Depuis 40 ans, les villes peinent à trouver une place pour le commerce. Supermarchés, hypermarchés, hard discount, magasins spécialisés (habillement, électroménager, bricolage, etc.) : les grandes surfaces se sont multipliées. Cela provoque une transformation importante des paysages urbains, avec la multiplication des zones commerciales à la périphérie de chaque ville. Cela provoque aussi une mutation dramatique des commerces de proximité qui ne cessent de disparaître, contribuant à désertifier les centres villes et à diminuer la concurrence a priori favorable au consommateur.
Dès la fin des années 1960, le législateur a institué un mécanisme de contrôle de l’implantation des surfaces commerciales, en les soumettant à un régime d’autorisation spécifique, mais les différentes lois (lois Royer de 1973 et Raffarin de 1996) n’ont pas empêché un développement anarchique. La réforme du régime d’autorisation des commerces et des cinémas, opérée par la loi de modernisation de l’économie (LME, du 4 août 2008), marque un tournant dans la stratégie des pouvoirs publics. Elle consacre une décentralisation de fait des politiques commerciales et transfère des pouvoirs aux collectivités locales. Le problème est que cette mutation n’a pas été anticipée et que les outils et documents d’urbanisme ne sont pas adaptés à ces nouvelles responsabilités. Nous sommes aujourd’hui au milieu du gué, alors que la pression économique et politique exigerait un cadre clair pour réguler les demandes d’implantation.
Cette réforme s’imposait pour des raisons pratiques. Avant la Loi LME, les Commissions départementales se prononçaient notamment en considérant l’offre et la demande globale pour chaque secteur d’activité dans la zone de chalandise, la densité des équipements, l’effet potentiel du projet sur l’appareil commercial et artisanal, l’impact éventuel du projet en termes d’emploi ou encore les conditions d’exercice de la concurrence au sein du commerce et de l’artisanat. Cela a donné lieu à un contentieux sans fin sur le rapport entre le nombre d’habitants de la zone de chalandise et les m2 de magasins de bricolage, habillement, etc.
Cette réforme s’imposait également au regard du droit communautaire et singulièrement de l’article 43 du Traité et la directive Services. D’une part, la Commission estimait que les autorisations pour l’ouverture de nouvelles surfaces commerciales n’étaient pas délivrées sur des critères suffisamment objectifs et prévisibles. Elles reposaient sur la seule appréciation des commissions départementales d’équipement commercial sur la base de l’étude de l’impact économique du projet sur les établissements présents dans la zone de chalandise, établi par le demandeur. D’autre part, la Commission européenne reprochait à la réglementation en matière d’urbanisme commercial de prévoir la présence, au sein des commissions délivrant l’autorisation d’exploitation commerciale, des représentants des acteurs économiques (Chambres du Commerce et de l’Industrie notamment) déjà installés, ce qui est contraire au principe de liberté d’établissement.
La loi LME a clarifié les choses : désormais, l’autorisation préalable à l’exercice d’une activité de service, de commerce ou d’artisanat, « ne peut reposer sur l’analyse de l’offre commerciale existante ni sur une mesure de l’impact sur cette dernière de nouveaux projets de commerces » (article L.752-1 du Code de commerce). L’intérêt général peut toujours justifier d’encadrer la délivrance de l’autorisation au-delà d’un certain seuil (1.000 m2), mais les critères de délivrance doivent être clairs, prévisibles, et rendus publics à l’avance. La Loi LME oblige les commissions départementales (devenues entre temps des Commissions départementales d’aménagement commercial) à se prononcer sur les effets du projet en matière d’aménagement du territoire de développement durable et de protection des consommateurs. Ainsi, la Commission doit tenir compte de l’effet d’une nouvelle installation sur l’animation de la vie urbaine, rurale et de montagne, de l’impact du projet sur les flux et les réseaux de transport, sur les politiques locales de logement et de ses conséquences pour les documents locaux d’urbanisme. Elle doit aussi se prononcer sur la qualité environnementale du projet.
Or la directive européenne, même transposée, continue d’imposer des critères transparents, impartiaux, rendus publics à l’avance, clairs et intelligibles. Ces critères doivent être contenus dans un document légal et opposable : selon les débats parlementaires, ce document est par essence le Schéma de cohérence territoriale (SCOT), document produit par les collectivités locales et qui fixe les orientations fondamentales de l’organisation du territoire. Par cette décision, qui signe la fin des schémas d’aménagement commercial ou à tout le moins leur déclassement, l’État renonce à programmer et planifier les implantations commerciales à l’échelle départementale. Le Législateur a donc confié, in fine, la régulation aux collectivités, ouvrant sur deux problèmes d’importance : une inflation de projets et une insécurité juridique majeure !
Les SCOT ne sont pas dépourvus d’objectifs mentionnant les commerces et la loi Grenelle 2 renforce encore leur portée. Seulement, au jour de l’approbation de la loi, bien peu de documents étaient achevés et, partant, opposables au public (donc aux demandeurs d’autorisation). Quant à ceux qui l’étaient, ils n’avaient pas prévu, sauf exception relevant de la prémonition, d’intégrer des orientations propres à l’implantation des équipements commerciaux. En outre, pour être légales, ces orientations rédigées avant la LME, devaient reposer sur des considérations d’urbanisme et non pas sur une approche strictement économique. La bergerie était ouverte : faute pour les Commissions départementales à peine constituées de disposer de SCOT opposables pour éventuellement déclarer le projet contraire à l’aménagement du territoire, au développement durable ou à la protection des consommateurs… la LME a débouché sur une inflation des autorisations d’aménagement commercial.
À supposer que tous les promoteurs n’aient pas déjà profité de cette carence momentanée de pouvoir de régulation pour obtenir les emplacements convoités, la montée en puissance de SCOT intégrant de telles orientations, propres aux aménagements commerciaux, devait permettre à terme de remédier au trouble actuel. Les SCOT s’efforcent aujourd’hui de réguler les implantations commerciales avec pour double objectif de prévenir les friches commerciales grâce à une programmation urbanistique intercommunale à long terme et de faciliter le retour d’enseignes locomotives dans des centres urbains ou péri-urbains.
Or, à peine ce mouvement engagé, le Législateur s’apprête de nouveau à intervenir : la LME était dès le départ présentée comme la première étape d’une réforme d’ensemble des autorisations commerciales destinées à intégrer le droit de l’urbanisme. Cette réforme en deux temps crée de l’insécurité juridique : comment concevoir un SCOT intégrant la réforme de 2008 si, à terme, c’est le PLU qui doit réglementer les aménagements commerciaux ? De surcroît le droit européen continue de s’appliquer et les SCOT, à jour de la nouvelle loi, ne seront donc opposables que dans plusieurs mois, soit après l’entrée en vigueur de la nouvelle législation…
Dans une matière qui requiert de la continuité et du temps, la réforme permanente, quand elle exige une transposition dans des documents locaux d’urbanisme, finit paradoxalement par engendrer un vide juridique. Alors que la proposition de loi Ollier sera bientôt discutée au parlement, le Législateur aura-t-il la sagesse d’en tenir compte ? En attendant, les praticiens sont perplexes et les élus attentistes. Cela profite inévitablement aux projets opportunistes, qui sont souvent les moins aboutis en termes d’aménagement du territoire.