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Les hôtels-boutiques de La Havane : élites transnationales et marchandisation des espaces urbains

Nouveau produit du tourisme mondial, les hôtels-boutiques s’implantent à Cuba avec l’ouverture internationale du marché immobilier. L’enquête de Tommaso Pirone montre le rôle des investissements italiens dans l’essor de ces nouveaux lieux, et questionne les inégalités croissantes de la société cubaine.

Alors que Cuba traverse une crise socio-économique profonde, une nouvelle forme d’hébergement touristique émerge : l’hôtel-boutique. Importé des États-Unis, ce concept répond à une demande croissante d’originalité de la part d’une clientèle fortunée attirée par des établissements se revendiquant comme de charme, indépendants et thématisés. Ces structures touristiques de luxe se multiplient principalement dans le Vedado, le « quartier trendy [1] » de La Havane. Au modèle des grands complexes hôteliers d’État et des casas particulares (maisons d’hôtes) dans les quartiers centraux le long du littoral s’est superposé celui de villas reconverties en hôtels-boutiques, inscrivant l’offre touristique de la capitale cubaine dans un marché globalisé.

Parmi les dix hôtels-boutiques les plus prisés à Cuba, au moins trois appartiennent à des investisseurs italiens installés à La Havane [2]. Arrivés au tournant du XXIe siècle, lors de l’ouverture progressive du pays au tourisme international et à l’initiative privée, ces entrepreneurs italiens s’apparentent aux migrations Nord-Sud dites « privilégiées » (Kunz 2016). S’étant intégrés à la société cubaine par le biais de mariages avec des partenaires locaux et de relations avec la classe politique cubaine (Pirone et Réau 2025), ils ont participé à l’essor de ce nouveau marché en exploitant leurs capitaux économiques et leur expertise internationale. L’enjeu de cet article est ainsi d’examiner, à partir du cas des hôtels-boutiques de La Havane, comment cette nouvelle classe d’entrepreneurs transnationaux participe aux processus de marchandisation et de mise en tourisme des espaces urbains centraux (Gotham 2005 ; López-Gay, Cocola-Gant et Russo 2021 ; Yrigoy 2023).

La création de la rente touristique. Crises et nouvelles opportunités d’investissement à Cuba

En 1949, les parrains de la mafia italo-américaine se retrouvaient dans les salles luxueuses de l’hôtel Nacional de La Havane pour se partager l’île et y bâtir, à seulement 140 kilomètres des côtes étatsuniennes, un paradis fiscal dominé par des casinos, des hôtels et des activités illicites (English 2009). Dix ans plus tard, le triomphe de la révolution conduite par Fidel Castro inaugure une ère de nationalisations des compagnies étrangères et des chaînes hôtelières, l’interdiction des jeux de hasard et la fuite de la bourgeoisie nationale et internationale.

Le retour des entrepreneurs internationaux trouve ses conditions de possibilité quelques décennies plus tard, dans les années 1990, au cœur de la crise socio-économique qui frappe Cuba à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, son principal allié. Avec la « Période spéciale », le pays amorce une double ouverture : d’une part, aux flux touristiques internationaux et, d’autre part, au marché interne avec une libéralisation progressive de son économie (Destremau 2014). Bénéficiant notamment de la réouverture du marché immobilier en 2011, les casas particulares prospèrent dans le secteur touristique de La Havane (Pirone 2021).

Au milieu des années 2010, le rapprochement bilatéral avec les États-Unis sous l’administration de Barack Obama provoque un boom des arrivées touristiques [3]. Par la suite, la crise sanitaire et le renforcement des mesures d’embargo imposées par Donald Trump ont entraîné une crise majeure et une émigration massive des Cubains vers l’étranger. Ce phénomène a bouleversé le marché immobilier (Chapon 2024) : la valeur des propriétés a été divisée par cinq, offrant aux investisseurs internationaux l’occasion d’acheter et de reconvertir ces biens en hébergements touristiques (Wijburg 2023). C’est dans ce contexte que, à partir de 2020, nous avons mené une recherche ethnographique in situ, répartie sur quatre séjours totalisant dix mois d’enquête de terrain, auprès d’entrepreneurs italiens dans la capitale cubaine inscrits dans des réseaux transnationaux. À l’appui des portraits de deux d’entre eux, Alessandro et Carlo, nous montrerons successivement comment les hôtels-boutiques témoignent du rôle clé des investissements internationaux dans la transformation du tourisme et de l’hospitalité cubaine, ainsi que dans le renforcement des inégalités socio-spatiales à La Havane.

