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Débats

Comment intégrer le train dans la ville ? Quelques réflexions depuis le cas espagnol

Les espaces ferroviaires intra-urbains sont-ils condamnés à être des frontières ou des barrières dans la ville ? À partir de la critique du cas espagnol, l’auteur propose quelques pistes pour une intégration du train dans la ville. Celles-ci offrent une mise en perspective intéressante des principes qui régissent les opérations menées sur des friches ferroviaires en France, comme l’aménagement du Jardin d’Éole à Paris.

Le système ferroviaire constitue un élément à part entière de l’urbain, un espace vaste et complexe faisant partie intégrante de la ville. Or cette manière d’appréhender la question a été trop souvent négligée par l’urbanisme et la gestion locale. Certes, le système ferroviaire peut devenir un macroélément difficile à intégrer. Il ne faut pas pour autant postuler que le train constitue en soi une nuisance pour le paysage et la vie urbaine, un élément utile mais peu urbain, donc une infrastructure à occulter, voire à exiler hors de la ville.

Cette vision domine pourtant en Espagne, où une quinzaine de sociétés anonymes publiques (sans compter celles qui sont en cours de création) sont chargées de ce type d’opérations. La politique de la « grande vitesse pour tous » sert d’argument pour la politique de soi-disant « intégration urbaine du chemin de fer », qui consiste en réalité à mettre sens dessus dessous le système ferroviaire à son passage dans la ville. Il s’agit, selon nous, d’un préjugé, à la fois inutile et coûteux. Seules des raisons majeures peuvent en effet justifier des solutions radicales comme l’élévation des voies, l’enfouissement ou la déviation.

Le cliché de la barrière intolérable : état de la problématique train-ville

Outre les problèmes qui apparaissent derrière une voie ferrée (« effet barrière »), sa proximité immédiate entraîne aussi des servitudes et des déficiences en matière de vie urbaine : c’est ce que l’on pourrait appeler « l’effet frontière ». Dans un chapitre au titre remarquablement bien trouvé « La malédiction du vide des frontières » (The curse of border vacuums) de son ouvrage Déclin et survie des grandes villes américaines [1], Jane Jacobs explique que les usages uniques massifs ou continus créent des frontières urbaines. Or ces frontières ne sont pas de simples bordures : elles détruisent les relations de voisinage au point de devenir des frontières sociales. Concernant le chemin de fer, Jacobs note que l’environnement immédiat des deux côtés des voies fonctionne particulièrement mal. Un côté peut fonctionner plus mal que l’autre, mais quoi qu’il en soit, la vie urbaine se voit affectée aux abords de la frontière.

Les problèmes qui ternissent le plus souvent la relation train-ville sont, à notre sens, les suivants :

-  du point de vue du chemin de fer : l’insécurité de la circulation (fermetures déficientes, passages à niveau, imprudence de nombreux citadins), le manque de capacité des lignes ferroviaires (pénétration insuffisante en gare) et la difficulté de l’exploitation mixte du trafic de passagers et de fret dans une même gare ;

-  du point de vue de la ville : l’effet frontière créé par les espaces ferroviaires, l’effet barrière matérialisé par la rareté des solutions de traversée et par la présence de passages à niveaux et de grossiers passages dénivelés, la dégradation de la qualité environnementale due aux fermetures inadaptées et mal entretenues, la saleté, l’accumulation de matériaux, la fumée, le bruit et la vibration.

Dans l’intérêt général, il faut chercher des solutions satisfaisantes dans cette double perspective : que le chemin de fer réponde davantage aux problèmes de la ville et que l’urbanisme prenne en compte les besoins et les problèmes du train, se souciant autant que possible de son insertion dans le tissu urbain pour faire de cette « bordure » une « suture ».

Reste que les barrières physiques que constituent les voies ferrées sont devenues une référence pour les opérations immobilières, la planification et la gestion urbaines. La société a fini par assimiler deux phénomènes distincts, l’effet barrière et la ségrégation socio-spatiale, de sorte que le train n’est pas la cause (contrairement à ce qu’on dit souvent) mais un simple argument extérieur pour la ségrégation socio-économique et le zoning.

