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Southland, ou la traversée des frontières à Los Angeles

Southland est une plongée au cœur de la police de Los Angeles. Si la série dépeint de façon « brute et authentique » le quotidien des forces de l’ordre, elle est aussi une traversée entre les différents quartiers de la ville, dont les disparités ethniques et sociales sont montrées sans concession.


Dossier : La ville des séries télé

Apparue sur les écrans de la chaîne hertzienne américaine NBC au printemps 2009, la série policière Southland fut immédiatement louée pour sa représentation quasi-documentaire de Los Angeles. Toutefois, son traitement rude et sans concession, accentué par des tournages principalement en extérieur et en lumière « brute », ne séduisit pas un large public, et la série fut reprise à la fin des sept épisodes de sa première saison par la chaîne câblée TNT, qui diffusa les deux saisons suivantes. Elle s’apprête aujourd’hui à en diffuser une quatrième, avec toutefois un budget sensiblement réduit. C’est essentiellement grâce à des partis pris de réalisation assez inhabituels pour une série télévisée que Southland permet de mieux cerner les particularités géographiques de Los Angeles.

Los Angeles : du décor au personnage

La ville de Los Angeles, ne serait-ce que parce qu’elle abrite les studios de cinéma et de télévision où se produisent la quasi-totalité des fictions audiovisuelles américaines, a très souvent servi de décor aux films et aux séries, à tel point que les abords de l’Observatoire, le Hollywood Walk of Fame, les plages de Malibu, de Venice et de Santa Monica, ainsi que les résidences de Beverly Hills, sont devenus des lieux familiers des spectateurs du monde entier. Ces quartiers glamours qui nourrissent le rêve américain ne sont toutefois que la partie émergée de l’iceberg qu’est la gigantesque métropole angéline.

La littérature policière, et en particulier les romans noirs de Raymond Chandler (Le grand sommeil, 1939, adapté au cinéma en 1946 avec Humphrey Bogart dans le rôle de Philip Marlowe), a transmis une toute autre image de la Cité des Anges : une ville inquiétante, dans laquelle on peut se perdre d’autant plus facilement qu’on y est arrivé avec des rêves plein la tête. Cette veine « réaliste », voire désenchantée, a très tôt inspiré les séries télévisées policières, à commencer par la première d’entre elles : Dragnet (NBC, 1951-1959). Son producteur et acteur principal Jack Webb y avait l’ambition de « s’en tenir aux faits » et de reconstituer le plus précisément possible le travail des policiers sur le petit écran. Première série tournée en extérieur, à Los Angeles même, elle constitue une source intéressante pour l’historien sur la ville à cette époque. Webb produisit ensuite une autre grande série policière réaliste également située à Los Angeles : Adam-12 (NBC, 1968-1975), qui rendait hommage au travail des membres du LAPD et se faisait l’écho de leurs frustrations face au manque de moyens et de reconnaissance. Ces séries ont eu une influence importante sur l’écrivain James Ellroy qui, dans les années 1980 et 1990, fit lui aussi de la Cité des Anges le décor de ses histoires policières extrêmement sombres et désenchantées. Southland s’inscrit résolument dans cette tradition littéraire et télévisuelle.

Du côté du cinéma, Southland est sans aucun doute inspirée par Collision de Paul Haggis, Oscar du meilleur film, du meilleur scénario et du meilleur montage en 2005. Ce film mettait l’accent sur l’importance de la voiture à Los Angeles, et le fait que les individus « ne s’y touchaient jamais ». Dans Los Angeles : le mythe américain inachevé (CNRS Éditions, 1997), Cynthia Ghorra-Gobin avait déjà souligné l’absence de réel espace public dans la Cité des Anges, qui apparaît comme un étalement quasi-infini d’espaces privés, reliés par des infrastructures routières gigantesques, accentuant la ségrégation spatiale des communautés ethniques et des classes sociales.

La municipalité de Los Angeles proprement dite (Santa Monica, Malibu, Beverly Hills ou encore Burbank sont des municipalités indépendantes qui jouxtent ou sont parfois enclavées à l’intérieur de celle de Los Angeles) couvre 1 300 km² et rassemble près de 4 millions d’habitants. Cette population est jeune (l’âge médian en 2010 était de 33 ans, avec plus d’un tiers des habitants de moins de 25 ans) et majoritairement hispanique (48,5 %), avec d’importantes communautés afro-américaine (9,6 %) et asiatique (11,3 %). Le recensement de 2010 a dénombré pas moins de 140 pays d’origine et 224 langues ou dialectes parlées à Los Angeles. Malgré un phénomène récent de gentrification de certains quartiers, ces différentes communautés se mélangent peu, avec les classes moyennes et supérieures majoritairement blanches regroupées au nord-ouest de la ville et les classes populaires majoritairement noire ou hispanique au sud. Certains quartiers regroupent des minorités particulières comme Little Armenia ou Koreatown.

