Les boussoles théoriques sont nombreuses pour penser le temps présent. C’est qu’il faut philosopher par gros temps tant les nouvelles sont mauvaises en ce qui concerne notre condition géopolitique. Le dernier ouvrage de Michel Lussault mérite à cet égard attention en s’inscrivant dans une trajectoire de réflexion entamée avec L’homme spatial, paru en 2007 [1].
Les études urbaines sont le champ de travail de l’auteur, au sein duquel un regard de géographe et de professeur se déploie. L’une des caractéristiques de son écriture tient en effet à sa précision et à son attention aux paradoxes dans un système globalement addictif. Ce livre est à ce titre un outil fort utile aux explorateurs de nos vulnérabilités, qu’ils soient chercheurs, « praticiens » ou simplement citoyens.
Tout au long de l’ouvrage, Lussault mobilise son expérience personnelle, traversée de contradictions. Il montre ses ambivalences, comme dans ses traversées canadiennes où, à Toronto notamment, il peut se sentir à la fois ravi et malheureux. Il en va du constat que les moteurs de l’urbanisation planétaire sont bel et bien « terra-formateurs », participant d’une altération de nos conditions de vies communes. Mais il convient simultanément de relever le défi et la promesse de l’urbain, à savoir : « la sociabilité, l’intensité de la vie, le mélange et la diversité, la politique, la culture, l’inventivité, la solidarité, la coopération » (p. 41). On retrouve, comme dans ses précédents ouvrages, son dégoût des crispations identitaires. On retrouve également le souci de la mise en intrigue (qu’il expérimente par ailleurs dans des pratiques théâtrales).
Terraformation à tous les étages
Ainsi l’ouvrage commence-t-il par planter le décor avec trois scènes d’altération : le terrorisme atmosphérique durant la Première Guerre mondiale, avec l’utilisation massive des gaz, la sécheresse et les mégafeux de Californie (largement amplifiés à Los Angeles en janvier 2025) et la pandémie de la Covid-19. Ensuite, en mobilisant une écriture personnelle attentive à son propre vécu et en ne négligeant pas une sélection drastique de références pertinentes au sein de la littérature scientifique, Lussault fait le point sur l’extraction de lithium et ses conséquences ou encore sur la masse anthropogénique terrestre. Ces exemples appuient des intuitions comme celle selon laquelle le monde contemporain est hyper-matériel, lesté d’infrastructures et d’objets.
Cette entrée en scène montre que c’est bien le système d’habitation de la Terre qui fragilise son habitabilité. L’anthropocène est à cet égard un événement historique majeur. C’est une nouvelle condition de vie qui peut être qualifiée d’urbanocène, en ce sens qu’elle procède de l’urbanisation généralisée de l’habitation humaine de la planète, retrouvant et amplifiant l’urbanisation générale de la société qu’avait pu théoriser Henri Lefebvre [2].
Les processus de terraformation comme des néogenèses de l’espace terrestre se déploient à toutes les échelles, et d’abord celle du corps. Cela conduit l’auteur à s’arrêter sur certains processus qui traversent différents niveaux d’organisation. Ils relèvent bien sûr du métabolisme qui concerne les flux de matières, d’énergies et de données et qui permettent à l’ensemble de fonctionner. Le géographe suggère également d’autres concepts pour les sciences sociales, comme ceux de « synchronisation » et de « synchorisation » et qui résonnent fortement avec le concept de rhizome. Les entrelacements géo-historiques sont de plus en plus complexes et l’englobement planétaire fait qu’on « ne se désurbanise jamais, on change de position à l’intérieur dudit système » (p. 86).
