par l’arrivée des expulsés du Marais d’Argenteuil, où les hôtels et garnis du centre-ville continuèrent d’accueillir la majorité des Algériens de la ville. En dépit de quelques rares fermetures, motivées par des raisons plus politiques que sanitaires, leur suroccupation fut constante. Le FLN y était solidement implanté et trouvait dans ce mode de logement un moyen efficace d’organiser ses collectes et de diffuser ses consignes.

En dépit du sous-dimensionnement des programmes de construction de foyers, les spécialistes des « affaires musulmanes » au ministère de l’Intérieur se plaignirent jusqu’en 1961 de ce que les centres d’hébergement ouverts par les pouvoirs publics rencontraient peu de succès, en raison notamment de consignes diffusées par les responsables nationalistes. À Argenteuil, les difficultés de logement étaient, cependant, telles que les foyers furent vite peuplés. Le FLN n’organisa pas leur boycott, car il put rapidement les contrôler. Devant ses pouvoirs d’organisation et de représailles, les chefs de centre – en majorité des anciens fonctionnaires ou militaires d’Algérie – fermaient les yeux, voire même facilitaient les collectes de cotisations et la diffusion des consignes d’une organisation qui savait imposer une discipline certaine aux résidents. Les établissements de la Sonacotral étaient, certes, directement reliés au tableau d’alarme du commissariat central d’Argenteuil, mais c’était moins pour tenter d’imposer un ordre policier que pour essayer d’assurer une sécurité toute relative au personnel. La meilleure garantie restait, cependant, de ne pas s’opposer aux desseins du FLN. Ceux qui s’y risquaient encouraient des mesures de représailles pouvant aller jusqu’au meurtre : le gérant d’un foyer de Poissy fut tué le 16 avril 1957, celui d’un centre d’hébergement de Saint-Cyr-l’École le 8 juin 1958, un conseiller social fut abattu à Gennevilliers en octobre 1960...

Les services de police ne tirèrent ainsi nul avantage de cette réaffectation des Algériens dans l’espace de l’habitat local. Les limites à l’encadrement de cette population tenaient, d’ailleurs, aussi aux insuffisances de l’institution policière : ainsi, bien après que le bidonville du château Mirabeau fut démantelé, le ministère de l’Intérieur, ignorant des réalités locales, continuait d’y assigner à résidence des Algériens libérés des camps d’internement de métropole. De son côté, la police d’Argenteuil était souvent incapable de retrouver la trace administrative d’individus qu’elle avait pourtant signalés, fichés voire même arrêtés. Une telle impéritie bureaucratique ne pouvait que contribuer à renforcer le FLN.

Le FLN, une organisation disciplinaire

La principale organisation nationaliste exerçait ainsi un véritable contrôle policier sur les Algériens de la région d’Argenteuil. La « police FLN », aussi appelée « comité de contrôle et d’espionnage », recensait les « déserteurs de l’organisation » afin que nul ne puisse échapper aux cotisations obligatoires. Elle allait parfois jusqu’à contrôler les identités dans la rue pour s’assurer de la « nationalité » des personnes et pour asseoir son emprise sur l’ensemble des Algériens. Cette logique de contrôle de la population émigrée d’Afrique du Nord et de répression des récalcitrants à l’autorité du Front s’appuyait également sur les commissions de justice. Celles-ci étaient loin de se limiter à des formes de tribunaux révolutionnaires chargés de sanctionner les « traîtres » et autres réfractaires. Dans la région d’Argenteuil, les documents saisis par la police montrent que la commission de justice intervenait dans tous les domaines de la vie quotidienne qui nécessitaient un arbitrage juridique ou moral. Elle avait « pour but de soustraire aux juridictions françaises les musulmans » et de préparer les Algériens « à disposer d’eux-mêmes et à acquérir leur indépendance » [15]. Les policiers locaux découvrirent l’étendue des pouvoirs de la « commission d’arbitrage » au cours de l’hiver 1959-1960. Dans le rapport rendu à ce sujet par deux commissaires, l’absence de mention d’une quelconque coercition ou violence détonne avec les descriptions habituelles de l’activité du FLN. Ce changement d’optique, ainsi que le vocabulaire utilisé, montrent que des cadres de la Sûreté nationale n’étaient pas sans avoir une certaine admiration pour l’organisation mise en place :

« Sur le plan de la compétence “ratione materiae”, sont d’abord portés devant elle les litiges dont auraient à connaître nos juridictions civiles (contrats de vente, séparations entre époux, différends entre hôteliers et locataires, différends entre patrons et employés…) ; mais la “commission de justice” est également saisie de rapports ayant trait à des contestations sur le paiement des cotisations. […] Les décisions sont rendues en présence de deux membres de la commission, de deux témoins “neutres” et des parties. Dans certains cas, elles donnent lieu à l’établissement de rapports contradictoires, dont certains prennent la forme de véritables “mémoires en défense”. Pour les cas très graves, et en particulier quand il s’agit de régler un différend mettant en cause un responsable, la commission se réunit en “plénière”. » [16]

Les commissions de justice étaient saisies de toutes les affaires internes au FLN, notamment celles relatives au (non-)paiement des cotisations. À Argenteuil, elle fonctionnait aussi comme une sorte d’office notarial doublé d’une « juridiction civile » qui intervenait dans les transactions immobilières, dans certaines ventes de biens (voitures, par exemple). Elle arbitrait aussi les conflits relatifs au statut personnel et à la vie familiale, parfois dans un sens étonnamment favorable aux femmes résidant dans la région d’Argenteuil [17].