Ces différents espaces sont quadrillés d’immenses avenues perpendiculaires et parfois traversés ou surplombés par des autoroutes, car la voiture individuelle reste le mode de transport le plus courant. L’absence de centre et la faible densité urbaine (un peu plus de 3 000 hab./km², mais avec de très fortes variations) rendent en effet les transports publics peu efficaces. De plus, cette prépondérance de la voiture entraîne une disparition quasi-totale des trottoirs, au profit des parkings et d’espaces de promenade clos (parcs, centres commerciaux, gated communities, etc.).

La représentation de la police de Los Angeles

Face à cette immensité urbaine où chaque îlot a souvent ses codes et son identité propre, le travail de la police de Los Angeles (le LAPD) est particulièrement difficile, aboutissant à de nombreux actes de bavures (comme celle qui a déclenché les émeutes de 1992) et à une corruption importante (c’était le sujet de The Shield, série diffusée sur FX entre 2002 et 2008). Le générique de Southland rappelle cette histoire sombre du LAPD tout au long du XXe siècle, racontée notamment par les quatre romans du Quatuor de Los Angeles de James Ellroy (Le Dahlia noir, 1987, Le Grand Nulle part, 1988, L.A. Confidential, 1990 et White Jazz, 1992) pour les années 1940 et 1950. Les policiers étaient alors peu nombreux, peu formés, uniquement blancs, majoritairement racistes, ce qui conduisit à de nombreux scandales comme ceux qui ont inspirés l’écrivain américain. Cette période fut aussi celle d’un développement rapide de la ville, qui s’est effectué sans véritable plan d’ensemble selon le modèle de l’urban sprawl (étalement urbain), et où les infrastructures routières sont devenues partie intégrante de la ville. Cette photographie d’époque insérée dans le générique de la série rappelle tout cela :

Figure 1 : Générique de la série Southland, saison 1

Néanmoins, depuis les années 2000, le taux de criminalité ne cesse de baisser, grâce aux efforts conjugués de la police, de la municipalité et des associations de résidents. En ce qui concerne la police, les efforts se sont concentrés sur l’amélioration de la formation, la modernisation (voire la reconstruction complète) des locaux, le quadrillage du territoire en zones précises, et une vaste opération de communication lancée en 2005 pour améliorer l’image du LAPD et augmenter le taux de recrutement des membres des minorités ethniques. Il semble que la série Southland, plus ou moins volontairement, participe à cette opération de réhabilitation de la police de Los Angeles.

En effet, créée par Ann Biderman, scénariste ayant commencé sa carrière sur la série policière réaliste NYPD Blue, et bénéficiant des conseils d’une ancienne du LAPD, Angela Amato Velez, Southland entend suivre avec un réel souci d’authenticité le travail des policiers du Los Angeles Police Department dans l’ensemble de la métropole, avec une prédilection pour les quartiers pauvres et peu touristiques du sud et de l’est de la ville, rarement montrés à l’écran, mais où le taux de criminalité reste important. Le carton qui ouvre chaque épisode rappelle le faible nombre de policiers (9 800) face à l’immensité de la ville :

Figure 2 : Écran d’ouverture de chaque épisode de la série Southland

Les personnages principaux constituent un échantillon « représentatif » des différents corps du LAPD : deux équipes d’officiers en uniforme qui patrouillent les rues de la ville en voiture et permettent de souligner l’étendue et la diversité des espaces, une équipe d’inspecteurs de l’anti-gang cantonnée de fait dans l’immense quartier de South Los Angeles et une équipe d’inspecteurs de la Criminelle qui navigue d’un quartier à l’autre. Tous ces personnages sont interprétés par des acteurs blancs, sauf une inspectrice de la Crim’ qui est afro-américaine et un inspecteur de l’anti-gang qui est hispanique. Par rapport à la réalité démographique du LAPD [1] , les femmes sont surreprésentées dans la série (25 % des personnages principaux, alors que le LAPD est masculin à 82 %), les Hispaniques sous-représentés (1 seul personnage alors qu’ils représentent 33 % des forces de police de Los Angeles) et la représentation des Noirs est conforme à la réalité dans la première saison (1/8), mais double dans les saisons suivantes avec la mise en scène d’une équipe d’inspectrices de la Crim’ afro-américaines. On est donc bien dans une représentation hollywoodienne des forces de police, avec des acteurs beaux et charismatiques destinés à charmer le téléspectateur pour le fidéliser et une volonté de mettre en avant les capacités professionnelles de certaines minorités (les femmes et les Afro-Américains) dans un but politique assumé par l’industrie de la télévision dans les années 2000.