Si l’urbanisation est devenue planétaire, alors le « géo-care », qui est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage, ne peut proposer une sortie de l’urbain. Lussault s’appuie principalement sur les travaux de la politologue américaine Joan Tronto cherchant, notamment dans le livre de 1993, publié en France en 2009 sous le titre Un monde vulnérable. Pour une politique du care, à déployer dans le champ public des valeurs comme celles de responsabilité, de prévenance, de compassion et d’attention. Sollicitude et soin inconditionnels reviennent alors au cœur de la sphère publique. Le géographe amende cette approche par des principes de cohabitation, exigeant une réinvention de l’urbanité, « entendue ici comme capacité de cohabiter, en conjuguant les exigences de la réparation des systèmes biotiques et abiotiques et celles du bien-être, de la justice sociale et de l’éthique » (p. 89). On trouve, alors, des références à l’historien Dipesh Chakrabarty, aux anthropologues Philippe Descola et Maurice Godelier (avec le rappel de ce bel incipit : « Les hommes, contrairement aux autres animaux sociaux, ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre ») et bien sûr à Michel Foucault : ce sont des compagnons de long cours du géographe qui transpose notamment le biopouvoir en géopouvoir en désignant ici les instances qui activent des prescriptions en matière d’organisation des cadres d’habitat et des pratiques de l’habitation.
Redéfinir et réorienter les pratiques et activités
Depuis ces clarifications, Lussault pose des questions politiques pressantes. Comment prioriser l’action au sein des limites planétaires ? Qu’est-ce qui constitue l’indispensable étayage de nos vies habitantes ? Ce livre se fait alors plus propositionnel que les précédents ouvrages.
La visée est doublement théorique et pratique, puisqu’il s’agit de « redéfinir et réorienter l’activité de cohabitation des individus socialisés, afin d’affronter la mise sous tension de l’écoumène » (p. 121). L’inquiétude anthropocène est à la fois vérité de science et vérité d’existence. Cela suppose d’abord de reconnaître la fragilité afin de se déprendre des encodages narratifs de la puissance thermo-industrielle. À cette fin, « la géo-histoire spécifique du lieu est cela même qui permet la convergence des acteurs, en tant qu’elle fixe l’attachement, assure de pouvoir le décrire et le partager » (p. 135).
L’auteur met alors à l’épreuve quatre vertus, en rappelant ce qui est intéressant dans le concept du « buen vivir » : non pas un concept posé a priori comme universel, indiscutable et intangible mais comme des principes universalisables, mettant en tension la généralité (par exemple le respect de l’intégrité des personnes, la nécessité de redéfinir le rapport des humains aux vivants non humains ou la reconnaissance de la solidarité inconditionnelle) et la spécificité de ses réalisations situées.
Sous la bannière du souci, deux vertus sont examinées. D’abord la considération qui consiste à qualifier des entités agissantes. On retrouve ici tout à fait la question du « combien sommes-nous ? », exigence de perplexité à laquelle invitait Bruno Latour dans Politiques de la nature (1999) et qui évoquait alors le problème de la restriction du champ des actants à celui des seuls acteurs humains. Cela requiert des opérations géo-sémiologiques (production de signification à partir d’une visibilité spatiale) afin, par exemple, de réhabiliter l’urbanité qui devrait reposer sur « une élémentaire capacité à être en relation avec autrui, en public comme en privé, sans rivalité, comme préalable à toute élaboration d’un projet social et politique coopératif et solidariste » (p. 156). C’est dans ce chapitre que l’on trouve également la discussion sur les droits de la nature ou la Loire comme quasi-personnage, un travail qui se poursuit présentement avec un groupe de témoins dans le cadre du projet « Internationale des Rivières et autres Éléments de la Nature », porté par Camille de Toledo à l’IEA de Nantes [3] et qui prolonge Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire (2021).
Il s’agit ensuite de la vertu de l’attention et l’auteur revient alors aussi bien à l’expérience attentionnelle de William James qu’aux travaux bien connus désormais d’écologie de l’attention (Citton 2014). Définir, qualifier et classer parmi les fragilités celles qui sont définitives et imparables, celles qui sont acceptables et celles dont on ne devrait pas souffrir est un travail qui relève de l’exercice de l’attention. L’exemple de la conflictualité autour des mégabassines met en lumière que si l’on porte attention aux connexions nombreuses entre humains et non-humains, alors le trouble s’immisce par rapport aux visions causales et aveugles quant aux longues chaînes relationnelles. L’attention redonne de l’épaisseur, ramène du doute.
