Dossier : Effervescences de l’habitat alternatif
Aujourd’hui, en France, le nombre de projets d’« habitat participatif » engagés est d’environ 200 [1]. Ce nombre contraste avec le nombre de projets aboutis, évalué à une vingtaine. Toutefois, l’habitat participatif sort du strict cercle des initiés pour interpeller les acteurs institutionnels de la production de l’habitat, que sont notamment les collectivités locales et les organismes d’HLM. L’habitat participatif peut-il les conduire à repenser leur conception de l’habitat et la mise en œuvre des politiques qui y sont liées ? Est-il voué à « mourir de lui-même » ou à s’institutionnaliser [2] (Comeau 2004) ?
Des intérêts bien partagés
L’argumentaire des groupes d’habitants, comme celui des partenaires sollicités – collectivités et organismes d’HLM –, est éclairant. Il touche d’abord les relations de voisinage, à l’échelle du quartier comme de l’immeuble. D’une part, l’engagement des futurs habitants dans des projets à l’échelle du quartier offrirait des perspectives de redynamisation. D’autre part, les relations entre les habitants, nouées préalablement à l’emménagement, réintroduiraient du lien social, des solidarités, et permettraient d’enrayer d’éventuels conflits. Le partage d’espaces (salle commune, buanderie, atelier, etc.) est présenté comme un moyen pour chaque ménage de réduire la surface de son logement et le coût afférant, pour une qualité de vie jugée meilleure. Les organismes d’HLM présument une gestion facilitée de ces ensembles, dont le coût lui-même pourrait être réduit, puisque les habitants souhaitent en assurer une partie (par exemple, les aménagements extérieurs, de petits travaux, etc.). Les partenaires comme les groupes mettent également en avant l’adéquation entre offre et demande de logement, et son corollaire supposé – meilleure appropriation – puisque les ménages définissent eux-mêmes le programme architectural. Enfin, la connaissance développée par les futurs habitants dans le domaine écologique et leur engagement dans des modes de vie respectueux de l’environnement séduit les partenaires.
De façon générale, les innovations – terme employé par les partenaires – proposées par les groupes sur le plan de la participation, du collectif, des équipements, de l’architecture sont au cœur de l’intérêt des partenaires et un moyen de valoriser leur image et leur activité.
Un mouvement médiatisé et en voie de professionnalisation
L’habitat participatif fait aujourd’hui encore figure d’expérimentation et apparaît essentiellement porté par des ménages militants, éloignés du citoyen lambda, qui agissent en « entrepreneurs politiques » légitimant leur cause sur le plan symbolique « par la référence à des valeurs affirmées (intérêt général, justice, service public, solidarité) » (Garraud 2010).
La sociologie des groupes dont le projet a pu aboutir dessine un profil-type de ménage : temps pour s’investir durablement, compétences techniques (urbanisme, architecture, droit, finances, etc.), compétences en communication, sens du politique et de la négociation… L’enjeu principal auquel est alors confronté l’habitat participatif est celui de sa démocratisation.
De précédents travaux ont montré que la diffusion de l’habitat participatif est conditionnée par une forte médiatisation et une professionnalisation du mouvement, en interne d’une part, et en lien avec les acteurs institutionnels de la production de l’habitat d’autre part (Devaux 2010). La première condition semble plutôt satisfaite. En effet, un basculement s’est opéré dans le traitement médiatique de l’habitat participatif. Confiné à des sphères restreintes au milieu des années 2000, on observe depuis plusieurs mois sa forte montée en puissance dans la presse d’information générale et la presse professionnelle [3], ce qui contribue à amplifier l’intérêt des acteurs institutionnels et accélérer l’entrée de l’habitat participatif dans le champ des politiques publiques. En effet, dans les processus de mise à l’agenda, « le rôle des médias, en particulier, est fondamental » (Muller 2009, p. 32).
La deuxième condition, la professionnalisation du mouvement, paraît, quant à elle, amorcée. En témoigne la fréquentation des Rencontres nationales de l’habitat participatif de novembre 2010 [4] : plus de 30 élus ou représentants de collectivités et 60 « professionnels » de la construction étaient présents, sur un total de 400 participants. La catégorie des « professionnels » regroupe les promoteurs (sociaux essentiellement) et les architectes, ainsi qu’un nouvel acteur : l’accompagnateur de groupes d’habitants, dont l’ambition est explicitement de professionnaliser le mouvement. Cette figure recoupe, en partie, celle du « groupe de “professionnels de la participation” » (Blondiaux 2008), tout en intégrant des compétences spécifiques à la production de l’habitat. Aussi, des profils variés constituent ce nouveau corps professionnel : architectes ou ingénieurs (souvent jeunes) ; spécialistes de la construction écologique ; anciens « aventuriers du quotidien » (Bidou 1984), animateurs d’Ateliers populaires d’urbanisme œuvrant au nom d’une militance « reconvertie » ; nouveaux militants de l’économie sociale et solidaire ; universitaires ; etc. Aussi composite que soit cette figure, elle concourt à une démocratisation des démarches, en offrant un appui aux groupes d’habitants.
