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Débats

La ville dense a trahi ses habitants

Pour l’architecte Jacques Ferrier, la pandémie du Covid-19 questionne la résilience du modèle métropolitain. Principal foyer de contamination, les villes denses se sont révélées incapables de protéger leurs habitants. Il invite à les repenser à partir d’un urbanisme soucieux du corps et des échelles d’action des citadins.

L’épreuve inédite que nous traversons doit nous faire réfléchir sur la planète urbaine que nous avons créée. Les flux de circulations et d’échanges qui, intenses et globaux tant pour les personnes que pour les marchandises, relient entre elles toutes les métropoles sont à l’évidence la cause de la propagation rapide et mondiale de l’épidémie. C’est un sujet en soi, comme l’est la médiatisation de la pandémie. Cette médiatisation, dans sa mécanique et son impact « en direct » sur les réactions des populations, est aussi un produit de notre monde urbain [1]. Enfin, pour compléter ce tableau brossé à grands traits, il faut évoquer l’absence de solidarité des villes entre elles. Elles s’isolent les unes des autres, alors qu’il y a quelques semaines New York, Shanghai, Paris, Londres et leurs semblables s’affichaient comme un même club, uni et transnational, d’élites urbaines interchangeables et connectées entre elles.

L’incapacité des villes à prendre soin de leurs habitants

Mais ce n’est pas sur ces sujets que je porterai ma réflexion. Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’une fois admise la responsabilité de la méta-organisation urbaine dans la diffusion et dans la réception de la pandémie, je me questionne sur l’incapacité des villes à prendre soin de leurs habitants. Le confinement a révélé la fragilité et les faiblesses d’un environnement construit, dont on pensait que la sophistication et la performance techniques le rendaient invulnérable, si ce n’est aimable. L’infrastructure urbaine – accumulation inouïe de bâtiments, de réseaux tentaculaires, de surabondance commerciale, d’hyperconcentration d’espaces de travail – s’est imposée comme le cadre organisateur de la vie quotidienne de millions d’humains. Le prix à payer pour le confort qu’elle apporte, chacun le ressent bien, même s’il peine à le définir. En se substituant, d’autorité, à la plupart des compétences des habitants, l’infrastructure urbaine en est venue à créer une douce mais lancinante oppression pour les habitants ; en contrepartie, tout au moins attendait-on qu’elle soit protectrice. Force est de constater qu’il n’en est rien. La ville dense, élevée en modèle de ville durable, notamment pour l’optimisation des transports et l’intensification de la vie sociale, est aujourd’hui au cœur de la crise sanitaire. Et c’est précisément sa densité extrême qui est la cause de la paralysie complète de la vie collective et économique : faute de résilience suffisante, les villes ont été stoppées net. Quant au vieux réflexe du repli à la campagne, il a démontré l’instinct de défiance vis-à-vis d’un milieu urbain qui n’était plus protecteur. Au premier jour du confinement, ce sont 17 % des parisiens qui ont quitté la capitale [2] pour retrouver les terres ancestrales, ou tout simplement leurs villégiatures.

Repenser notre modèle de la ville

Or la crise actuelle ne sera pas une exception. La catastrophe environnementale annoncée a été prise de vitesse par le cataclysme sanitaire, mais c’est au fond un seul et même problème auquel notre société technique globalisée doit se confronter. S’il advient dans un futur proche un stress global dans le domaine de l’énergie, du climat, ou de la disponibilité de l’eau potable, nul doute que les conséquences dans les grandes villes seront à peu près semblables à celles causées par la pandémie actuelle. Pour faire face à la récurrence annoncée de tels événements, notre modèle de ville doit être repensé. « La crise s’aborde comme un temps de danger à traverser en même temps qu’il peut s’y découvrir une opportunité favorable ; et c’est à déceler cet aspect favorable, qui d’abord peut passer inaperçu, qu’il faut s’attacher, de sorte qu’il puisse prospérer », nous dit le philosophe François Jullien [3].

