Est-on riche quand on a deux fois plus d’emplois que d’actifs sur son territoire ? Quand on compte un million de mètres carrés de bureaux dont plusieurs sièges d’entreprises nationales et internationales ? Quand l’ensemble des entreprises installées sur le territoire dégagent un chiffre d’affaires de 29 milliards d’euros ? Eh bien non ! Nanterre est dans cette situation économique a priori enviable. Pourtant, 6 000 personnes y sont à la recherche d’un emploi et le revenu fiscal médian ne s’élève qu’à 15 700 €, bien en dessous des médianes départementales (23 600 €), régionales (20 500 €) et même nationale (17 500 €). Ainsi peuvent coexister sur un même territoire des entreprises en croissance et des populations modestes, voire pauvres. Cet apparent paradoxe oblige à changer de regard sur la richesse et son ancrage local. La situation nanterrienne, où la finance mondialisée (siège de la Société générale) côtoie le ghetto urbain (les tours Aillaud se trouvent à 150 mètres) invite à dépasser un tel paradoxe.
La richesse n’est pas ce que l’on croit. Le « syndrome de l’Erika », pour reprendre l’expression de Patrick Viveret, illustre à lui seul la myopie des indicateurs de richesse traditionnels : une catastrophe écologique génère un accroissement de PIB (parce qu’il faut nettoyer les plages, payer des personnes et du matériel pour cela, etc.) sans que jamais son coût ne soit évalué de manière comptable (pour la biodiversité, pour l’environnement, coût sanitaire, etc.). De l’indice de développement humain des organisations internationales au « bonheur national brut » du Bhoutan, des indicateurs alternatifs cherchent à refléter plus fidèlement cette globalité de l’activité humaine. Avec eux, on entre dans l’ère de l’estimation de la santé d’une société. Or quel est l’objet des politiques publiques si ce n’est d’améliorer le bien-être des communautés dont elles sont la cible ?
Quelques cas européens
Mais avoir un regard juste ne suffit pas. Encore faut-il se doter de leviers d’action. Les différentes expériences de monnaies locales viennent ainsi opportunément compléter les nouvelles approches de la richesse. Les monnaies complémentaires ne sont pas une nouveauté dans le système monétaire mondial. Et elles ne sont pas non plus exotiques. Le WIR a été créé en Suisse en 1934 et circule toujours ; le REGIO en Allemagne fédère une trentaine de monnaies locales dont le Chiemgauer ; l’Abeille à Villeneuve-sur-Lot est la dernière-née en France, pour ne citer que quelques exemples. Toutes ces monnaies complémentaires ont d’abord comme point commun de circuler parallèlement aux monnaies officielles qu’elles n’ont pas vocation à remplacer (sauf en cas de crise majeure). Elles ont aussi commun de privilégier la fonction d’échange de la monnaie, par opposition à sa capitalisation, et peuvent ainsi représenter une formidable opportunité de développement pour un territoire.