Un soutien de plus en plus marqué des acteurs institutionnels
Toutefois, l’une des questions-clés est celle de la nature et de la pérennité de l’engagement des acteurs institutionnels comme de ces nouveaux professionnels, qui dépend encore du rôle des acteurs du mouvement, qui, tels des « groupes d’intérêt », se perfectionnent dans leur apprentissage du fonctionnement des cercles de la décision, pour « situer leur action le plus en amont possible du processus décisionnel » (Muller 2009). En ayant entrepris la rédaction du Livre blanc de l’habitat participatif, argumentaire destiné aux collectivités, ils sont fidèles au rôle des « entrepreneurs politiques » qui « consiste à formuler le problème dans un langage recevable par les élites politiques et donc à traduire le langage de la société dans le langage de l’action politique » (Muller 2009, p. 31). Le recul manque encore pour se prononcer sur leur influence dans la décision, mais leur entrée sur le terrain du « militantisme institutionnel » (Politix 2005) est incontestable [5]. Cette entrée est, pour une large part, à l’origine de l’inscription d’actions en faveur de l’habitat participatif dans le Programme local de l’habitat (PLH) de certaines des plus importantes collectivités de France (Grand Lyon, Grenoble-Alpes Métropole, Communauté Urbaine de Strasbourg, Paris, Grand Toulouse, etc.), mais aussi du lancement d’appels à projets sur des terrains préalablement identifiés, permettant ainsi aux groupes d’habitants d’accéder au foncier [6].
Le « réseau national des collectivités en matière d’habitat participatif » s’est constitué en novembre 2010, à l’initiative de la Communauté Urbaine de Strasbourg et de la ville de Montreuil. Il rassemble aujourd’hui une quinzaine de collectivités [7], qui ont signé une charte en novembre 2011 à Grenoble et se donnent pour ambition « de créer une plate-forme d’échanges entre les collectivités qui sera dédiée au partage des expériences et des outils en matière d’habitat participatif » [8]. Ce réseau est un exemple de « la mise en place de coopérations institutionnelles autour de problèmes partagés » (Douillet 2005).
Quant aux partis politiques, Europe Écologie – Les Verts (EELV) apparaît comme un « porteur » (Chateauraynaud 2011) privilégié, au niveau local comme au niveau national. Les députés Yves Cochet, Noël Mamère et François de Rugy ont déposé en décembre 2009 une proposition de loi en faveur du « développement d’un tiers secteur de l’habitat participatif, diversifié et écologique ». L’habitat participatif figurait en bonne place dans le programme des candidats EELV aux élections cantonales de mars 2011. De plus, au sein des régions comme des intercommunalités, historiquement, ce sont le plus souvent des élus EELV qui se sont saisis de la question. Cela s’explique, en partie, par la forte présence dans ses instances décisionnelles de militants de l’habitat participatif venant du « terrain ». Ceux-ci peuvent se prévaloir de leurs pratiques associatives antérieures, qui constituent autant de ressources mobilisables dans la sphère politique ? Ce lien au terrain érige les militants au rang de « gatekeeper » [9] (Boullier 1989) – littéralement, « celui qui ouvre les portes ». Ceci étant, le Parti Socialiste (PS) s’est également saisi de la question : elle figure dans son programme pour les élections présidentielles de 2012, ainsi que dans l’accord PS–EELV, qui stipule : « nous testerons de nouveaux modes d’habitat participatif, grâce notamment à l’instauration d’un statut juridique de la coopérative d’habitants » [10]. De plus, une proposition de loi « visant à faire du logement une priorité nationale », émanant des sénateurs membres du groupe PS, apparentés et rattachés, dont un titre porte sur les « coopératives de logement », doit entrer prochainement en discussion. L’article 31 propose notamment l’instauration d’un label « logements coopératifs et solidaires ».
Concernant les professionnels de la construction, l’Union sociale pour l’habitat, par le biais de la Fédération nationale des sociétés coopératives d’HLM, a entamé une réflexion sur son engagement dans les projets, présentée en mars 2011 dans un guide intitulé « Accompagner les projets d’habitat coopératif et participatif », transmis à l’ensemble des organismes d’HLM. Certains d’entre eux – une dizaine – sont actuellement engagés dans des opérations. La clé du développement des projets est, à présent, dans leurs mains.
Si l’habitat participatif bénéficie aujourd’hui de multiples « fenêtres d’opportunité » – montée en puissance des préoccupations environnementales, « impératif délibératif » (Blondiaux & Sintomer 2002), crise du logement aiguë –, son institutionnalisation n’est pas encore assurée. Seuls la mise en œuvre des politiques énoncées et le maintien d’une dynamique propre aux habitants pourront y concourir.
Bibliographie
- Bidou, Catherine. 1984. Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris : Presses universitaires de France.
- Blondiaux, Loïc. 2008. Le nouvel esprit de la démocratie, Paris : Seuil.
- Blondiaux, Loïc et Sintomer, Yves. 2002. « L’impératif délibératif », Politix, n° 57, p. 17-36.
- Bonnin, Philippe (dir.). 1983. Habitats autogérés, Paris : Éditions Syros.
- Boullier, Dominique. 1989. « Du bon usage d’une critique du modèle diffusionniste : discussion-prétexte des concepts de Everett M. Rogers », Réseaux, vol. 7, n° 36, p. 31-51.
- Chateauraynaud, Francis. 2011. Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris : Éditions Petra.
- Comeau, Yvan (dir.). 2004. « Innovations sociales et transformations des conditions de vie », actes du colloque tenu à l’université Laval, le 16 avril 2004, Cahiers du CRISES, collection Études théoriques, Montréal.
- Devaux, Camille. 2010. L’habitat participatif : conditions pour un développement, Institut d’urbanisme de Paris, mémoire de master 2 sous la direction de Jean-Claude Driant.
- Politix. 2005. Dossier « Militantismes institutionnels », n° 70.
- Douillet, Anne-Cécile. 2005. « Fin des logiques sectorielles ou nouveaux cadres territoriaux ? », in Douillet A.-C. et Faure A. (dir.), L’action publique et la question territoriale, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, p. 271-279.
- Garraud, Philippe. 2010. « Agenda politique », in Boussaguet L., Jacquot S. et Ravinet P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences Po.
- Muller, Pierre. 2009. Les politiques publiques, Paris : Presses universitaires de France.