Déjà, au XIXe siècle, une série de crises sanitaires avait profondément ébranlé la ville européenne, et provoqué la quasi-reconstruction de presque toutes les capitales. La lutte contre la tuberculose endémique et la peur de la récurrence des grandes épidémies de choléra, qui frappaient indistinctement une société entière et dans tous les pays, ont été les principales causes de rénovations massives des centres anciens devenus mortifères. « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel [4] », s’affligeait Baudelaire dans un Paris en pleine transformation. La recherche scientifique, avec la modélisation microbienne – les miasmes –, s’invite dans la fabrication de la ville. L’hygiénisme d’alors est une source de l’urbanisme moderne. Citons la démolition des enceintes de l’intra-muros pour ouvrir la ville, la mise en service de transports en commun, la création de parcs urbains, la mise en avant de la ventilation et de la lumière naturelle, le branchement à l’égout, la distribution d’eau potable, la collecte des déchets, l’apparition dans les appartements des salles de bains et des toilettes… Pour remplacer la ville ancienne, encombrée, irrationnelle et devenue dangereuse avec l’insalubrité, les maîtres de l’urbanisme moderne se sont tournés vers le formidable arsenal technique que les ingénieurs mettaient à leur disposition pour faire du passé table rase. Ils ont créé un modèle urbain nouveau, fruit de l’état de l’art de la science, allié à la planification géométrique, soumis à la rationalité économique. Durant plus d’un siècle, les performances de cette stratégie, sans cesse augmentées d’innovations techniques, ont accompagné l’accroissement démographique mondial. Annihilant l’urbanisme sensible et contextuel des cités anciennes, l’urbanisme fonctionnel a imposé, comme jamais auparavant dans l’histoire des hommes, une même façon de concevoir les milieux habités, produisant partout des mondes urbains efficaces, mais sans qualité.

Démesurément démultipliée à l’échelle d’un monde de plus de 7 milliards d’habitants, prise dans une accélération constante, cette façon de faire la ville est depuis des années déjà sous le feu de la critique environnementale. Sa dépendance à une technique ultrasophistiquée la rend fragile. On vient de le voir. Et que toutes les villes soient dans la dépendance à une même sphère technique les rend fragiles toutes en même temps quand celle-ci vient à manquer.

Penser à l’échelle locale

Les questions posées sont de grande échelle, les moyens dont on dispose aussi et ils seront nécessaires, mais les solutions devront être pensées à l’échelle locale. Les techniques, orientées vers la communication, la gestion des données, les modélisations complexes sont totalement autres que celles d’Haussmann ou de Le Corbusier. Elles peuvent être, certes, des outils de contrôle social – tracking – pour aider à résoudre les crises comme viennent de le faire Séoul, Hong Kong, Singapour. Mais elles pourraient être réquisitionnées pour une beaucoup plus haute ambition : passer de la ville internationale générique, fragile et consommatrice, à une ville offrant aux habitants un vécu plus riche, plus libre et dans une perspective de développement durable.

Le réveil après la crise du Covid-19 risque d’être difficile : il faut s’attendre à la grande désillusion vis-à-vis des métropoles qui, dans l’adversité, ont trahi leurs habitants. Mais il ne s’agit pas de rejeter la civilisation urbaine, bien au contraire. « Sur la planète Terre interviennent désormais moins l’homme comme individu et sujet […] que, massivement, des plaques humaines immenses et denses [5] », annonçait Michel Serres il y a déjà trente ans. Les problèmes ont été créés par les villes, ce sont les villes qui doivent apporter les solutions. Quelles seront-elles ? il est trop tôt pour le dire. Mais préparons-nous dès à présent : l’après-pandémie nous imposera de travailler et de penser différemment. L’innovation doit être transdisciplinaire, contextuelle, sensible. La notion de densité urbaine doit se nuancer de paramètres multiples, intégrant les espaces naturels, la biodiversité, l’agriculture, le climat : elle devient une densité hybride, variable, adaptable. Il faut passer de la densité de quantité – Paris, 20 000 habitants au km2 – à la densité de qualité, prenant en compte les ressources.