La commission de justice n’était pas le seul organe du FLN à fonctionner en Seine-et-Oise : un comité de soutien aux détenus (CSD) secourait une partie des militants locaux incarcérés dans les prisons de la région parisienne et d’Algérie ou assignés à résidence dans les camps de métropole (Thénault 2008b). Une commission d’hygiène fonctionnait aussi, et tous les militants étaient supposés appliquer ses prérogatives. Elle se serait attachée à améliorer les conditions d’existence des Algériens et à contrecarrer les comportements de certains hôteliers. Même si tous les responsables locaux n’allaient pas « jusqu’à contrôler la densité de la soupe » [18], la documentation saisie laisse entendre que les hôteliers, très majoritairement algériens, étaient tout de même tenus de respecter un certain nombre de normes en matière d’hygiène et de tarifs. Les résidents pouvaient, en effet, les dénoncer au FLN qui, tout autant que les propriétaires, était garant de l’ordre dans les hôtels et les meublés. Par ces fonctions, le FLN apparaît ainsi comme une organisation de proximité et pas seulement comme un appareil militaire clandestin, organisé selon les principes des partis révolutionnaires.

Le cloisonnement et la clandestinité étaient, d’ailleurs, plus théoriques que réels : à tous les échelons, le FLN gardait l’empreinte d’une société algérienne où les allégeances étaient fondées sur des liens familiaux et communautaires ; au niveau local, l’organisation en cellules, groupes, sections, voire kasmas [19], était assise sur les lieux de résidence. Bien souvent, une cellule regroupait quatre ou cinq personnes qui partageaient la même chambre, et les responsables hiérarchiques, jusqu’au niveau kasma (300 à 350 cotisants), habitaient le même hôtel ou la même rue que leurs subalternes. Les habitants des foyers et des bidonvilles connaissaient aussi de visu les responsables locaux d’une organisation qui, de par son souhait d’apparaître comme un contre-pouvoir crédible, devait s’appuyer sur des cadres connus de leurs « administrés ». Le cloisonnement ne commençait ainsi à être effectif qu’au niveau du secteur (trois ou quatre kasmas). La police locale réussissait parfois à identifier ces responsables intermédiaires du FLN, mais ne connaissait généralement pas le « régional » (responsable de trois ou quatre secteurs), domicilié dans le département de la Seine. En dépit des dizaines d’arrestations de « chefs de kasma », il semble, d’ailleurs, que le FLN ne fut que très rarement désorganisé par l’action policière. Il sut bénéficier à plein des ressources humaines offertes par une ville où l’immigration algérienne était implantée de longue date et vivait, en grande partie, dans les marges de la ville, sans que, jusqu’en 1957, cela n’inquiète véritablement les pouvoirs publics. Ainsi, la ville et les politiques urbaines et de peuplement furent très directement au cœur de la lutte que livrèrent les forces de police contre les indépendantistes algériens.

La radicalisation du conflit algérien montra ainsi les limites d’une politique de refoulement du « problème nord-africain » [20] dans les marges urbaines (les bidonvilles) et résidentielles (certains hôtels et garnis, quasiment dédiés à la seule population algérienne). Il n’en reste pas moins que la dissémination des Algériens dans la ville inquiétait aussi les forces de l’ordre, car cette quasi-invisibilité d’une partie des « Nord-Africains », en particulier ceux qui vivaient loin des « médinas » répertoriés [21], rendait difficile les opérations de contrôle et de surveillance. C’est alors que cette logique policière rencontra celle d’autres acteurs (architectes, intervenants sociaux, hauts fonctionnaires, etc.) intéressés à l’amélioration des conditions de vie des Algériens et désireux que l’intervention étatique permette de fonder de nouvelles résidences collectives (les foyers de la Sonacotral) qui rompent avec l’auto-organisation de l’habitat algérien (Bernardot 2008 ; Hmed 2006). À Argenteuil comme ailleurs, cette politique ne permit ni de résoudre la question du logement des émigrés d’Afrique du Nord ni d’affaiblir le FLN, mais eut des conséquences bien au-delà de la fin de la guerre d’indépendance algérienne.

Bibliographie

  • Berlière, Jean-Marc. 2008. « Policiers et pouvoirs en période de crise : la guerre d’Algérie (1958-1962) » in J.-M. Berlière et al. (dir.), Être policier : les métiers de police(s) en Europe, XVIIIe-XXe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 523-541.
  • Bernardot, Marc. 2002. Loger les immigrés. La SONACOTRA, 1956-2006, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
  • Blanchard, Emmanuel. 2011. La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Paris : Nouveau Monde.
  • Hmed, Choukri. 2006. Loger les étrangers « isolés » en France. Socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), thèse de science politique : Université Paris-1.
  • Mauco, Georges. 1932. Les Étrangers en France. Étude géographique sur leur rôle dans l’activité économique, Paris : Armand Colin.
  • Meynier, Gilbert. 2002. Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris : Fayard.
  • Michel, Andrée. 1956. Les travailleurs algériens en France, Paris : Éditions du CNRS.
  • Thénault, Sylvie. 2008a. « Des couvre-feux à Paris en 1958 et 1961 : une mesure importée d’Algérie pour mieux lutter contre le FLN ? », Politix, n° 84, p. 167-185.
  • Thénault, Sylvie (dir.). 2008b. « L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 92.

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Le livre d’Emmanuel Blanchard : La police parisienne et les Algériens, 1944-1962 (Nouveau Monde éditions).

Pour citer cet article :

Emmanuel Blanchard, « La police et les « médinas algériennes » en métropole. Argenteuil, 1957-1962 », Métropolitiques, 8 février 2012. URL : https://metropolitiques.eu/La-police-et-les-medinas.html

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