Des élites transnationales aux investissements diversifiés

Les entrepreneurs italiens, qui résident au moins une partie de l’année à Cuba, se composent d’une variété de profils socio-économiques : des commerçants à la valise impliqués dans l’importation à petite échelle ou la revente de produits sur place [4], des micro-entrepreneurs actifs dans le secteur gastronomique et celui de l’hébergement à court terme et des expatriés travaillant pour des multinationales, des agences touristiques et des organisations de coopération internationale.

Figure 1. Édifice récemment restauré dans le quartier du Vedado, La Havane

Source : T. Pirone, 2024.

Certains des plus fortunés ciblent le marché de niche du luxe, redéfinissant les standards de l’hébergement touristique de la capitale cubaine. Le cas d’Alessandro, un Romain de 55 ans, « entrepreneur dans le secteur de la restauration et de l’hospitality », en est une illustration marquante. Marié à une femme cubaine, après avoir été professeur d’économie dans une université scandinave, puis fonctionnaire pour la Banque mondiale, il s’installe à La Havane en 2016. Il y acquiert une villa datant d’un siècle, auparavant occupée par un couple cubain ayant émigré et située sur l’une des artères principales du Vedado, pour la convertir en « luxury-hotel ».

Durant sa « troisième vie » à Cuba, profitant de la libéralisation des MYPIMEs (micro, petites et moyennes entreprises), il crée pendant la pandémie une entreprise d’import-export et de vente en ligne de produits gastronomiques italiens. Après la reprise des activités commerciales en 2022, il transforme ce commerce en deux épiceries au style occidental. Pionnières dans ce secteur à Cuba, ces boutiques occupent des espaces loués à l’État cubain et nouent des partenariats avec des firmes locales, comme la marque de rhum Havana Club, marquant l’évolution des relations entre les acteurs étatiques et privés. Les produits italiens alimentent également le restaurant gourmet de son hôtel-boutique, où diplomates, hommes d’affaires et touristes aisés savourent des « plats méditerranéens traditionnels, associés au parfum intense des Caraïbes », pour citer la description figurant sur le menu. La création d’une chaîne de valeur autour des importations renforce ainsi une double intégration de l’économie cubaine dans les flux internationaux de capitaux et les circuits globalisés du tourisme.

Malgré les incidences de la pandémie sur le tourisme, Alessandro a pu maintenir un taux d’occupation de 70 % de son hôtel-boutique. Grâce à cette stabilité économique, profitant des effets de la crise sanitaire, il accroît en 2023 son activité et investit plus d’un million d’euros pour reconvertir un manoir colonial, situé sur l’une des places centrales de la Vieille Havane et autrefois occupé par une maison d’édition étatique, en un second hôtel-boutique. Sa gestion est aux mains d’une équipe de managers cubains. Ils bénéficient des formations de coaching dispensées par des experts internationaux, afin de garantir des prestations correspondant aux standards de luxe (Beaumont 2019). Par l’intégration des normes de management, de biens et de services importés, ces pratiques contribuent à l’internationalisation et à la standardisation de l’offre touristique cubaine. Si ces acteurs à travers leurs entreprises transnationales participent à la mise en tourisme du centre-ville havanais (Jolivet et Alba-Carmichael 2021), ils multiplient les appuis sociaux et diversifient les activités, ce qui leur permet d’assurer leur investissement en dépit des fluctuations du marché touristique.

Figure 2. Patio intérieur d’un hôtel-boutique dans le quartier Playa, La Havane

Source : T. Pirone, 2024.

Des ruines à l’opulence : spatialités transnationales exclusives à La Havane

Éclairant à ce propos est le cas de Carlo, un entrepreneur toscan de 64 ans, leader dans le secteur du camping en Italie, à la tête de plusieurs structures qui accueillent chaque année environ 5 millions de visiteurs. En sus de la gestion de son hôtel-boutique haut de gamme ouvert en 2024, à Cuba, il détient également une position stratégique dans le secteur de la location de véhicules motorisés, avec une entreprise en copropriété avec l’État cubain consolidée depuis deux décennies. Ce monopole lui permet de bénéficier de liens étroits avec les ministères du Tourisme et du Commerce extérieur, illustrant le rôle clé des collaborations public-privé dans le contexte de mutation socio-économique que traverse Cuba.