L’infrastructure ferroviaire elle-même focalise ainsi des débats résultant d’autres facteurs : le comportement des acteurs de l’urbanisme qui assignent des « rôles » aux espaces urbains, le manque d’équipements à l’échelle de la ville, la médiocrité du bâti, la rareté et la grossièreté des voies de traversée, l’insolvabilité des dotations, etc. L’élimination de la barrière physique ne peut donc en aucun cas suffire à entraîner la disparition de la barrière sociale.

Concilier les exigences du « train » et celles de « la ville »

En quoi consiste concrètement l’intégration urbaine du chemin de fer ? La question doit être abordée sous les deux angles.

Du point de vue du train, il faut :

-  assurer les fermetures du système ferroviaire et leur entretien, éliminer et remplacer les passages à niveau ;

-  séparer la gare de voyageurs des autres installations (gare de fret et gare technique – remisage, entretien, triage, etc.), de façon à ce que la première reste à sa place et que les autres bénéficient d’un espace et d’une accessibilité suffisantes ;

-  faciliter l’accès aux services ferroviaires par des politiques municipales d’accessibilité, de design urbain et de connectivité (centralité de la gare) ;

-  préserver ou améliorer la centralité de la gare, et le cas échéant, offrir une double façade à la gare de voyageurs (accessibilité directe des deux côtés de la ligne) ;

-  faire de la gare de voyageurs un centre d’activité urbaine (offre intégrée de services et établissement de centres d’activités tertiaires dans les gares – de plus en plus répandu en Europe) : la densification tertiaire des gares doit empiéter au minimum sur leurs besoins fonctionnels (clarté des itinéraires pour les voyageurs, lieux d’attente et de passage, stationnement, etc.) tout en permettant le contrôle urbanistique des usages et des densités pour éviter de futurs coûts d’encombrement.

Du point de vue de la ville, l’intégration urbaine du train présente une triple facette : « adéquation environnementale », « perméabilité de la barrière » en maintenant une hauteur constante des voies ferrées (passages dénivelés nombreux et adaptés) et « aménagement des bordures » (rues longitudinales, fermetures appropriées, espaces verts et qualité urbanistique). Dans cette optique, on peut énoncer une série de critères généraux et de solutions potentielles d’intégration urbaine du train :

-  adapter les fermetures ferroviaires au design urbain : aménager les bordures selon des critères environnementaux et paysagers (sécurité et qualité des fermetures) ;

-  pallier la pollution environnementale et sonore et les vibrations (correction des nuisances). La planification urbaine doit mettre l’accent sur le design urbain et conditionner les nouvelles opérations : installation d’écrans acoustiques comme un coût d’urbanisation à part entière, aménagement approprié des lieux publics, réglementation autour de l’isolation sonore des façades, respect des distances minimales vis-à-vis des voies, réduction de la hauteur et de la densité des bâtiments résidentiels à proximité, disposition appropriée des volumes, etc. ;

-  éliminer les installations obsolètes, éviter la dégradation environnementale, nettoyer et entretenir les bordures internes, etc. (amélioration de l’image de la plateforme ferroviaire) ;

-  établir les voies de traversée nécessaires : supprimer les passages à niveau et créer des alternatives en dénivelé, tout en renforçant la qualité et la taille des passages dénivelés existants (traversée plus fluide) ;

-  aménager des lieux publics et des voies de circulation aux abords de la voie ferrée, et réduire la largeur de la plateforme ferroviaire : libérer des friches et limiter au strict nécessaire l’utilisation des espaces pour les voies et les quais (atténuation de l’effet barrière) ;

-  éliminer les discontinuités provoquées par le train dans le tissu urbain, en réaffectant les terrains ferroviaires obsolètes.

L’intégration urbaine du train en Espagne : méthode douce ou méthode dure ?

L’intégration du train dans la ville peut être abordée comme une intervention technique « douce », combinant l’amélioration environnementale, l’aménagement des abords et la perméabilité de la traversée avec une urbanisation rationnelle qui ne tourne pas le dos au train et tende à pallier ses nuisances potentielles. Cette approche implique l’interdisciplinarité et la mise en compatibilité entre ligne ferroviaire et urbanisation, qui peuvent atteindre des niveaux d’intégration inédits. Une méthode « dure » consiste en revanche à apporter un changement radical dans la localisation du système ferroviaire, par des techniques d’élévation (en viaduc) et surtout d’enfouissement (recouvrement, faux tunnel ou tunnel) ou de déviation. Pour résoudre les problèmes émanant de la relation train-ville, l’intégration urbaine devrait être abordée sous l’angle de la première approche. Les solutions dures ne sont adaptées que dans certains cas particulièrement problématiques.

