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Attitudes racistes et ancrage du vote Rassemblement national

La normalisation du vote d’extrême droite en question

Le livre de Félicien Faury éclaire la normalisation du vote RN et la place structurante du racisme dans celui-ci. Soulignant l’originalité de la démarche, David Gouard en discute ici le principal résultat et le fait que les attitudes et représentations racistes auraient gagné en légitimité.

Recensé : Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris : Éditions du Seuil, 2024, 240 p.

La publication, en mai 2024, de l’ouvrage de Félicien Faury sur le vote d’extrême droite en France est intervenue dans un contexte favorable à sa médiatisation. Rappelons que, dans les semaines suivantes, le Rassemblement national (RN) a enregistré une progression électorale notable, d’abord à l’occasion des élections européennes (31,4 % des suffrages exprimés), puis lors des élections législatives anticipées qui ont immédiatement suivi (142 sièges pour l’extrême droite, dont 126 pour le RN). L’ouvrage de Félicien Faury, issu de sa thèse de doctorat (Faury 2021), vient s’ajouter à une série de travaux universitaires récents sur le vote d’extrême droite, en particulier en faveur du Rassemblement national. À travers son approche ethnographique dans un territoire d’ancrage du vote RN, l’auteur entend apporter une contribution à la thèse de la « normalisation » de l’extrême droite en France.

Saisir la normalité sociale du vote d’extrême droite par l’ethnographie localisée

L’étude repose sur un travail ethnographique de près de quinze mois étalés sur sept années dans une commune de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, où le vote en faveur du Rassemblement national, et avant lui du Front national, est, de longue date, particulièrement élevé. Cette ville de taille moyenne, dont le nom a été anonymisé, est d’ailleurs un territoire qui présente certaines caractéristiques que l’on sait favorables à la réussite électorale de l’extrême droite. En effet, cette commune se situe tout d’abord dans une région caractérisée par une surreprésentation des populations immigrées ou issues de l’immigration. Ces populations, notamment celles originaires du Maghreb et de Turquie, sont d’ailleurs présentes dans la ville, sans toutefois que l’auteur ne fournisse d’indications sur la proportion d’étrangers en provenance des pays concernés dans la commune. De même, cette ville se caractérise par des inégalités socio-territoriales particulièrement fortes. C’est essentiellement auprès des électeurs réguliers du RN appartenant aux petites classes moyennes que Félicien Faury a mené ses investigations (artisans, commerçants, salariés du privé, etc.). Leur place dans la hiérarchie sociale tenant à une prédominance de leur capital économique sur leur capital culturel, ils constituent un vivier électoral particulièrement enclin au vote en faveur de l’extrême droite, et ce depuis l’amorce de sa progression électorale à la fin des années 1980.

L’approche monographique de l’auteur permet de saisir l’écosystème matériel et symbolique à partir duquel se construisent les orientations idéologiques et les choix électoraux. À l’instar d’une majorité d’électoralistes français (Gaxie et al. 2016 ; Agrikoliansky et al. 2021), l’auteur considère que le vote repose sur des ressorts éminemment sociaux. À ce propos, il retient de Pierre Bourdieu le fait que la valeur sociale des individus se définit au travers de mécanismes de distinction sociale, tantôt subis, tantôt choisis. En cela, ces électeurs se définissent d’abord par rapport à ceux à qui ils ne veulent pas ressembler, à savoir les familles immigrées ou issues de l’immigration appartenant aux franges populaires. C’est ainsi que l’auteur considère que leur système d’attitudes ne fonctionne pas en apesanteur, mais qu’il est au contraire en constante interaction avec leurs conditions sociales d’existence. L’auteur rappelle aussi la place ambivalente de la politique et du vote dans le quotidien de ces électeurs « ordinaires ». En effet, s’il fait remarquer que ces électeurs présentent souvent un intérêt modéré pour la vie politique, il précise cependant que les votes ne sont jamais vécus dans l’indifférence au moment où ils s’expriment.

