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Villes en décroissance

Brexit au Royaume-Uni, élection de Donald Trump aux États-Unis, montée de l’extrême droite en France, aux Pays-Bas ou encore en Allemagne : ces événements récents présentent pour point commun d’avoir été largement présentés comme les conséquences politiques du décrochage des territoires urbains les plus anciennement industrialisés et de ceux, plus ruraux, qui seraient restés à l’écart des flux de l’économie globale. La question d’un développement territorial à plusieurs vitesses avec, d’un côté, des dynamiques métropolitaines concentrant les espoirs de prospérité nationale et, de l’autre, une tendance à la marginalisation, à la « périphérisation » voire à l’irrémédiable déclin, s’impose ainsi actuellement dans le débat public international.

▼ Voir le sommaire du dossier ▼

Aux États-Unis, la décroissance urbaine s’est principalement concentrée dans les villes et les régions qui étaient dépendantes de l’industrie au cours du XXe siècle. Ces villes sont entrées en déclin dès l’après-guerre, période à laquelle leur population commence à décroître. Toutefois, c’est surtout à partir des années 1980 que la rupture intervient. À cette période, certaines villes comme Detroit, Cleveland, Saint-Louis ou Buffalo voient leur déclin économique et démographique se poursuivre, s’engageant ainsi dans une trajectoire de décroissance structurelle. D’un point de vue géographique, ces villes sont principalement situées dans les États du Midwest et des Grands Lacs, comme le Michigan, l’Ohio et la Pennsylvanie, et ce n’est pas un hasard si ces anciens bastions démocrates ont basculé lors de la dernière élection présidentielle en se tournant massivement vers Donald Trump et ses promesses de réindustrialisation. Le gouvernement américain a toujours entretenu une relation ambiguë avec les plus grandes villes : conscient de leur rôle central dans la croissance du pays, il ne leur a jamais apporté un véritable soutien financier. Ainsi, dans la période d’après-guerre, les financements fédéraux étaient largement affectés au soutien au mouvement de suburbanisation, dont l’influence sur la dépopulation des villes-centres a été très importante. Par la suite, dans les années 1980, les budgets fédéraux à destination des villes ont progressivement été réduits. En proposant, la suppression de plusieurs sources de financement pour les politiques urbaines, et notamment pour le Community Development Block Grant, le budget fédéral proposé par l’administration Trump constitue la conclusion logique de ce mouvement d’abandon des villes à leur sort.

La France s’est plus longtemps crue protégée de la décroissance urbaine, ce qui explique pourquoi le problème y a été mis à l’agenda plus tardivement. Les villes françaises ont, bien sûr, été déstabilisées au fur et à mesure que les différentes branches industrielles étaient affectées par la mondialisation. Mais la plus grande diversité des bases économiques urbaines, la persistance d’une natalité relativement élevée masquant longtemps les déficits migratoires de certains territoires, la tradition d’implantation des catégories moyennes et supérieures en centre-ville, ou encore l’implication de l’État dans les villes en voie de désindustrialisation – directe au temps de l’« État brancardier », puis indirecte à travers les mécanismes de transferts invisibles (retraites, allocations diverses, etc.) – ont longtemps distingué la France du Royaume-Uni ou des États-Unis et contribué à masquer le problème de la marginalisation urbaine. Par ailleurs, si des cas de déclin démographique continu ont pu être identifiés dans des villes moyennes industrielles comme Saint‑Étienne, Le Havre, Thionville ou Le Creusot, les principales villes françaises ont, dans l’ensemble, connu une croissance démographique et économique dans les années 1980 et surtout 1990.

Cet écart s’est renforcé à partir du milieu des années 2000, avec un dynamisme démographique et économique principalement concentré dans les grandes villes et un déclin affectant avant tout les villes moyennes, débouchant sur des processus préoccupants (Cauchi-Duval, Cornuau et Rudolph). Sous l’effet cumulé de la crise économique et de la réorganisation territoriale des services de l’État, les phénomènes de décroissance s’accentuent, notamment dans les villes moyennes dont l’économie était avant tout basée sur l’emploi public. Cette concentration du déclin dans les villes moyennes et petites constitue clairement l’une des raisons de la difficile émergence de la question de la décroissance urbaine dans le débat public et politique français (Dormois et Fol). Elle explique également les formes de sa politisation récente, autour d’une opposition entre la France des métropoles dynamiques ouvertes à la globalisation et celle d’une périphérie aux contours flous marquée par des logiques de déclin et de repli. Cette vision trop schématique du déclin fait aujourd’hui débat d’un point de vue scientifique, en raison de sa tendance à homogénéiser des territoires connaissant des dynamiques variées. Elle pose également problème d’un point de vue politique, puisqu’elle contribue à légitimer une lecture en termes de « fracture territoriale », dont les villes en déclin seraient l’une des manifestations, tout en euphémisant les dynamiques de relégation qui œuvrent à une échelle plus fine dans tous les territoires.

