À l’aube d’une nouvelle réforme administrative et politique du Grand Paris, pour en finir avec des débats lancés dès le début des années 2000 et de nombreuses avancées trop timides, il n’y a probablement qu’une solution : élire au suffrage universel son futur président ou sa future présidente. Donner un visage au Grand Paris, qui n’est pour l’instant pour les citoyens qu’une abstraction ou au mieux un projet de métros, constitue un véritable enjeu. Le projet du Grand Paris doit basculer dans l’agora citoyenne [1].
Le poids de l’histoire
Paris s’est construite par l’absorption progressive des communes avoisinantes. Le baron Haussmann, sous le Second Empire, s’est inscrit dans cette logique lors de la dernière grande extension administrative de la ville en 1860. Il a décidé d’abattre le mur des fermiers généraux – devenu simple mur physique après avoir été des barrières fiscales –, d’absorber les quartiers et communes proches de la capitale, de créer un réseau de transport moderne, d’étendre le pavage des rues et de créer de nouveaux arrondissements, tout en accompagnant la réforme administrative d’un grand projet urbain.
Un siècle plus tard, une logique similaire est à nouveau à l’œuvre lorsque la fondation des villes nouvelles est décidée sous le général de Gaulle, avec Paul Delouvrier aux commandes, avant d’être reliées au centre de la métropole grâce à un réseau radio-concentrique, le RER. À la différence du Second Empire, leur création n’est pas accompagnée d’un renforcement et d’une extension géographique de la gouvernance exercée par la ville centre. L’institution parisienne n’en sort pas renforcée : l’État a préféré garder la main à une époque où il présidait encore aux affaires de la capitale. La multiplication et le redécoupage des départements franciliens, qui ont marqué l’époque avec la suppression du département de la Seine, puis la création du département de Paris et de ceux de petite couronne, ont surtout permis à Paul Delouvrier, désigné en 1966 premier préfet de la région parisienne, d’avoir les coudées franches.
Plus d’une décennie plus tard, la décentralisation a changé la donne en conférant plus de poids aux élus locaux. Les débats de 2014 à 2016 autour de la création de la métropole, sont les premiers dans l’histoire de l’extension de la capitale au cours desquels l’État doit réellement composer avec les grands élus pour mener une réforme administrative.
Le modèle historique de l’extension de la ville capitale sous l’autorité d’un État puissant a fortement marqué les esprits. Le baron Haussmann continue à être présenté en héros de la construction parisienne, et Paul Delouvrier demeure, avec lui, l’autre grand préfet associé à l’histoire de la construction de Paris. Recréer les conditions dont ils ont pu bénéficier et s’inscrire dans leurs pas sont la perspective inavouée – ou inconsciente – de beaucoup de décideurs.
Pour un Grand Paris intégré et légitime
Le Grand Paris administratif et institutionnel intégré est le meilleur et probablement le seul modèle réellement à même de globaliser et mutualiser la fiscalité, et, par suite, de redistribuer la richesse. L’expérience de la métropole, créée en 2016, est une réforme incomplète à cet égard : dotée d’un budget de plus d’1 milliards d’euros, elle est condamnée à rester un nain politique indépendamment de l’implication de ses dirigeants – que je crois réelle – et des champs de politiques publiques qu’ils investissent. Les transferts financiers obligatoires vers les établissements publics territoriaux (EPT) [2] et les communes – fruits de compromis pourtant inespérés entre élus d’abord et l’État – lui retirent en effet toute latitude budgétaire, renvoyant la redistribution de la richesse au statu quo ante. Une telle issue était inéluctable en confiant aux élus eux-mêmes, premiers concernés par les questions budgétaires de leur commune, une réforme qui leur prendrait une part de recette pour la confier à un conseil à vocation territoriale élargie et à une majorité politique incertaine.
Les questions d’aménagement, de transport et d’urbanisme et donc de projet, de planification et d’équipements sont évidemment au cœur de la territorialisation et de la redistribution, comme le logement, l’éducation, l’accès à la santé, la culture et, bien entendu, les déplacements et l’environnement. Les écarts territoriaux sont caricaturaux. Et il est désormais avéré que la construction administrative actuelle tend à les accentuer, chaque territoire étant amené à se spécialiser – de plein gré ou non – dans la gestion de certains enjeux. Les élus locaux seront tous séduits par l’idée de réduire les fractures. Mais tous se sentiront aussi légitimement portés vers la défense de leur territoire et du corps électoral qui les a élus, y compris ceux des territoires les plus fragiles, qui mèneront chez eux des politiques à destination des plus pauvres parce qu’ils ont été le plus souvent désignés pour répondre à cette mission (quitte à accentuer encore l’idée que leur territoire a vocation à accueillir les démunis et à les concentrer davantage). Le rapport à la « gentrification » est complexe ; à la fois souhaitée et honnie, ses conséquences électorales peuvent être à tort ou à raison redoutées. Pour trouver des solutions englobantes, il faudra en débattre entre tous les citoyens dans une agora à la bonne échelle. La gestion de proximité est importante, mais elle ne peut se concevoir pleinement et remplir son rôle qu’une fois les grands équilibres assurés.
Gouverner avec des projets mais sans le peuple ?