Situé à Playa, quartier limitrophe du Vedado, son hôtel-boutique se démarque par une architecture opulente rivalisant avec les sièges des ambassades alentour. L’ancienne auberge en ruine, propriété du ministère cubain du Tourisme, a été entièrement restaurée pour un investissement estimé à 1,5 million d’euros, transformant l’espace en un établissement composé de deux villas luxueuses. Celui-ci dispose d’un restaurant extérieur équipé d’un four à bois importé d’Italie, où un chef napolitain forme des pizzaiolos cubains. Le jardin, soigneusement aménagé avec des plantes tropicales, accueille une structure métallique de style Art Nouveau, acquise lors d’un salon d’architecture en Italie, qui sert de cadre à des concerts de jazz et de musique afro-cubaine. L’établissement comprend également une salle lounge dédiée à la dégustation et à la conservation de cigares, une piscine – la seule détenue par une structure d’hébergement privé sur le marché touristique cubain – ainsi qu’un rooftop organisant des événements mondains.

Grâce à l’ampleur de l’investissement, le lieu se prête à une diversité d’usages : mariages, réceptions, défilés de mode, rencontres diplomatiques et autres événements d’envergure. Offrant des séjours haut de gamme avec des services exclusifs et des expériences sur mesure, l’hôtel-boutique attire l’élite politique, culturelle et économique internationale. On observe ainsi une forme d’homogamie entre la clientèle, composée de touristes aisés, et les riches entrepreneurs transnationaux propriétaires des hôtels-boutiques. Ces derniers, grâce à leur détention de capitaux économiques et internationaux, déploient des stratégies d’adaptation aux attentes de leur clientèle, contribuant à la production de nouvelles spatialités d’entre-soi (Pinel et Le Bigot 2023).

L’hôtel-boutique de Carlo comprend dix-neuf suites, aménagées par des designers avec un niveau de luxe progressif. Proposées à la location via des plateformes telles qu’Expedia, Booking et Airbnb, ainsi que par des agences touristiques étatsuniennes, les tarifs varient entre 250 et 600 euros la nuitée. Ces montants dépassent largement le salaire mensuel des cinquante employés cubains de l’établissement. En effet, bien qu’ils soient supérieurs à ceux des emplois publics, ces revenus restent dérisoires comparés aux profits générés par ces structures de luxe, révélant ainsi les asymétries engendrées par la recomposition de la société cubaine autour de l’économie touristique (Henken et Vignoli 2017). Si la réhabilitation et la reconversion des espaces urbains diversifient l’offre touristique, attirant une élite cosmopolite et intégrant La Havane dans les circuits du capitalisme de plateforme (Jolivet 2024), ce processus met également en lumière les inégalités croissantes entre la population locale et les entrepreneurs internationaux.

Les hôtels-boutiques de luxe : une nouvelle géographie des inégalités urbaines à La Havane ?

Plus de soixante ans après l’éviction de la mafia italo-américaine, Cuba représente un laboratoire privilégié pour étudier le rôle des élites transnationales dans les processus de mise en tourisme des espaces urbains. L’ouverture des hôtels-boutiques dans le centre-ville de La Havane par des migrants privilégiés témoigne des opportunités économiques créées par des crises successives et permettant aux investisseurs de s’approprier des biens immobiliers à des coûts réduits. En s’insérant dans un cadre institutionnel en mutation, les capitaux économiques et internationaux s’associent pour produire et exploiter la rente touristique.

Il sera intéressant d’examiner l’évolution de cette nouvelle pratique de l’hôtel-boutique, qui se répand également parmi les élites locales. Il s’agira de comprendre aussi bien les mécanismes de captation de la rente que ses implications économiques et politiques, entre stratification sociale et mobilisations pour la justice spatiale, comme entre soutenabilité et prospérité du modèle de développement touristique de La Havane.