Prédominance de la voiture

Mais si la représentation des policiers eux-mêmes correspond davantage aux canons de la télévision de prime time qu’à la réalité démographique du LAPD, la représentation de la ville de Los Angeles, elle, apparaît tout à fait « authentique ». L’analyse de l’épisode pilote de la série permet de comprendre les techniques de réalisation qui donnent ce sentiment au téléspectateur, tout en lui offrant un panorama inhabituellement large de la diversité et de l’immensité du territoire de la Cité des Anges.

En 43 minutes sont présentés une dizaine d’extérieurs tournés en lumière « naturelle » dans Los Angeles, qui font passer le téléspectateur de quartiers en pleine gentrification comme Westlake aux ghettos de South Los Angeles dominés par les gangs, en passant par des quartiers « de transit social » comme Mid-Wilshire, ainsi que de très nombreux axes routiers et autoroutiers. La première journée de formation sur le terrain de la jeune recrue Ben Sherman commence à North Hollywood, en compagnie de son officier-formateur John Cooper :

Figure 3 : Southland, saison 1, épisode 1

On voit sur cette capture d’écran que la caméra est extrêmement mobile (l’arrière-plan est flou), que, comme dans un reportage ou un documentaire, elle ne s’embarrasse pas des contre-jours et est portée à hauteur d’homme. Cette scène (2’10–2’17) a lieu sur un parking où sont garées des dizaines de voitures de police. La musique qui avait accompagné la scène de teaser avant le générique s’est tue et laisse place jusqu’à la fin de l’épisode à des sons « d’ambiance » qui accentuent l’aspect réaliste et documentaire de la série. Lorsque les deux policiers s’installent dans leur voiture de patrouille, on entend les portes qui s’ouvrent, les fauteuils qui grincent, le cliquetis du clignotant, le bruit du moteur, mais aussi le bruit de la circulation. De plus, l’officier au volant regarde vraiment la route, et le paysage urbain défile à travers les fenêtres du véhicule : une succession de parkings, de quelques bosquets, d’entrepôts, de commerces et de maisons. La scène dure deux minutes et trente secondes (2’17–4’47), ce qui est très long pour un épisode de série de network et encore plus pour une scène qui se déroule à l’intérieur d’une voiture, où la seule action possible est le dialogue entre les personnages, et où le défilement du paysage rend le montage particulièrement délicat. Ce n’est qu’à la toute fin de cette scène que les deux policiers parviennent dans un environnement urbain plus dense avec de vrais trottoirs, des boutiques ouvertes sur la rue et des piétons.

Dans ces scènes de trajets en voiture, comme dans toutes les scènes en extérieur de la série, la caméra fait sa mise au point très loin dans le champ, ce qui donne des arrière-plans très riches de la ville de Los Angeles et permet véritablement de voir au-delà de l’action fictive qui se déroule au premier plan. C’est le cas dans cette scène d’arrestation d’un chauffard sur un axe autoroutier, où l’on distingue des panneaux publicitaires « réels », qui ne sont en général jamais montrés dans un programme de fiction pour éviter les accusations de « publicité cachée » :

Toutes les scènes en extérieur se caractérisent par cette profondeur de champ qui montre les différents aspects de Los Angeles, la prédominance de la voiture et la rareté des piétons (Seuls 3 % des habitants de Los Angeles se rendent sur leur lieu de travail à pied), comme on peut le voir sur ce plan d’ensemble après un drive-by shooting (fusillade depuis une voiture) d’un jeune garçon noir par les membres d’un gang hispanique dans le quartier de South Central :

Le corps du jeune garçon repose sous la Harbor Freeway, un des axes routiers principaux, qui part vers le sud depuis Downtown. La présence du bus rappelle que malgré l’étalement de la ville et la relative faiblesse de l’infrastructure de transports collectifs, ceux-ci sont empruntés par plus d’un million et demi de personnes chaque jour. La plupart de ces usagers appartiennent aux classes défavorisées et n’ont pas les moyens de posséder leur véhicule personnel.

