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Quartiers populaires mobilisés

Les quartiers populaires des villes européennes ont été le point de départ de différentes formes de mobilisations. Cet ouvrage permet de les comparer et de mettre en perspective les processus de politisation au prisme du genre et du sentiment de discrimination.

Recensé : Sophie Béroud, Boris Gobille Abdellali Hajjat et Michelle Zancarini-Fournel (dir.). 2011. Engagements, rébellions et genre dans les quartiers populaires en Europe (1968-2005), Paris : Éditions des Archives contemporaines.

Cet ouvrage offre un panorama de travaux concernant les rébellions urbaines dans les quartiers défavorisés. Son intérêt réside dans la confrontation de contributions venues de ces divers champs disciplinaires – histoire, science politique et sociologie – et dans l’étude croisée des engagements militants, des mobilisations collectives et du genre sur la période historique de 1968 à 2005. Il met en présence différents mouvements, des émeutes urbaines aux mobilisations collectives immigrées, en passant par la participation militante, politique et syndicale. L’analyse est enrichie de comparaisons au niveau européen. En s’appuyant sur des données quantitatives et qualitatives et des lectures d’archives, elle met en perspective différentes échelles géographiques et périodes historiques.

Le retour sur les « émeutes urbaines » comme événement politique

L’ouvrage revient, tout d’abord, sur l’épisode émeutier de novembre 2005 en France, avec la contribution de Gérard Mauger. L’originalité de l’étude repose sur une lecture de l’événement à deux niveaux, structurel et conjoncturel. Pour comprendre le passage à l’acte, elle conforte l’importance du contexte et ses effets sociaux, situationnels (« meurtre d’un frère »), temporels (« conjoncture immédiate ») et spatiaux (les territoires stigmatisés), combiné au poids des discriminations et aux caractéristiques sociologiques des « émeutiers » (jeunes, Français issus de l’immigration, déscolarisés, précaires, au chômage, etc.). L’analyse comparée avec les « désordres urbains » au Royaume-Uni, menée par Sophie Body-Gendrot, permet de saisir les spécificités, par rapport au modèle étatique français, du modèle étatique britannique fondé sur le différencialisme. Elle offre une généalogie des « désordres urbains » au cours des trente dernières années. L’auteure observe que les jeunes acteurs mobilisés, qui ne sont pas exclusivement issus de l’immigration mais se trouvent marginalisés, sont de plus en plus confinés dans un espace ségrégué, marqué par l’exclusion raciale et les rapports difficiles jeunes–police. Autant d’éléments qui expliquent, avec des variations, les épisodes émeutiers dans la continuité.

C’est l’absence de tels phénomènes sociaux à Stuttgart, ville pourtant fortement peuplée de populations immigrées, que questionne Bettina Severin-Barboutie. En comparant cette ville à celle de Lyon, à partir d’archives locales et nationales, elle parvient à mettre en évidence qu’en France l’exclusion des minorités est non seulement plus forte, mais aussi que le poids de l’héritage colonial y est déterminant. Une autre différence entre les deux pays est mise en avant : la culture institutionnelle. En Allemagne, les municipalités ont plus d’autonomie vis-à-vis de l’État. En outre, celui-ci a établi des partenariats avec les associations de défense des migrants. Des conseils consultatifs des étrangers ont vu le jour depuis les années 1970.

Intégrant les phénomènes émeutiers dans le champ plus large des mobilisations collectives, Andrea Rea examine les transformations des luttes immigrées depuis les années 1970 (grèves et occupations d’usine, mobilisations de sans-papiers, etc.). Ces luttes ont employé différents répertoires d’action. En France et au Royaume-Uni, le répertoire de l’émeute a été utilisé par les descendants d’immigrés, conséquence des mutations structurelles de l’immigration et des politiques publiques qui n’ont pas suffisamment cherché à diminuer les pratiques discriminatoires envers la population des cités et à permettre aux minorités un accès à la représentation politique – contrairement au cas de la Belgique, par exemple. Les contestations s’appuient sur les réseaux sociaux : les jeunes qui résident dans les quartiers ne sont pas si désaffiliés qu’on le dit.

La politisation des habitants

Plusieurs chapitres apportent des éléments supplémentaires à la compréhension du rapport au politique des résidents de ces quartiers. Ainsi, un chapitre montre comment l’attribution d’un sens politique aux émeutes de 2005 par les jeunes d’un quartier d’habitat social d’une ville du sud-est de la France dépend de leur expérience personnelle des discriminations et de la « racisation », de leur rapport à l’État et aux institutions et de leurs représentations de soi comme citoyen. Cette variable est particulièrement déterminante : plus l’expérience de la citoyenneté se construit par et dans l’État, et moins les émeutes apparaissent légitimes. Des clivages de genre, de classe et d’ethnicité modifient également l’interprétation des émeutes. Les jeunes femmes tendent moins à interpréter politiquement les émeutes que les jeunes hommes.