Le vote d’extrême droite comme expression défensive

L’auteur fait d’abord le constat que chez ces électeurs d’extrême droite, les préoccupations économiques, sociales et identitaires ne sont pas séparables les unes des autres, de même qu’elles revêtent une dimension à la fois matérielle et idéelle. L’auteur montre notamment l’importance des préoccupations de ces familles d’électeurs pour la scolarité de leurs enfants : choix de l’établissement et des filières, contrôle des fréquentations juvéniles, etc. Cette approche globale permet de mieux comprendre, par exemple, pourquoi les critiques que ces électeurs formulent sur « l’assistanat » ou sur la délinquance visent prioritairement les populations immigrées ou issues de l’immigration.

L’auteur insiste également sur le fait que ces électeurs ont un rapport contrarié à leur position dans l’espace social localisé. C’est ainsi que plusieurs familles appartenant à ces petites classes moyennes estiment que leur accession à la propriété immobilière se trouve en quelque sorte dépréciée par un voisinage composé d’un nombre croissant de familles immigrées ou issues de l’immigration. Elles-mêmes contraintes par un marché de l’immobilier qui les empêche de s’éloigner des quartiers où elles s’estiment culturellement et symboliquement menacées, ces familles font du vote en faveur des candidats d’extrême droite le moyen d’exprimer leurs frustrations. Elles présentent ainsi une conscience sociale triangulaire, se distinguant à la fois des élites locales mais également des groupes sociaux les plus populaires, souvent perçus comme moins méritants (Schwartz 2010).

L’auteur montre également que, dans ce type de territoire, ce vote n’est pas le produit d’une anomie sociale, mais est au contraire le fruit de sociabilités et de sentiments d’appartenance partagés au sein de groupes bien intégrés localement. Cette dimension intégratrice du vote en faveur du Rassemblement national fait écho aux travaux menés par Benoît Coquard auprès de jeunes adultes issus de milieux populaires dans certains territoires ruraux du Grand Est (Coquard 2019). Aussi, les discours recueillis, notamment en périodes électorales, montrent à quel point le RN constitue, aux yeux de ces électeurs souvent « dégoûtés » de la politique, un point de repère désormais familier. C’est ainsi qu’ils ne prêtent finalement guère d’intérêt à d’autres candidatures pourtant relativement proches sur le plan idéologique. Il en va notamment de celle d’Éric Zemmour à l’occasion de la dernière élection présidentielle.

De quelle normalisation de l’extrême droite parle-t-on ?

Outre ces apports, l’ouvrage présente toutefois certaines limites. Il en va tout d’abord de l’idée centrale de « normalisation de l’extrême droite ». Citée dans le sous-titre de l’ouvrage, elle constitue la thèse centrale de l’auteur. Tandis que la notion de « normalisation » renvoie à différentes acceptions qui ne sont pas équivalentes, l’ouvrage navigue entre elles sans jamais les définir véritablement. Il semble notamment considérer que la progression des idées d’extrême droite, c’est-à-dire la diffusion des opinions et attitudes racistes dans l’espace public, et la baisse de la stigmatisation autrefois associée au vote en faveur de l’extrême droite seraient un seul et même processus. Alors que les principaux résultats de l’ouvrage font davantage référence à cette dernière acception de la notion de normalisation, l’auteur insiste sur la montée du racisme en indiquant que « le RN profite d’une situation produite à la fois par les inégalités capitalistes et par le raidissement raciste contemporain » (p. 227). S’il entend par « raidissement » une « progression », le constat est inexact. En effet, comme l’ont documenté plusieurs travaux académiques (Tiberj 2017 ; Tiberj 2024), ainsi que les rapports successifs de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (Mayer et al. 2016) à partir de vastes batteries de questions, on assiste en France à une diminution spectaculaire des attitudes racistes et xénophobes depuis trente ans, et ce pour l’ensemble du corps électoral. Or, on a peine à croire que ces mesures attitudinales vers plus de tolérance s’expliqueraient par un seul effet de désirabilité sociale face aux sondeurs et qu’un nombre croissant de citoyens français seraient, dans le même temps, au quotidien, auteurs de propos et d’actes racistes. Ainsi, la normalisation dont il est question dans ce livre ne concerne peut-être pas tant les idées portées par l’extrême droite, dont la radicalité du programme politique s’est atténuée, quoi qu’en dise l’auteur, que le vote en faveur des candidats représentant ce courant.

