Depuis quarante ans, la société se périurbanise. Depuis quarante ans, des observateurs scientifiques décrivent et expliquent cette périurbanisation problématique. Et, depuis quarante ans, les solutions mises en œuvre pour contrer la périurbanisation sont tenues en échec. En France, pays de densité relativement faible en Europe, de petite propriété foncière et d’hyper-localisme dans la gestion du droit des sols, les conditions restent plus que jamais favorables à l’étalement.
L’entrée en action de chercheurs en sciences dites exactes (physiciens, climatologues, écologues) porteurs de l’alerte au changement global (énergie, climat, biodiversité) ressemble fort au « dernier combat » : la ville dite post-carbone et vivable sera compacte ou ne sera pas. L’étalement urbain – version la plus inacceptable de la périurbanisation – devra cesser sans plus tarder.
Les injonctions ne font pas progresser le débat
Alors que la périurbanisation se poursuit à l’échelle de la planète, le discours dominant continue à s’inscrire dans le registre de l’injonction. Les sciences sociales nous ont pourtant appris que les processus sociaux qui font le matériau de la connaissance ne trouvent leur sens que dans les contradictions qu’ils génèrent. Pour progresser vers une solution, il faut donc commencer par bien construire le problème. Si l’on en juge par la grande difficulté à faire progresser le débat, la question périurbaine reste mal construite.
Même au regard du développement durable, rien n’est joué. Les limites systémiques qui contraignent la mobilité vont-elles re-densifier l’humanité urbaine ou bien la conduire à de nouvelles solutions ? Pour continuer à se déplacer, les innovations technologiques, économiques et sociétales sont potentiellement très nombreuses : une énergie beaucoup plus chère, mais des moteurs beaucoup moins consommateurs ; des déplacements longue distance plus limités, mais des mouvements locaux et quotidiens toujours plus nombreux ; des solutions de transport collectif plus efficaces, mais des trajets individuels encore plus multimodaux et variés. En fin de compte, faut-il redensifier ou redistribuer les densités ?
La question du rapport à l’espace naturel et nourricier est aussi complexe. La demande alimentaire mondiale va-t-elle suffire à justifier un espace agricole productiviste, ou bien la demande habitante d’une agriculture de proximité conduira-t-elle les ménages à désirer vivre « au plus près de leur assiette » ? Faut-il compter sur la forêt, qui progresse comme jamais en France, pour sauver la biodiversité, ou bien sur les formes jardinées d’un "tiers-paysage," dont les habitants seraient les écologues les plus vigilants ? En fin de compte, ira-t-on vers une séparation plus rigoureuse de l’espace construit des villes et de l’espace ouvert des cultures, ou au contraire vers leur entremêlement recherché ?
Assumer la périurbanisation et réinvestir ces territoires
La périurbanisation en cours, en France et en Europe, est porteuse de ces possibles, dans toute leur diversité. On est au cœur de la métropolisation, c’est-à-dire de ce qui rend la ville co-extensive du territoire, selon l’expression d’Yves Chalas [1]. Dès lors, n’y aurait-il pas un chemin pour sortir de la périurbanisation comme problème, selon lequel on serait devant une sorte de « sous-ville » malencontreusement produite en périphérie par manque de vigilance collective, et aller vers la périurbanisation comme projet, contribution à une pensée intégrée de la ville et de ses territoires ?
« Périurbanisation-projet » : on imagine à quel point l’expression doit atterrer ceux qui, à chaque recensement général de population depuis vingt ans, ont cru pouvoir annoncer le début de la fin de la périurbanisation. Comment élever au rang de projet la forme d’occupation du territoire qui serait à la fois la moins viable au plan de l’environnement et la plus ségrégative au plan social ? Précisément en cessant de la considérer comme hors-jeu dans le champ urbain, disqualifiée par son existence même, indigne de politiques publiques sinon celles de l’empêchement. Ce qui est souvent désespérant dans le périurbain, ce n’est pas son existence : il y a bien des quartiers de villes ou des portions de campagne dont l’absence de qualités est tout aussi flagrante. Ce qui est désespérant, c’est le vide du projet qui porte ces territoires, une sorte de renoncement tacite à prendre place dans l’espace métropolitain en dépit de la réalité.
Dans le périurbain, inventer la ville de demain
La réintégration de la figure périurbaine dans la dynamique métropolitaine ne conduira pas à devoir tout accepter aux périphéries des villes et entre elles. Elle permettra de faire du problème un projet, du fait même des contraintes qui s’imposent aujourd’hui à l’ensemble du système. Elle génèrera de nouvelles problématiques, dont trois apparaissent structurantes du projet :
celle de l’hybridation des aménités, ou des biens, dont cette position interterritoriale est porteuse. L’entremêlement volontaire et pensé des types d’occupation de l’espace, des types de fonction et, d’une façon générale, des référentiels qui inspirent les uns et les autres en font des territoires originaux. La fameuse « ville à la campagne » exprime cette aspiration, à laquelle il a été répondu de façon trop individuelle et sans projet collectif. Vouloir la proximité avec la nature mais aussi l’accessibilité aux services, la qualité des environnements mais aussi le développement des emplois, c’est évidemment générer des contradictions. Elles sont au cœur de tout projet urbain, ici comme ailleurs, mais trouvent une énergie particulière dans la rencontre rural-urbain.
celle de l’espace public de nature, qui est un de ces nouveaux hybrides qui aident à dépasser les vieux conflits de représentation. Qu’on l’appelle trame verte et bleue, infrastructure de nature ou espace ouvert, il pourrait jouer, pour une périurbanité positive, le même rôle urbanistique que celui des rues et des places de la « vraie ville ». De quoi s’éloigner du désespoir des ronds-points et autres objets routiers toujours promus au nom de la sécurité automobile. C’est à partir de l’appropriation de la nature, et non à partir de ces objets, que se construira l’espace public périurbain de demain.
celle de l’économie transactionnelle, qui pourrait guider les relations entre centres et périphéries. Dès lors que le développement durable n’est envisageable que dans leurs complémentarités, développement et accès aux ressources vont de pair, alors qu’on les dresse l’un contre l’autre dans des postures territoriales tranchées. Le projet de périurbanisation se négocierait dans ces échanges d’intérêt collectif à travers lesquels ce serait toute la métropole qui construirait le bénéfice de ses densités différenciées.
La réhabilitation de la question périurbaine et sa réintégration dans la question métropolitaine est la condition pour dépasser l’impasse conceptuelle et politique dans laquelle on piétine aujourd’hui. La périurbanisation ne va pas disparaître, il faut donc la réinventer. Et, en passant, changer son nom…