L’article de Camille Hamidi analyse le rapport au politique d’électeurs aux profils sociaux divers habitant les quartiers du Mas du Taureau et de la Grappinière à Vaulx-en-Velin, près de Lyon. Les raisons d’agir sont multiples. On peut identifier trois types de « cartes perceptuelles » qui déterminent le rapport à la politique. La première se distingue d’une part par la mobilisation d’une identification ethno-territoriale, et d’autre part par l’échec scolaire et une forte distance avec la politique. La deuxième se caractérise par une identification ethno-territoriale, mais aussi en termes de classe et par une trajectoire sociale et scolaire plus ascendante conduisant à un rapport au politique moins distant. Enfin, la troisième consiste en une trajectoire sociale ascendante et la lecture des enjeux politiques en termes de classe plutôt qu’ethno-territoriaux. Elle aboutit à un rapport au politique structuré autour des enjeux socioprofessionnels.

Le rapport au militantisme syndical

L’ouvrage est complété par une étude de Sophie Béroud sur l’engagement militant syndical de jeunes salariés précaires, en partie issus de l’immigration et des quartiers d’habitat social, travaillant dans divers secteurs professionnels. Elle met en exergue les spécificités de ce militantisme, que les engagés soient dans des structures jeunes de la CGT ou dans des collectifs d’intérimaires. Dans l’ensemble, l’entrée dans l’action syndicale ou gréviste est conditionnée par l’absence d’un héritage syndical. C’est la confrontation directe avec des rapports de pouvoir dans l’espace de travail (pas de possibilité de mobilité statutaire ou salariale) et aussi avec les autres salariés, syndiqués ou non, qui engendre la politisation. L’engagement est ensuite facilité par la disponibilité des postes à pourvoir dans des secteurs peu syndiqués, et cela d’autant plus que l’incitation à relancer l’action au sein de l’entreprise est au cœur de la démarche collective de jeunes responsables syndicaux. Si plusieurs actions déployées, notamment au sein de l’univers intérimaire, ont engrangé des succès tangibles, il est à noter, cependant, la faible durée de ces mobilisations. Subsiste un décalage entre la démarche de ces jeunes salariés formés sur le tas, qui mobilisent leurs réseaux de sociabilité liés au quartier, et celle des responsables syndicaux plus proches des modes de socialisation classiques. Des frontières symboliques fondées sur des discriminations raciales existent au sein du monde syndical, mais elles sont renvoyées aux « fractures internes » qui caractérisent les « classes populaires » et à l’incompréhension par les syndicats des « effets de situation de précarité ». Pourtant, nombre d’auteurs ont pris au sérieux ces frontières, qui ont durablement structurées le syndicalisme et le mouvement ouvrier français (Galissot, Boumaza et Clément 1994 ; Beaud et Pialoux 2000).

Les mobilisations au prisme du genre

Un autre point qui mérite notre attention est relatif à l’impact du genre sur les comportements politiques qui caractérisent ces espaces. L’analyse de Anne Tatu-Colasseau et Gilles Vieille Marchiset sur les pratiques de loisir par les descendantes de migrants maghrébins révèle les tentatives de résistance aux normes patriarcales dominantes. L’article de Marie-Carmen Garcia montre comment des clivages politiques entre les porte-parole féministes de mouvements comme les Indigènes de la République et Ni putes ni soumises se sont forgés autour des représentations sociales des « mâles » des cités. Ces clivages sont révélateurs de la dimension fortement concurrentielle du champ militant issu de l’immigration.

L’ouvrage permet ainsi d’éclairer les multiples processus d’identification en fonction des positions de genre, de classe, ethniques et raciales (Sala Pala, Arnaud, Ollitrault et Rétif 2009) à même d’expliquer les mobilisations et les modes de participation sociale, politique et syndicale dans les quartiers périphériques. On regrette, toutefois, qu’il ne donne pas l’occasion de questionner, dans le cadre d’une réflexion en termes de genre, le concept de masculinité (Fillieule et Roux 2009) pour comprendre comment il peut influencer les comportements individuels et les formes de l’action collective des dominés. Traitant principalement de l’engagement militant et des mobilisations collectives, il n’offre pas non plus la possibilité de renouveler les apports théoriques des « mobilisations improbables ». Enfin, une analyse processuelle et séquentielle mobilisant un matériau biographique aurait permis d’entrevoir davantage les histoires personnelles des enquêtés et d’enrichir la compréhension de ces diverses mobilisations.

Bibliographie

  • Beaud, S. et Pialoux, M. 2000. Retour sur la condition ouvrière, Paris : Fayard.
  • Fillieule, O. et Roux P. (dir.). 2009. Le sexe du militantisme, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Galissot, R., Boumaza, N. et Clément, G. 1994. Ces migrants qui font le prolétariat, Paris : Méridiens Klincksiek.
  • Sala Pala, V., Arnaud, L., Ollitrault, S. et Rétif, S. 2009. L’action collective face à l’imbrication des rapports sociaux. Classe, ethnicité, genre, Paris : L’Harmattan.

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Pour citer cet article :

Nathalie Fuchs, « Quartiers populaires mobilisés », Métropolitiques, 24 février 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Quartiers-populaires-mobilises.html

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