À juste titre, Marc Bloch remarque que la catastrophe naturelle a conféré à l’existence de la société féodale « un goût de perpétuelle précarité, [cause majeure] de l’instabilité de sentiments, si caractéristique de la mentalité féodale [1] ». Ce livre présente une hypothèse inverse pour l’Amérique contemporaine : la catastrophe, si fréquente en Louisiane et dans les États limitrophes, suscite un besoin opposé, une recherche de sécurité permanente. Alors que l’État n’occupe pas une place aussi essentielle aux États-Unis qu’en Europe, la demande d’intervention immédiate est a priori surprenante, tout comme les nombreuses critiques sur l’absence de l’État au cours de la longue semaine de la catastrophe. L’historien Brian Balogh (2009) a rappelé à quel point l’invisibilité de l’État, bien souvent masqué à l’intérieur de dispositifs privés, constitue l’une de ses caractéristiques distinctives aux États-Unis. Cette invisibilité, incarnée par l’absence des agents de la FEMA, a suscité un scandale public. En quelques semaines, des critiques citoyennes réclament une intervention directe de l’État, selon des formes différentes de celles adoptées par l’administration Bush, et révèlent qu’elles ne comprennent pas les dispositifs mis en œuvre. À l’opposé d’une sécurité militaire, les habitants de la ville en appellent à une prise en charge humanitaire des populations, ce que l’historienne Michele Dauber a appelé l’« État compatissant » (sympathetic state), dont l’intervention en cas de catastrophe remonte aux premiers jours de la République américaine [2].
Au lendemain du passage de Katrina, les antécédents de 1927 et 1965 reviennent alors sur le devant de la scène et apparaissent a contrario comme l’exemple d’une intervention étatique réussie. À l’inverse, le déploiement étatique en cours surprend. Revendiquée par l’administration Bush mais ressentie avec malaise par les habitants de la ville, l’équation entre État et sécurité militaire découle incontestablement du renforcement des procédures sécuritaires depuis le 11 septembre 2001. Dans les rues inondées de La Nouvelle-Orléans, les citoyens demandent une intervention traditionnelle de l’État en cas de catastrophe, sans comprendre que sa finalité a été profondément altérée par une trentaine d’années de gouvernance conservatrice. Au pouvoir, les conservateurs ont élaboré un État contractuel (contract state) qui se caractérise par une volonté de privatisation de l’autorité publique et une priorité accordée à la sécurité nationale [3]. Comme cet ouvrage le démontre, les administrations conservatrices de Ronald Reagan à George W. Bush ont patiemment cherché à privatiser les domaines d’intervention de l’État en déléguant à des entreprises privées le soin de dispenser ou d’évaluer les services publics, renouant ainsi avec une profonde imbrication des sphères publiques et privées au cours du XIXe siècle (Balogh, 2009).
À la différence de ses modèles antérieurs, l’État associatif forgé par les Républicains dans les années 1920 ou l’État-providence des années 1960, l’État contractuel donne une priorité absolue à la sécurité nationale, concept forgé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et adapté par les conservateurs au cadre politique et institutionnel de la démocratie américaine. Pendant la longue semaine de Katrina, l’administration Bush agit en conformité avec les principes de cet État contractuel. Sa réponse n’a pas été « lente », inappropriée au caractère exceptionnel de l’événement ou animée de préjugés racistes (Brasch, 2006). À l’inverse, elle obéit à une logique parfaitement rationnelle, adaptée à la situation et légitime pour l’ensemble des membres de l’administration. L’implacable logique de ce dispositif contractuel, prévoyant de sécuriser l’espace et de déléguer aux structures locales et associatives le soin de prendre en charge les coûts sociaux de la catastrophe, est pour la première fois exposée à la population sur le sol américain. Légitimée au nom des menaces terroristes et des fraudeurs du système social, la refondation étatique produit ses effets pour les citoyens en détresse. L’écart entre les attentes des habitants de la ville, et plus généralement de l’opinion publique, et la réalité du périmètre d’intervention de cet État contractuel débouche sur de l’incompréhension dans un premier temps, puis sur de la colère et du ressentiment. Au-delà du scandale civique, entraînant le licenciement de quelques victimes expiatoires, l’ouragan Katrina donne à voir la profonde rationalité de l’État américain au XXIe siècle, son obsession sécuritaire et sa régression sociale. Les pages qui suivent décrivent donc une catastrophe annoncée et la rationalité institutionnelle de la refondation conservatrice de l’État américain.
Ce livre débute par un retour sur l’événement, des premiers avertissements à l’évacuation finale, pour comprendre les enjeux locaux et l’émergence d’une polémique autour de l’absence d’intervention de l’État fédéral. Objet principal de notre enquête, la longue semaine de Katrina dure du 27 août 2005 au samedi 3 septembre 2005, jour de l’évacuation de la ville. Certes, elle se prolonge avec d’importants débats autour du racisme culturel et de la lenteur des secours mis en oeuvre par l’administration de George W. Bush. Par un effet de ricochet temporel, l’ouragan renvoie à des antécédents historiques dont la mémoire est encore vive dans la ville. Des inondations exceptionnelles en 1927, puis l’ouragan Betsy en 1965 avaient suscité une réaction importante de la part du gouvernement fédéral, en dépit des tensions sociales et raciales qu’ils avaient provoquées. La mémoire des ouragans et de l’action fédérale contraste avec les modalités d’action choisies volontairement par le président Bush. Dans les rues de La Nouvelle-Orléans, tous les témoignages évoquent un hiatus entre la nature de l’intervention et les attentes de la population.
La seconde partie de cet ouvrage offre une explication de ce hiatus en se concentrant autour des structures sociales et politiques de l’Amérique contemporaine. Les transformations sociales et sécuritaires de l’État contractuel, instaurées par les conservateurs, apparaissent au grand jour avec le passage de l’ouragan et suscitent l’incompréhension de millions d’Américains. La permanence d’une pauvreté au cœur du pays le plus riche du monde entraîne une prise de conscience sur la force des inégalités. La priorité accordée à la sécurité militaire au détriment de la sécurité sociale des plus vulnérables ne constitue pas un raté de l’administration. Comme le démontrent la refondation structurelle de la FEMA et la politique sociale et militaire de George W. Bush, l’État contractuel a été théorisé et patiemment structuré à l’aide d’importantes réformes juridiques, bureaucratiques et politiques. En déroulant la longue chaîne des pratiques mises en œuvre, cet ouvrage met au jour la profonde rationalité de la catastrophe qui se joue dans les rues inondées de la ville.