Ce diagnostic, général, n’est qu’esquissé et il demande de multiples développements et approfondissements. Mais j’aimerais terminer en abordant la question, toujours risquée, souvent périlleuse, des propositions concrètes d’action pour le futur immédiat. À cet égard, la période de confinement nous pointe, en creux, plusieurs pistes. Ce ne sont pas des innovations spectaculaires dont pourrait se saisir un architecte devenu providentiel, mais plutôt des choses simples, déjà-là, qui ont été malmenées au XXe siècle et dont il faut retrouver la valeur. À la lumière de cette crise, nous identifions mieux des dispositifs qui, essentiels en vérité, avaient fini par passer pour négligeables. Dans la continuité du travail depuis longtemps entrepris sur l’approche sensible de la ville [6], je propose de revenir sur des évidences qui s’avèrent vitales dans la ville empêchée, et ce dans trois échelles qui s’emboîtent : l’échelle de la vie publique à l’aune d’un quartier limité à un rayon de promenade proche, l’échelle de la vie collective telle que contenue dans l’immeuble, enfin l’échelle intime du vécu de chacun.

Pour un micro-urbanisme

Par exemple, la disponibilité des espaces verts et agricoles et des lieux d’exercice physique accessibles dans un rayon proche. Voilà des critères d’actualité qui plaident pour délaisser la planification de grande échelle en faveur du micro-urbanisme, celui qui envisage le quartier que l’on peut parcourir à pied, et que l’on sent comme étant autour de soi. Michel de Certeau démontre bien dans sa réflexion sur le quotidien que ce qui est important, ce sont les espaces que nous parcourons dans nos allées et venues, trajets, promenades ou déambulations. Ils constituent la véritable échelle de notre perception des produits du design urbain, et non pas la ville vue du ciel ou depuis le gratte-ciel [7]. C’est précisément cette échelle que le confinement impose, puisqu’en Europe la distance maximale moyenne permise pour les déplacements nécessaires est de 1 km.

La ville est aujourd’hui écartelée entre le design de l’architecture comme objet autonome, et le design du territoire à – trop – grande échelle. Le design à l’échelle de ce que je définis comme le micro-urbanisme reste à inventer. Cette échelle part de celle de l’architecture, plus précisément de l’assemblage d’architectures entre elles, et se relie à un environnement urbain, plus vaste, dans lequel le projet s’insère, par l’étude d’un rayon d’action modeste ; plus ou moins celui d’une dizaine de minutes de marche. La mesure n’est plus la vue d’avion, mais celle de l’engagement du corps dans la ville. Il faut imaginer la conception de la ville comme le tissage de motifs qui se recouvrent partiellement, s’entrelacent et forment ensemble l’étoffe urbaine globale. Ces motifs urbains à taille humaine, en conjuguant une diversité de ressources, offrent le voisinage résilient dont on ressent aujourd’hui cruellement le manque. La densité et la redondance des ressources nécessaires, sanitaires bien sûr, mais aussi paysagères, agricoles, éducatives, sportives, etc., doivent devenir les paramètres de base d’une façon nouvelle d’aménager un quartier dans une approche qui met les sens au premier plan.

Vers une nouvelle dimension de la proximité et de nouveaux espaces communs

Autre exemple : l’immeuble collectif se montre dans cet événement bien peu partageur. Chacun est chez soi, dans un appartement par nature exigu, sans possibilité d’échappatoire à l’intérieur même de l’immeuble. Collectif ne serait donc qu’une façon de dire accumulatif ? Un entre-deux, entre vie privée et vie communautaire offrirait une dimension commune véritable. On pourrait imaginer dans l’immeuble collectif au moins deux choses.