Penser la nouvelle gouvernance du Grand Paris, en s’imaginant que les projets urbains, techniques ou sociaux l’imposeront, est une erreur d’analyse. Le nouveau métro en est l’illustration. Il a été décidé par l’État dans sa toute puissance et formalisé par l’existence d’un secrétaire d’État en charge du développement de la région capitale voulu par le président de la République de l’époque. Son financement n’a été rendu possible que par la mise en place d’une taxe décidée par l’État. La Société du Grand Paris, qui est dédiée à sa construction, est le symbole d’un établissement public centralisé ; ce nouveau métro apporte en réalité de l’eau au moulin de ceux qui défendent que l’État est seul à même de gérer sa grande capitale et d’y penser des aménagements d’envergure. En 2010, ce projet ne s’accompagne d’aucune réforme administrative et institutionnelle pour le Grand Paris ; au contraire, il symbolise le déficit démocratique et l’absence de pouvoir décisionnel local.
Une planification des politiques publiques fait consensus, mais elle se heurte très vite à la mise en œuvre opérationnelle. L’élu local en France a acquis de longue lutte la compétence en matière d’aménagement. Son projet municipal est presque toujours lié au cadre de vie et aux équipements publics. Le maire se sent par ailleurs à juste titre investi d’une mission de défense du territoire par et pour lequel il a été élu, éventuellement parfois dans une logique de concurrence entre territoires. L’achèvement très tardif de l’intercommunalité en Île-de-France illustre la capacité de résistance des élus locaux aux réformes impulsées par l’État, tout comme le mode de désignation de membres des intercommunalités qui n’assure pas l’émergence d’une agora métropolitaine. In fine, un Grand Paris dont l’objectif serait de concevoir différemment les grands équilibres ne peut pas être le projet des maires, puisqu’il remettrait en cause tout ou partie du pouvoir qu’ils ont acquis aujourd’hui.
Ainsi, le modèle d’un Grand Paris intégré s’inscrit dans la continuité historique, mais il réinterroge surtout les rapports entre l’État et ses collectivités (commune-département-région-capitale). L’équilibre de leurs compétences ne va pas de soi, mais l’État peut-il laisser se construire un monstre de 6 à 10, voire 12 millions d’habitants, au poids économique, culturel et politique écrasant en comparaison avec le reste du territoire national ? L’Île-de-France fut le cœur du royaume de France, l’origine de tout. Un retrait de l’État serait un bouleversement culturel majeur et une rupture sans précédent que la création de la métropole n’a pas permis d’amorcer. Avant toute chose, l’État doit donc délimiter clairement ce que doivent être ses missions. En réalité, l’intégration de la collectivité du Grand Paris en un bloc administratif homogène ne sera pas réalisable sans garantie préalable pour l’État de pouvoir encore initier et mener lui-même des projets.
Pour un président ou une présidente du Grand Paris
Aujourd’hui, il est illusoire de vouloir construire un projet métropolitain fort et cohérent, y compris un projet de gouvernance métropolitaine, sans une vraie légitimité démocratique. Dans cette perspective, l’enjeu est d’élire un président ou une présidente au suffrage universel direct. À charge pour lui ou pour elle d’apporter ses idées pour la nouvelle gouvernance et la future distribution des compétences. Le nouvel Hausmann, le nouveau Delouvrier devront être élus. Le rôle de l’État sera de concevoir le cadre de cette élection et les limites du pouvoir de proposition des candidats à la première élection. Il devra respecter le verdict démocratique issu des territoires et s’engager à retranscrire dans la loi les évolutions nécessaires à la mise en œuvre de propositions validées par les électeurs et désormais incarnées.
Ce président ou cette présidente ne peuvent être ni la présidente de la région, ni les présidents des départements, ni les maires réunis en métropole. Ils n’ont pas été élus sur ce projet et représentent tous des institutions parfois concurrentes qui seront inévitablement amenées à subir – souvent contre leur gré – de profondes transformations.
Quel cadre pour le futur scrutin métropolitain ?
Le cadre d’un tel scrutin pose différentes questions. La première est celle du périmètre. Si plusieurs solutions sont possibles, celle de l’unité urbaine [3] semble la plus cohérente. C’est la ville vécue dans sa continuité. La deuxième est celle du degré de latitude laissé aux candidats pour construire le projet qu’ils présenteront devant les électeurs. Dans cette nouvelle configuration politique, l’État doit imposer le nombre de strates administratives dans la métropole ; en retenir deux – le Grand Paris subdivisé en secteurs eux-mêmes représentés par des élus – semble le plus sage. 25 secteurs de 400 000 habitants seraient une option dont la finalisation serait laissée à l’appréciation du premier président de la métropole. L’abandon des départements et des communes dans leurs périmètres et compétences actuelles semble de bonne gestion et inévitable, ainsi que l’administration directe des compétences transférées aux grands syndicats techniques.
La troisième question est celle du calendrier. Pour asseoir son poids politique symbolique, le président du Grand Paris pourrait être élu lors d’un scrutin qui se déroulerait en parallèle de celui des prochaines municipales de 2020. Il resterait alors deux ans avant la fin du quinquennat d’Emmanuel Macron pour tirer toutes les conséquences législatives de l’institution incarnée de la métropole du Grand Paris, puis cinq années de transition avant les élections de 2025 qui consacrerait la réforme. Les jeux olympiques en 2024 arriveraient comme une formidable promotion du nouveau Grand Paris, un an avant cette échéance.
L’enjeu de la reconnaissance politique de la métropole et son incarnation sont d’une telle importance, la valeur historique du moment potentiellement d’une telle force, qu’il est inconcevable de substituer à ce débat démocratique des réflexes de défense institutionnels et des égoïsmes locaux. Un tel projet est une révolution.