Dans son article « Innovation et territoires : quel modèle pour sortir de la crise ? », Philippe Durance réaffirme la nécessité de dynamiser l’attractivité des territoires par la créativité [1]. Il met aussi l’accent sur la notion d’expérimentation, qui est l’une des clés de l’innovation territoriale. À ce sujet, il se concentre sur l’aspect réglementaire et recommande un assouplissement qui permettrait de tester de nouveaux dispositifs et mesures fiscales propre à encourager l’expérimentation. Il n’évoque pas l’univers des pratiques créatives et culturelles dont on reconnaît pourtant qu’elles forment aujourd’hui un extraordinaire laboratoire d’expérimentation sociétale et territoriale, comme le rappelle Elsa Vivant.
Symétriquement, comme le note Charles Ambrosino dans « L’artiste et ses territoires », l’ouvrage d’Elsa Vivant fait l’erreur de ne considérer le rôle des artistes et des acteurs sur le territoire que sous le prisme des enjeux de politique d’offre et de demande culturelle locale, ne sachant pas déborder de son champ d’application pour prendre la pleine mesure du rôle stratégique de la population concernée dans les problématiques d’innovation territoriale. Dans son dernier ouvrage [2], Xavier Greffe, expert de la politique culturelle française, rappelle pourtant qu’élargir le spectre des implications artistiques dans la société et le territoire serait une réponse aux impasses actuelles de la politique culturelle tiraillée entre offre culturelle de loisir et soutien de pratiques artistiques expérimentales plus conceptuelles, décalées et transgressives.
Le rôle économique de l’artiste
Le point de départ de toute création artistique est d’abord un projet de création qui naît du désir de personnes physiques, installées localement. Elles mettent en branle une dynamique, une initiative spontanée qui participe et enrichit l’« activité endogène » du territoire dont parle Philippe Durance. Ce point de départ est un aspect essentiel du développement et cette « bonne volonté créative » spontanée chez les artistes, mais aussi chez les entrepreneurs ou les teneurs de projets en tout genre, peut être relié au « Goodwill » qui est l’une des composantes du capital intangible des organisations [3].
Le territoire est un relais essentiel de la mise en œuvre de cette « bonne volonté ». Les pratiques créatives y dessinent un espace de recherche, de questionnement et d’expérimentations dynamiques centrées sur l’expérience humaine et le sens, au bénéfice du territoire et de son avenir pour ceux qui l’occupent.
La contribution des pratiques artistiques au développement des territoires ne saurait donc être limitée à la création ou au renforcement du lien social, acquis des années 1980-90 avec l’émergence des « Arts Urbains » et de l’« Esthétique Relationnelle » [4]. Pas plus il ne faudrait limiter leur apport à la revalorisation ou l’amélioration de l’attractivité territoriale, acquis des années 2000 centré sur la notion d’offre culturelle.
D’abord, pour déployer ces « projets de création » (que l’on parle d’une installation, d’une pièce de théâtre, d’une performance de danse, ou d’un film, etc.), les créateurs ont besoin d’espaces bon marché ce qui les amène spontanément à s’intéresser aux espaces vacants, immeubles, quartiers (ou même villages) délaissés où ils pourront s’exercer, expérimenter, faire des recherche avant de produire une œuvre qui sera ensuite rendue publique.
Ensuite, durant ce temps très actif de recherche et de préparation (souvent beaucoup plus long que la partie visible du projet [5]), les créateurs peuvent solliciter le savoir faire technique d’une entreprise, ou d’un artisan, les innovations d’un laboratoire de recherche (pour qui le projet artistique sera une occasion de tester un prototype), ou tout autre chercheur universitaire dont les connaissances viendraient intelligemment enrichir le contenu de l’œuvre future. Ces apports et dynamiques croisées sont particulièrement manifestes dans les pratiques artistiques expérimentales qui agencent de nombreuses formes de connaissances et de savoir-faire. L’engouement actuel pour les PhD (doctorats, ndlr) artistiques dans toute l’Europe et le débat sur la place de la recherche artistique au sein des universités témoignent de ces ardentes retrouvailles entre l’art et la connaissance [6].
Vient ensuite le temps de l’exposition du projet où l’artiste invitera toutes les personnes impliquées dans son processus. Le moment de la visibilité et de la communication est aussi celui où se forme un public qui donne une réelle existence à la proposition artistique. C’est à ce moment-là que l’on parle d’offre culturelle, de divertissement, de loisir, de création de lien social et d’attractivité. C’est aussi une expérience sensorielle mémorable, d’apprentissage et de partage de connaissances et d’idées. Les modèles éducatifs s’inspirent d’ailleurs de plus en plus des formats artistiques pour former les citoyens tout au long de leur vie, et les centres d’art et de culture renouent avec leurs missions pédagogiques.
Le succès artistique et critique peut enfin permettre de s’inscrire dans la scène artistique nationale mais surtout internationale. Il peut alimenter l’image de créativité et d’inventivité associée au territoire. Le succès commercial permet aussi à l’artiste de se rémunérer et de faire vivre une économie dite des « industries créatives » dans son territoire de résidence. L’autonomie économique des créateurs reste extrêmement difficile à acquérir. À l’heure où les pouvoirs publics réduisent leur effort de soutien à la culture et alors que le « marché de l’(objet d’)art » provoque tant d’insatisfaits au sein de la communauté artistique internationale, les artistes ont tout à bénéficier d’une plus grande diversité de mode de valorisation économique de leur travail en en considérant toutes les étapes et implications en termes de potentiel de recherche et d’innovation (concept de Art-Based Research and Innovation).