Ségrégation spatiale

La profondeur des champs permet aussi de montrer les liens géographiques entre les différents quartiers de Los Angeles, qui, sans le « rappel visuel » que constituent les tours de Downtown, sembleraient appartenir à des mondes totalement étrangers. Ainsi, ces tours sont montrées de nuit et depuis le sud lors de cette scène où les deux inspecteurs de l’anti-gang sont allés interroger des témoins du meurtre du jeune garçon dans une résidence malfamée de South Central.

Figure 4 : Southland, saison 1, épisode 1. Le quartier de South Central

Ces mêmes tours avaient été filmées un peu plus tôt dans l’épisode depuis les collines de Mid-Wilshire, un quartier plus résidentiel au nord de Downtown qui a été depuis l’entre-deux-guerres une zone de « transit » pour les minorités ethniques (d’abord les Afro-Américains et aujourd’hui les Hispaniques) qui accédaient à une certaine richesse et pouvaient ainsi quitter South Los Angeles, avant d’espérer s’établir dans les banlieues plus chics du nord de la ville :

Figure 5 : Southland, saison 1, épisode 1. Le quartier de Mid-Wilshire

La diversité des quartiers de Los Angeles est accentuée par les bruits de fond qui accompagnent chacune de ces scènes et permettent au téléspectateur, en l’absence d’une bande originale, d’identifier inconsciemment les divers milieux sociaux qui lui sont présentés. La scène de nuit à South Central est ponctuée des cris des voisins, des sirènes de police et d’un volume sonore global presque assourdissant. Au contraire, la scène à Mid-Wilshire se passe dans un étonnant silence, loin de la circulation et où le chant des oiseaux souligne l’aspect bucolique de ces maisons dispersées à flanc de colline.

Très souvent, les lignes de dialogues prononcées par les personnages secondaires qui représentent les habitants de Los Angeles (victimes, témoins ou criminels) font référence à leur appartenance locale très marquée, à un « chez nous » particulier au sein duquel la présence policière est vécue comme une incongruité, voire une intrusion. Les flics apparaissent, en effet, comme les seuls individus qui passent véritablement d’un quartier à l’autre, qui entrent dans les maisons pour découvrir les drames qui s’y passent, mais qui finalement ne s’y arrêtent jamais.

La diversité spatiale et ethnique de Los Angeles est un sujet récurrent, si ce n’est le sujet de Southland. Chaque enquête est située dans un quartier précis qui, grâce à quelques plans et des bruits d’ambiance caractéristiques, est immédiatement identifiable pour le téléspectateur : il sait s’il est dans un quartier résidentiel calme ou bien dans le « territoire des gangs », les figurants qui peuplent les arrières-champs lui montrent immédiatement la composition sociologique de la population. Petit à petit, il se familiarise avec la topographie de la métropole et en mesure la diversité, tout en intégrant progressivement les frontières aussi invisibles que quasi-infranchissables qui séparent le nord et le sud, l’est et l’ouest de la ville.

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En savoir plus

  • Boutet, Marjolaine. 2009. Les Séries Télé pour les Nuls, Paris : First.
  • Davis, Mike. 2006. City of Quartz : Los Angeles, capitale du futur, Paris : La Découverte.
  • Edgerton, Gary R. 2009. The Columbia History of Television, New York : Columbia University Press.
  • Ghorra-Gobin, Cynthia. 1997. Los Angeles : le mythe américain inachevé, Paris : CNRS Éditions.
  • Webb, Jack (avec préface de James Ellroy). 2005. The Badge : True and Terrifying Crime Stories That Could Not Be Presented on TV, Cambridge (Mass.) : Da Capo Press.

Filmographie :

  • Adam-12, saisons 1 à 5, DVD zone 1, Universal Studios, 2005-2010.
  • Collision (Crash) de Paul Haggis, DVD zone 2, Metropolitan Video, 2006.
  • Dragnet, DVD zone 1, Madacy, 2011.
  • Southland, The Complete First Season, DVD zone 1, Warner Home Video, 2010.
  • Southland, The Complete Second Season, DVD zone 1, Warner Home Video, 2010.

Pour citer cet article :

Marjolaine Boutet, « Southland, ou la traversée des frontières à Los Angeles », Métropolitiques, 31 octobre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Southland-ou-la-traversee-des.html

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