Bibliographie

  • Ahmad, A.-M. 2019. « Agencéité et stratégies des “plus faibles” : les femmes comoriennes dans le commerce à la valise », thèse de doctorat, Univ. Aix-Marseille.
  • Beaumont, A. 2019. « Les ressorts de l’obéissance. Les employés de l’hôtellerie de luxe face à leurs clients », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 230, p. 12. DOI : https://doi.org/10.3917/arss.230.0012.
  • Chapon, L. 2024. « Du succès à la crise  : une fabrique spécifique du logement à La Havane  ? », Métropolitiques.
  • Destremau, B. 2014. « L’extension du marché à Cuba  : une “ nouvelle transformation ”  ? », in I. Hillenkamp et J.-M. Servet, Le Marché autrement. Marchés réels et marché fantasmé, Paris : Classiques Garnier, p. 251-274.
  • English, T. J. 2009. Havana Nocturne : How the Mob Owned Cuba and Then Lost It to the Revolution, New York : William Morrow Paperbacks.
  • Gotham, K. F. 2005. « Tourism Gentrification : The Case of New Orleans’ Vieux Carre (French Quarter) », Urban Studies, vol. 42, n° 7, p. 1099-1121.
  • Henken, T. A. et Vignoli, G. 2017. « A Taste of Capitalism ? Competing Notions of Cuban Entrepreneurship in Havana’s Paladares », Human Geography, vol. 10, n° 3, p. 97-114. DOI : https://doi.org/10.1177/194277861701000308.
  • Jolivet, V. 2024. « Havana’s Transnational Gentrification : Highest and Best Use from Elsewhere », Tijdschrift Voor Economische En Sociale Geografie, vol. 115, n° 1, p. 142-154. DOI : https://doi.org/10.1111/tesg.12571.
  • Jolivet, V. et Alba-Carmichael, M. 2021. « Reinvesting in Havana : Housing Commodification and Gentrification in the Central Neighbourhoods of a Socialist City in the Global South », International Journal of Cuban Studies, n° 13, p. 248-274. DOI : https://doi.org/10.13169/intejcubastud.13.2.0248.
  • Kunz, S. 2016. « Privileged Mobilities : Locating the Expatriate in Migration Scholarship », Geography Compass, vol. 10, n° 3, p. 89-101. DOI : https://doi.org/10.1111/gec3.12253.
  • López-Gay, A., Cocola-Gant, A. et Russo, A. P. 2021. « Urban Tourism and Population Change : Gentrification in the Age of Mobilities », Population, Space and Place, vol. 27, n° 1, e2380. DOI : https://doi.org/10.1002/psp.2380.
  • Pinel, J. et Le Bigot, B. 2023. « Retraité·e·s français·es au Maroc : des spatialités privilégiées ? », Revue européenne des migrations internationales, vol. 39, n° 4, p. 219-251. DOI : https://doi.org/10.4000/remi.24964.
  • Pirone, T. 2021. « Airbnb Lands in Havana : The Arrival, Adaptation, and Early Impact of a Gringo Platform in Cuba », South Atlantic Quarterly, vol. 120, n° 4, p. 853-869. DOI : https://doi.org/10.1215/00382876-9443406.
  • Pirone, T. et Réau, B. 2025. « Configurations conjugales transnationales et entreprises familiales. La casa particular des couples italo-cubains, témoin des liens amoureux et économiques à La Havane », Revue des politiques sociales et familiales, n° 153, p. 95-102. DOI : https://doi.org/10.3917/rpsf.153.0095.
  • Wijburg, G. 2023. « Commodifying Havana ? Private Accumulation, Assetisation and Marketisation in the Cuban Metropolis », Urban Studies, vol. 60, n° 16, p. 3216-3232. DOI : https://doi.org/10.1177/00420980231165381.
  • Yrigoy, I. 2023. « Strengthening the Political Economy of Tourism : Profits, Rents and Finance », Tourism Geographies, vol. 25, n° 2-3, p. 405-424. DOI : https://doi.org/10.1080/14616688.2021.1894227.

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Pour citer cet article :

, « Les hôtels-boutiques de La Havane : élites transnationales et marchandisation des espaces urbains », Métropolitiques , 30 juin 2025. URL : http://metropolitiques.eu/Les-hotels-boutiques-de-La-Havane-elites-transnationales-et-marchandisation-des.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2187

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