En Espagne, la démagogie du discours ambiant donne aux solutions douces un air de rafistolage, qui voue à l’échec toute tentative de justification face aux interventions dures. Pourtant, bien plus viables d’un point de vue économique et financier, celles-ci seraient plus adaptées aux moyens des municipalités et des administrations ferroviaires. Contrairement à la plupart des solutions dures, elles ne dépendent pas d’un financement reposant sur les plus-values censées découler des opérations immobilières menées sur les terrains libérés. Reste que la récupération des espaces en friche implique une planification urbaine qui ne se contente pas de rendre viables les opérations, mais qui garantisse leur équité par une juste répartition des plus-values générées et encourage l’intégration urbaine des deux côtés de la voie ferrée. Surtout, il faut éviter de céder à la tentation spéculative, sous couvert d’architecture « qualifiée » et d’espaces verts « équipés ».

Les interventions ne doivent donc pas reposer essentiellement sur l’occupation du sol ou en encourager la surexploitation (plus-values immobilières) pour réduire au minimum les investissements publics obligatoires. C’est malheureusement ce qui se passe en Espagne, où l’on constate que l’administration publique ne remplit pas sa fonction de lutte contre la spéculation et va même jusqu’à se comporter comme un agent privilégié sur le marché immobilier.

Mirages de l’auto-financement et dégâts urbains collatéraux

Le dangereux cliché de l’« autofinancement », selon lequel les terrains ferroviaires dégagés peuvent et doivent générer des plus-values immobilières suffisantes pour que ces activités ne coûtent rien aux entités participantes, s’est généralisé… Une idée reçue, vendue comme « coût zéro » (pour les administrations, pas pour les citoyens).

Le recours à la création de sociétés anonymes publiques dont l’État central, la région (communauté autonome) et l’administration locale détiennent chacun une part est devenu un outil habituel dans la dernière décennie [2]. En pleine crise économique et financière, ces sociétés peinent désormais à faire avancer leurs projets et attendent des jours meilleurs, sans pour autant remettre en question le modèle. Au contraire, d’autres villes continuent à se rallier au discours dominant, alors que la situation locale ne présente pas de problèmes particuliers [3].

Ces entreprises orchestrent le réaménagement du système ferroviaire dans leur ville et se heurtent à la quadrature du cercle, en tentant de conjuguer des travaux ferroviaires coûteux et difficiles à financer à un aménagement urbain de qualité. Comment expliquer autrement le zèle évident à introduire le plus grand nombre de mètres carrés possibles d’occupation (en surface tertiaire et surtout en logements, plus faciles à vendre), en forçant outre mesure les coefficients d’occupation et en poussant la densité à la limite de la légalité ?

À titre d’exemple, citons le cas de León, où est prévue la construction de 5 853 logements, dont 3 254 aux abords de la gare, ou de Valladolid, où est prévue la construction de 6 065 logements, dont 2 777 aux abords de la gare, dans une « zone de nouvelle centralité [4] ». Et ce, alors même que les deux villes présentent une stagnation démographique et ont vu leur parc de logements augmenter à un rythme soutenu jusqu’à la crise actuelle.

« L’intégration du train dans la ville », selon la terminologie officielle, est en réalité une expulsion très coûteuse (par déviation ou enfouissement), dépendante d’opérations immobilières et financières spéculatives. Non durable, cette approche présente le risque implicite que les stratégies urbanistiques menées sur les terrains libérés ne servent qu’à financer l’opération. On y confond alors les fins et les moyens, oubliant que la barrière ferroviaire n’est pas que physique. À trop vouloir faire disparaître la barrière ferroviaire, on oublie de suturer la ville.

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Pour citer cet article :

Luis Santos y Ganges & traduit par Juliette Lemerle, « Comment intégrer le train dans la ville ? Quelques réflexions depuis le cas espagnol », Métropolitiques, 13 avril 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Comment-integrer-le-train-dans-la-ville-Quelques-reflexions-depuis-le-cas-130-130.html

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