L’artiste au cœur de l’innovation
Le propos de Richard Florida avait réellement ouvert une brèche en fusionnant sous une même étiquette, la fameuse « classe créative » des tenants de nombreux domaines. Ses catégorisations manquent toutefois de clarté et de précision, d’autant plus que son livre n’a pas été traduit en Français. Son propos a ainsi été très souvent réduit à une vision simplificatrice et les acteurs du développement territorial n’ont pu que partiellement et récemment s’appuyer sur son modèle [7]. Les pays anglo-saxons ou scandinaves ont bien mieux saisi l’utilité de la vision conceptuelle dont il est porteur et qui reste une réelle avancée sociologique : l’innovation théorique, sociale, artistique, fait partie des mécanismes de l’innovation.
Il est vraiment dommage de voir les acteurs politiques français continuer à avoir recours à un outillage théorique datant des années 1980 et 1990 basé sur le tandem Industrie-Recherche et qui avait donné naissance aux technopoles puis aux pôles de compétitivité, ce que Philippe Durance ne manque pas de pointer. Il est aussi surprenant que le rapport Jouyet-Levy sur les enjeux de l’immatériel [8] datant de 2006 mais toujours très actuel, n’ait pas servi de point de départ aux différents programmes lancés par la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) sur l’innovation dans les territoires. Ce rapport soulignait le rôle décisif du monde de l’art et de la culture dans l’innovation française et « la croissance de demain », tout en alarmant sur le fait que la France n’avait pas pris la mesure des enjeux de l’immatériel pour son développement. Ce n’est toujours pas le cas ! Les théories du développement basé sur l’immatériel et la connaissance buttent cependant sur la dimension non mesurable et inerte [9] du « capital intellectuel ». Elles négligent aussi trop souvent les mécanismes « translationnels [10] » de création de valeur à partir de l’immatériel.
La prise de conscience écologique, qui incite à mesurer l’impact environnemental et territorial des activités humaines et à réinventer une économie intelligente des ressources matérielles met aussi au défi les approches classiques de l’immatériel. L’essentiel du travail reste toutefois à faire car l’approche du développement durable reste centrée sur la gestion des ressources matérielles, l’éco-conception et le rôle des architectes : la ville durable ne se résume pas à l’écologie et aux designers urbains. Un exemple frappant a été fourni par la consultation pour le Grand Paris. Invités à inventer la ville innovante « post-Kyoto », les architectes participants ont maintes fois stipulé qu’une réflexion sur les aspects économiques et immatériels de la ville était un impératif à la production d’une vision innovante. Aux seuils des compétences actuellement mobilisées, ils en sont restés au stade de l’appel à réflexion.
Les concepts débattus restent insuffisants sans expérimentation. L’approche créative et expérientielle du développement, parce qu’elle confronte l’immatériel (de la connaissance scientifique à l’imaginaire artistique) à l’espace des pratiques tangibles et humaines (tous domaines confondus) avec un sens de la rareté de la matière inspirée de l’art, doit être vue à la fois comme un efficace outil de conception et de pilotage stratégique du développement territorial et comme une contribution aux débats théoriques.
Une approche expérimentale du développement des territoires
Il n’est pas anodin que les pays les plus innovants tels que la Finlande donnent un rôle décisif aux créateurs dans leurs programmes d’innovation sociétale (qui n’est du reste qu’une nouvelle articulation du concept de progrès social allégé d’une charge idéologique datée), telle que le fait actuellement l’université de Aalto à Helsinki. L’idée de valoriser les mécanismes de recherche implicites aux pratiques créatives en tant que prototypes de recherche-action [11] s’inscrit dans une démarche d’innovation sociale [12] qui cherche des modèles économiques (quasiment) viables pour des activités dites non commerciales (dont font partie les pratiques artistiques).
Les scandinaves avaient inventé le concept de Living Lab comme zone d’expérimentation dans le monde réel d’où naît l’innovation territoriale. L’univers des pratiques créatives peut aussi être vu comme un laboratoire de recherche-action « in vivo ». À ce sujet, il est vraiment regrettable que les analyses de Bruno Latour [13] qui mettent l’accent sur la richesse de l’expérimentation artistique actuelle, ne viennent pas plus fortement nourrir les politiques français.
Les artistes profitent pleinement de leur marginalité pour expérimenter des modèles de pratiques, des formes, des idées, des visions singulières, des processus collaboratifs qui n’existent pas encore. En auscultant de près le séquençage et le maillage territorial d’un projet artistique, l’artiste apparaît comme la navette intuitive et passionnée d’un processus dynamique de tramage entre les acteurs et les ressources du territoire. Vu l’apathie de nombreux acteurs officiels du territoire et leur manque d’initiatives, un déplacement des crédits vers les artistes et les créateurs serait bien utile à la collectivité !
À ce sujet, le rôle des institutions culturelles reste déterminant et l’on pourrait imaginer les FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain) devenir des Future Research Art Centers !