Si l’on se penche plus particulièrement sur les monnaies adossées à la monnaie officielle et non au temps tels que les SEL, le Time share et autres Time banking), on s’aperçoit qu’elles ont deux atouts essentiels. D’abord, leur vitesse de circulation. Dans la mesure où elles ne sont échangées qu’au sein d’une communauté restreinte, chaque unité de valeur circule vraiment, plus vite, et contribue à davantage d’échanges, générant ainsi davantage de richesse. Ensuite, leur mécanisme de création monétaire : il est extrêmement varié et laisse place à une grande créativité, au service de l’objectif prioritaire poursuivi. Ainsi peut-on privilégier la conversion pure. C’est le choix du Chiemgauer : je convertis des euros en monnaie locale parce que je sais que de cette manière je contribue à soutenir l’économie régionale et les associations locales (grâce à un principe de taux d’intérêt négatif ou « fonte » au profit de ces dernières). On peut aussi privilégier l’achat citoyen : c’est la dépense dans tel ou tel magasin bio ou éthique qui crédite mon compte en unités de monnaie complémentaire que je peux utiliser pour mon prochain achat (en France, c’est l’un des volets du SOL, un système mis en place par des acteurs de l’économie sociale et solidaire). Enfin, il est possible d’accorder des crédits. Voilà qui mérite qu’on s’y arrête. C’est le mode d’émission le plus proche des monnaies officielles mais ce n’est pas une planche à billets à la banque centrale qui détermine la quantité d’euros en circulation, c’est vous et moi (et l’entreprise d’à côté) quand nous contractons un crédit. Lorsqu’il est choisi pour une monnaie complémentaire, ce mode de création monétaire permet à des acteurs éloignés du crédit d’accéder à la monnaie et favorise des actes économiques tels que l’investissement. Le circuit local est ainsi alimenté par un surcroît de masse monétaire qui a un effet multiplicateur concrètement observable. C’est le cas du WIR suisse qui fonctionne sous la forme de crédits entre entreprises. C’est aussi pour partie le cas du Palmas de la Banco Palmas de Fortaleza (Brésil, créé en 1998) qui émet en même temps du micro-crédit aux producteurs (tous types) en reals (à condition qu’ils acceptent ensuite le paiement en palmas) et du micro-crédit à la consommation en palmas, jouant ainsi à la fois sur l’offre et la demande du circuit économique local. Ce système a permis à des entreprises locales de naître puis de se développer dans l’ancien bidonville et d’assurer aujourd’hui les revenus d’une part significative de la population. 1200 emplois ont été créés grâce au Palmas.
La monnaie complémentaire : une chance pour Nanterre
De telles pistes ne sont pas incongrues en France. A Nanterre, une réflexion est engagée pour créer une monnaie locale qui permettrait de favoriser le tissu économique proprement local en fléchant la consommation des habitants et des 95000 salariés qui y travaillent vers les commerçants installés sur le territoire. De même, cet outil pourrait contribuer à développer la sous-traitance locale et améliorerait ainsi la qualité et la durabilité de la cohésion sociale locale. Par exemple, des crédits aux entreprises émis en monnaie locale, utilisables uniquement auprès des entreprises du « mittelstand » nanterrien (entreprises de plus de 20 salariés non filiales de groupes) auraient un effet d’entraînement et de synergie certain sur l’économie locale. Or ce sont ces PME florissantes, quelquefois innovantes, qui représentent non seulement l’essentiel de la création d’emploi mais aussi la meilleure adaptation à la diversité des qualifications des nanterriens.
Si les monnaies complémentaires représentent une chance locale, elles sont aussi une voie de sécurisation de l’économie mondiale. Idée chère à Bernard Lietaer [1], la résilience d’un système – quel qu’il soit – est d’autant plus grande que ce système est pluriel et à forte interconnectivité. Ainsi, l’organisme pluri-cellulaire est plus résilient que le monocellulaire, la forêt alpine davantage que la forêt landaise, un système monétaire articulant monnaies officielles et monnaies complémentaires davantage qu’un système monétaire fondé sur une devise unique.
Nanterre est voisine de La Défense, quartier d’affaires qui symbolise un modèle financiarisé, immobilier et quasi-exclusivement tertiaire. À Nanterre plus qu’ailleurs, soutenir un autre modèle, complémentaire plutôt qu’alternatif, a un sens. À ce titre, en tant que Maire-Adjointe au développement économique, je plaide pour une écologie monétaire : différentes monnaies pour différents leviers d’action. Au passage, peut-être pourrions-nous remettre en cause, dans la littérature économique comme dans les politiques conduites, le dogme du monératisme quantitativiste afin d’ouvrir la voie à une réappropriation démocratique de la monnaie. Les monnaies complémentaires viendraient opportunément combler les besoins auxquels ne parvient pas à répondre la monnaie officielle : servir l’échange avant tout et contribuer à améliorer le bien-être de la communauté locale comprise comme le rassemblement des habitants, des salariés, des étudiants et des entrepreneurs du territoire.