Cette remarque nous amène finalement à critiquer un point de la démonstration de l’auteur lorsqu’il considère que le vote en faveur de l’extrême droite repose essentiellement sur un système d’attitudes xénophobes et racistes. En effet, le fait que les électeurs du Rassemblement national se situent, plus que les autres, sur des positions moins tolérantes à l’égard de l’immigration (mais derrière les électeurs d’Éric Zemmour, par exemple), ne signifie pas pour autant que ces attitudes constituent le moteur de sa progression électorale au cours des vingt dernières années, surtout, encore une fois, quand on constate dans le même temps une baisse des attitudes xénophobes et racistes en France. À maints égards, les extraits d’entretiens font surtout état d’opinions conservatrices et méfiantes envers l’immigration et le multiculturalisme, ainsi que de positions favorables à un modèle d’intégration fortement assimilationniste. Or, l’auteur tend à amalgamer ces différentes attitudes à travers un usage très plastique du concept de « racisme », tel qu’il est souvent fait par les théories critiques de la race (Miles 1993 ; Patterson 1997).

En plaçant délibérément la focale sur la matrice raciste du vote en faveur du Rassemblement national, on peut regretter qu’une autre dimension importante du vote RN n’ait pas été davantage prise en compte, alors même qu’elle est présente en filigrane tout au long de l’ouvrage. En effet, le RN prospère sur le sentiment croissant de rejet et de défiance à l’égard de la classe politique (Mayer 2024). Ce faisant, le succès électoral du RN doit aussi beaucoup à son évolution idéologique vers une forme de bonapartisme et de souverainisme. Il est ainsi parvenu progressivement à incarner l’alternance politique par excellence, parfois avec la complicité de ses différents adversaires politiques, lesquels ont souvent eu un intérêt stratégique à en faire leur principal opposant dans le cadre du scrutin majoritaire. La normalisation du vote RN a donc tout à voir avec la crise contemporaine de la démocratie représentative. En symbolisant aux yeux de beaucoup d’électeurs la principale alternance, il n’est pas étonnant de constater que les électeurs les plus méfiants vis-à-vis de l’immigration s’orientent majoritairement vers le RN. La faiblesse actuelle de l’attractivité de la droite gouvernementale en est un ingrédient. Ainsi, entendant avoir voix au chapitre, ces électeurs votent finalement en faveur de ce qui leur apparaît comme la principale force politique à droite dans le cadre d’un système politique marqué par la présidentialisation et le mode de scrutin majoritaire.

Bibliographie

  • Agrikoliansky, É., Aldrin, P. et Lévêque, S. 2021. Voter par temps de crise. Portraits d’électrices et d’électeurs ordinaires, Paris : PUF.
  • Coquard, B. 2019. Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris : La Découverte.
  • Faury, F. 2021. Vote FN et implantation partisane dans le Sud‑Est de la France : racisme, rapports de classe et politisation, thèse de doctorat en science politique, Université Paris sciences et lettres.
  • Gaxie, D. et al. 2016. Les sens du vote. Une enquête sociologique (France 2011-2014), Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Mayer, N. 2024. Crise démocratique : la progression du RN est-elle inéluctable ?, Sciences Po, en ligne.
  • Mayer, N., Michelat, G., Tiberj, V. et Vitale, T. 2016. « Le retour inattendu de la tolérance », in La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie – Rapport 2015, Paris : La Documentation française, p. 285-291.
  • Miles, R. 1993. Racism after “Race Relations”, Londres : Routledge.
  • Patterson, O. 1997. The Ordeal of Integration : Progress and Resentment in America’s “Racial” Crisis, Washington, D.C. : Civitas/Counterpoint.
    Schwartz, O. 2010, « Une conscience sociale triangulaire », Problèmes politiques et sociaux, n° 976, « La montée du déclassement », p. 78-80.
  • Tiberj, V. 2024. La droitisation française. Mythe et réalités, Paris : PUF.
  • Tiberj, V. 2017. Les citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris : PUF.

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Pour citer cet article :

, « Attitudes racistes et ancrage du vote Rassemblement national. La normalisation du vote d’extrême droite en question », Métropolitiques , 18 décembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Attitudes-racistes-et-ancrage-du-vote-Rassemblement-national.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2237

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