Il apparaît dès lors crucial de s’intéresser plus finement aux dynamiques des territoires urbains que l’on peut qualifier aujourd’hui de décroissants, c’est-à-dire ceux qui connaissent un déclin démographique couplé à une dévitalisation économique et, bien souvent, à une paupérisation de leur population. Initialement circonscrit à certaines régions (la « Rust Belt » américaine, l’ex‑Allemagne de l’Est, etc.), ce phénomène concerne aujourd’hui la plupart des pays du Nord et tend également à se développer au Sud (villes secondaires en Chine ou en Inde, villes minières en Afrique, etc.). Il constitue, d’ailleurs, un phénomène de plus en plus étudié dans la recherche internationale, notamment en ce qui concerne ses facteurs – parmi lesquels la désindustrialisation, la périurbanisation, la transition démographique ou encore, plus récemment, les politiques d’austérité – que ses nombreuses manifestations : troubles sociaux et politiques, taux de vacance élevés, crise des finances locales, etc. C’est ce que nous souhaitons rendre visible à travers ce premier dossier transatlantique, coordonné depuis la France et les États-Unis et nourri par des recherches menées dans différents pays.

La généralisation à l’échelle planétaire des phénomènes de décroissance urbaine pose un ensemble de défis tant pour les résidents de ces villes que pour les élus et les praticiens. L’urbanisme s’est en effet développé en tant que discipline moderne autour de l’idée d’une croissance urbaine prolongée, et se trouve dès lors bien souvent démunie des outils permettant de comprendre puis de gérer la décroissance urbaine. La comparaison internationale s’avère dès lors indispensable. C’est pourquoi le premier objectif de ce dossier est de fournir au lecteur des éléments variés de compréhension et d’analyse de ce phénomène en France, mais aussi dans des pays où le problème du déclin urbain est inscrit à l’agenda politique depuis plus longtemps comme les États-Unis, le Japon et l’Allemagne.

Par ailleurs, dans le contexte actuel de forte politisation de la question du déclin territorial, ce dossier vise à reposer les termes du débat autour des villes en décroissance. Il s’agit, d’un côté, de prendre des distances vis-à-vis des débats simplistes sur l’avènement d’un développement territorial à deux vitesses en fournissant des éléments d’analyse scientifique nouveaux pour comprendre la décroissance urbaine. Ainsi, l’analyse fine des mobilités permet de montrer le caractère sélectif des processus de décroissance démographique (Rudolph) qui ne concernent pas de manière égale l’ensemble des groupes sociaux. Dans le même sens, la mise en évidence des ressorts de la stigmatisation territoriale dans les villes en déclin souligne la dimension symbolique du déclin (Béal, Morel Journel et Sala Pala) et permet de comprendre les difficultés à élaborer des stratégies de redéveloppement alternatives. Ce caractère sélectif et symbolique du déclin urbain est aussi très prégnant aux États-Unis, où les processus de décroissance présentent une dimension ethnique particulièrement forte (Hackworth). Ainsi, le déclin urbain est un processus tout sauf neutre, puisqu’il crée beaucoup de perdants, mais aussi quelques gagnants au niveau des investisseurs et spéculateurs immobiliers (Akers).

De l’autre côté, il s’agit de présenter les contraintes, mais également les opportunités qu’apporte la décroissance urbaine. Car si le déclin a longtemps débouché sur la mise en œuvre de politiques de redéveloppement néolibérales, il est aujourd’hui également vu comme un terreau propice à l’émergence de politiques innovantes en termes économiques, sociaux et environnementaux. En effet, un tel contexte modifie souvent les manières d’agir des habitants comme des services techniques et peut favoriser la montée en puissance d’acteurs dont l’ancrage dans des espaces décroissants les conduit à tenter d’infléchir les agendas politiques locaux et à mettre en œuvre des stratégies de redéveloppement innovantes. Très affectés par le déclin territorial qui menace leur modèle économique, les bailleurs sociaux se révèlent ainsi des acteurs clés dans l’émergence de politiques de décroissance planifiée en France (Miot et Rousseau) et aux États-Unis (Popper et Popper), alors qu’en Allemagne les opérateurs de réseaux urbains, tout aussi concernés, se révèlent proactifs pour créer de nouvelles solidarités territoriales à une échelle plus large (Florentin). Doit-on, pour autant, conclure que ces évolutions observables dans les villes en déclin sont susceptibles de favoriser la justice sociale ? La réponse mérite d’être nuancée. Ainsi, au Japon, la décroissance urbaine structurelle facilite la promotion d’une nouvelle forme urbaine, la « ville compacte » (Buhnik), dont le potentiel inclusif est discutable. Dans le contexte américain, l’urbanisme « DIY » (« do-it-yourself ») évoque les pratiques, coûteuses en temps et en ressources, des habitants qui se battent pour le maintien d’un niveau minimal de services dans la ville décroissante (Kinder). Enfin, en Allemagne et aux États-Unis, les usages du street art (Gribat) ou de l’agriculture urbaine (Paddeu) comme leviers de redéveloppement urbain dans les villes en déclin semblent tout aussi ambivalents.

Au sommaire de ce dossier :

Caractéristiques de la décroissance urbaine en France

Gérer la décroissance urbaine : une action publique sous contrainte

Décroître différemment : des stratégies urbaines alternatives ?

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Vincent Béal & Anaïs Collet & James DeFilippis & Richard E. Ocejo & Max Rousseau, « Villes en décroissance », Métropolitiques, 27 mars 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Villes-en-decroissance.html

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