D’abord, toute une série de seuils, du hall d’entrée au palier de l’étage comme autant de lieux où se poser et se rencontrer un moment. La distance sociale, nouvelle dimension de la proximité entre citadins, ne serait plus alors une contrainte mais la mesure permettant de définir des espaces communs vivants, jusqu’alors complètement absents de nos parcimonieux immeubles de logements. Ensuite, imposons dans tout immeuble collectif des pièces réellement collectives : halls et jardins où on peut se tenir à plusieurs, ombre d’arbres et de préaux qui protègent de l’effet d’îlot de chaleur, fontaine partagée, salle de jeux et de réunions, terrasses sur les toits. Il est nécessaire d’introduire du jeu – au sens mécanique – dans l’assemblage des appartements, avec des pièces supplémentaires, sans affectation définie, et dont l’usage et l’attribution peuvent changer au cours du temps. La liste pourrait facilement s’allonger de ce que chacun peut souhaiter ajouter à son immeuble neuf ou ancien pour ne plus vivre, crise ou pas, l’emprisonnement strict dans son appartement.

De cette question d’absence de commun dans l’immeuble, la vie des enfants me paraît particulièrement révélatrice. La crise nous fait réaliser que les enfants sont, eux, depuis longtemps confinés. Pour eux, la ville c’est aller d’un lieu d’enfermement à un autre : l’école, le square, l’appartement. La crise sanitaire révèle sous son vrai jour la peau de chagrin qu’est devenue la ville des enfants. Quand il n’y a plus ni de square ni d’école, l’espace de l’enfant se limite à sa chambre, à peu près l’équivalent de la taille d’une capsule spatiale. Les conséquences sont, au mieux, l’exaspération de la famille entière dans des appartements au bord de l’implosion en fin de journée, au pire l’augmentation de 20 % des appels pour violences sur enfants constatée après trois semaines de confinement en France [8].

On est très loin des gamins jouant dans les rues de Paris en se sentant chez eux, comme les montrent les images des Ronis, Doisneau, Boubat. Les enfants ont été exclus des espaces publics de la grande ville ; ils sont aujourd’hui les plus punis. En conquérant sa dimension communautaire, l’immeuble collectif peut entamer la réparation de la ville pour les enfants.

Accueillir la nature

Enfin il faut constater combien, ces dernières semaines, le vécu est différent entre un appartement sans prolongement extérieur et celui qui jouit d’un accès à un jardin, une terrasse, un balcon. Parce qu’elle est triviale, et qu’on la croit banale, cette relation domestique à la nature n’est pas suffisamment prise en considération comme un fondamental d’un possible renouveau du design. Elle est pourtant constitutive d’une réflexion en profondeur sur la décompaction de l’immeuble de logement pour le rendre poreux, traversant, ouvert. L’architecture perméable permettrait d’être accueillante à la nature « à tous les étages », et ainsi d’être hospitalière au monde vivant, au climat, aux saisons. Imaginons que chaque bâtiment soit désormais porteur de son propre paysage, un paysage qui offre diverses possibilités d’appropriation : privée, partagée, collective. Ininterrompu entre intérieur et extérieur, il doit créer une continuité maîtrisée de séquences et de passages pour la biodiversité, du public à l’intime, de la ville à l’intérieur même des logements ou des bureaux.

Ces trois exemples – le micro-urbanisme, l’immeuble partagé, l’architecture paysage – sont volontairement très concrets, engagés dans le faire et dans le possible sans utopie. Ils ne sont rien de nouveau, mais des valeurs déjà là. La crise nous montre aujourd’hui que nous les avons tout simplement perdues de vue. Elles sont à redécouvrir, réunir et à intensifier. Elles sont un échantillon des solutions qui sont à notre portée pour faire du bouleversement actuel un levier de transformation, partant d’actions locales et situées, tout en s’inscrivant dans l’économie globale capable de s’adresser aux millions d’urbains qui aujourd’hui partagent tous les mêmes angoisses.

Ressources, climat, santé, extinction des espèces sont les faces diverses d’un même défi pour les métropoles. Faisons de l’après-Covid une opportunité pour créer un environnement urbain en résonance avec la planète et les hommes qui l’habitent.

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Pour citer cet article :

Jacques Ferrier, « La ville dense a trahi ses habitants », Métropolitiques, 27 avril 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-ville-dense-a-trahi-ses-habitants.html

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