Du côté du soin se présentent ensuite la maintenance et la réparation. Maintenir un fonctionnement, cela prend de l’énergie, de la disponibilité, des savoir-faire inscrits dans des temporalités longues ; la maintenance renvoie à un registre tactique où il n’y a que sur mesure et cas par cas. Réparer consiste à différer le remplacement, le devenir-déchet et permet de faire durer. La réparation fait des objets de puissants fixateurs et embrayeurs des microgéopolitiques du quotidien, des conflictualités et des diplomaties. Le lecteur est immanquablement renvoyé vers l’important ouvrage de Denis et Pontille qui déploie ce que peuvent être des politiques de la maintenance. Dans ces deux vertus du soin, ce qui intéresse notamment Lussault c’est que, « dans la plupart des cas de maintenance et réparation, on retrouve une dimension jardinatoire, artisanale, une emphase sur la coopération, l’échange des savoirs, la critique des formes classiques de démocratie représentative, la méfiance à l’encontre de l’économie standard, voire la promotion de l’usage de monnaies alternatives » (p. 216). Il peut alors citer les microgéopolitiques locales, dont les démarches d’urbanisme tactique et plus largement la philosophie du ménagement qu’avait pu expliciter en son temps Michel Marié [4].
Ligne de fond et résonances : les inquiétudes productives des sciences sociales
C’est un ouvrage de résonances nombreuses : les complicités se jouent des disciplines (et l’on voit ce que l’expérience de l’École urbaine de Lyon a pu apporter à l’auteur), les appuis théoriques relèvent d’un large champ de sciences sociales mais aussi des sciences du vivant (on peut citer le stimulant essai d’Olivier Hamant sur les portées de la robustesse contre la performance). Lussault poursuit clairement les travaux de Latour en les inscrivant dans la discipline géographique. Il s’agit certes d’un plaidoyer pour le langage des cosmopolitiques [5], pour l’inflexion des pratiques et des habitus, pour l’enquête coopérative comme impératif démocratique mais tout l’intérêt vient de leur couplage avec l’expérience du trouble, des situations équivoques, de dilemmes spatiaux concrets (par analogie avec les dilemmes moraux concrets proposés par Ogien, 2007) : tout ce qui fait la trame de la vie en commun et qui fait que nous sommes des mitoyens avant d’être des citoyens !
Outre les nombreuses confluences, l’apport spécifique de Lussault reste probablement cette attention et cette considération pour l’imaginaire instituant, l’imagination géographique, c’est-à-dire « ce qu’un individu peut penser, dire, raconter, imager de l’organisation de l’espace, des actions légitimes qu’on peut y accomplir, des valeurs intrinsèques et des valeurs d’usage qu’on peut lui affecter » (p. 48). Sa géopolitique pirate est un soin appuyé à la portée du langage, un soin quotidien nécessaire dans un régime catastrophique devenu ordinaire.
Bibliographie
- Citton, Y. 2014, Pour une écologie de l’attention, Paris : Éditions du Seuil.
- Denis, J. et Pontille, D. 2022, Le soin des choses. Politiques de la maintenance, Paris : La Découverte.
- Latour, B. 1999, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris : La Découverte.
- Lefebvre, H. 1970, La révolution urbaine, Paris : Gallimard.
- Marié, M. 1985. « De l’aménagement au ménagement du territoire en Provence », Le Genre humain, n° 12.
- Ogien, R. 2007, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris : Gallimard.
- de Toledo, C. 2021, Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, Paris : Les liens qui libèrent.
- Tronto, J. 2009. Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris : La Découverte.
















