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Chantier (MB/Flickr)
Essais

L’ingénierie privée en aménagement et urbanisme : une prothèse de l’ingénierie publique ?

À partir d’une enquête ethnographique menée au sein d’une société privée d’ingénierie, Nicolas Bataille interroge les évolutions de ce secteur et met en perspective ses relations ambivalentes avec la sphère publique.

Dans l’aménagement et l’urbanisme, le secteur privé occupe une place grandissante dans la mise en œuvre des politiques publiques (Baraud-Serfaty 2011), ce qui nourrit des débats prolifiques sur son implication dans les projets immobiliers clés en main (appels à projets urbains innovants, partenariats public-privé), dans les services urbains ou encore dans la financiarisation de la ville. Dans ce cadre, l’angle de l’expertise et de l’ingénierie urbaine privée semble peu investigué, alors même qu’un récent rapport public pointe l’insuffisance d’une ingénierie publique pour répondre aux défis contemporains de la ville et des territoires [1] dans un contexte de contrainte budgétaire. Pourtant, pour pallier ce déficit de ressource de savoir et savoir-faire interne, la délégation par les collectivités de l’expertise urbaine au privé, sous forme de prestations intellectuelles, est une pratique courante, et même croissante à la faveur du retrait désormais abouti de l’ingénierie d’État des territoires [2]. Cet article interroge les effets d’une telle délégation sur la fabrique des villes et tire des enseignements sur les nouvelles modalités de l’action publique locale en France.

De l’expertise au conseil : le nouvel esprit de l’ingénierie urbaine

Notre propos s’appuie sur une enquête ethnographique menée pendant quatre ans au sein d’une société privée d’ingénierie fournissant des prestations de conseil, d’étude et de maîtrise d’œuvre essentiellement pour le compte de collectivités locales ou de structures publiques locales dans le champ de l’urbanisme, l’aménagement et l’environnement. Avant toute chose, et à l’image du monde du travail dans son ensemble depuis au moins deux décennies (Boltanski et Chiapello 2011), elle montre la diffusion de nouvelles normes de coopérations entre les acteurs, centrés sur le dialogue et la souplesse dans le « mode projet », à partir d’une critique des méthodes technicistes, rationnelles et linéaires jugées trop rigides et souvent associées dans ce secteur à un aménagement étatique et centralisé. Pour éviter ces travers critiqués par les acteurs tant issus de la commande publique locale [3] que de l’ingénierie urbaine privée, les professionnels de l’ingénierie cherchent de plus en plus à se présenter comme consultants [4], accompagnant leurs clients comme partenaire au-delà de la simple expertise technique ponctuelle. En prônant une posture de conseil plus valorisée symboliquement, ils visent plutôt à du « sur mesure » (Bataille et Lacroix 2019) en se mettant à « l’écoute » du besoin du client qu’ils doivent toujours « reformuler » au-delà du cahier des charges jugé trop enfermant. Ce « nouvel esprit de l’ingénierie urbaine » (Bataille 2020), nouvelle doxa de l’ingénierie privée, n’est pas sans conséquence sur la relation de ces prestataires avec les collectivités locales. Par ailleurs, la nature privée de l’ingénierie a des conséquences liées à la forte pression de rentabilité que subissent les concepteurs privés, agissant dans des économies concurrentielles parfois difficiles (Audouin 2008).

Le pouvoir de cadrage de l’ingénierie privée

L’ingénierie se faisant consultant, elle « se rapproche du rôle de maître d’ouvrage » et peut « perdre de vue la relation donneur d’ordre-prestataire, maître d’ouvrage-bureau d’études » selon les mots des professionnels enquêtés. Il apparaît en effet que la relation de « partenariat » implique qu’elle prenne en charge des tâches procédant auparavant de la chasse gardée du « maître d’ouvrage » dans sa définition réglementaire (Bonnet et al. 2001). Le partenariat brouille ainsi la frontière technique-politique, toujours ambiguë dans les faits en aménagement et urbanisme (Idt 2009 ; Thoenig 1987), mais plutôt claire en théorie dans les dispositifs issus de la loi MOP ou des marchés publics. Tout d’abord, en reformulant le besoin (prérogative traditionnelle du maître d’ouvrage), elle participe à la mise à l’agenda de problèmes publics particuliers, par exemple en élargissant le périmètre d’un projet ou introduisant de nouvelles thématiques ou de nouveaux acteurs. C’est ainsi que sur le cas d’un schéma d’aménagement et de transition énergétique, le prestataire étudié a proposé une réorganisation des services du commanditaire en plus de la transformation du bâti. Sur une autre mission d’étude de la réhabilitation d’un quartier, il a proposé de traiter des espaces au-delà de la demande initiale, entraînant la mise en projet le déménagement d’un équipement d’ampleur extérieur au périmètre initial de l’étude et non envisagé par la maîtrise d’ouvrage.

Par ailleurs, en s’impliquant de plus en plus dans l’ingénierie de projet, l’ingénierie privée organise la distribution de la parole et la désignation des acteurs ayant le droit de cité dans le projet, ainsi que la prise de décision : organisation de réunions, d’ateliers ou de comités, élaboration d’ordre du jour, modalités d’animation de réunion, etc. Ce travail politique du privé, au-delà du travail technique, est effectué dans un contexte contraint par la nécessité de rentabilité lié au modèle économique de la prestation. Il est en effet basé sur une vente « au forfait » : l’entreprise s’engage à fournir sa prestation pour un montant fixe. Ce dernier est calculé au départ par l’entreprise en multipliant le prix à la journée de ses salariés par le temps prévu de chacun sur la mission. Le temps devient ainsi l’étalon de la rentabilité puisque tout temps de travail économisé revient à du bénéfice alors qu’à l’inverse tout temps de travail supplémentaire met en péril le résultat économique de la prestation. Afin de rentrer dans le budget de la mission, les réunions en petit comité pour négocier les compromis sont donc préférées à la multiplication de réunions en large public exposant les choix à la critique, et donc à de nouvelles itérations. L’ingénierie participe alors au cadrage puis au confinement des débats dans les projets pour éviter les controverses sous couvert du respect affiché d’un processus décisionnel linéaire et rationnel : la décision des élus est mise en avant dans la distinction canonique comité de pilotage/comité technique (Bataille 2019). Ce faisant, l’ingénierie promet l’acceptabilité sociale du projet, qui permet au commanditaire d’assurer l’aboutissement de son projet tout en ménageant la rentabilité de la prestation et des missions futures. Notre enquête montre que les pouvoirs publics bénéficient de leur côté d’un gain de temps d’organisation du processus ainsi que d’un acteur « fusible », bouc émissaire tout désigné en cas de contestation sur le projet. Plusieurs enquêtés ont rapporté des cas où, face à la remise en cause d’un projet (en cours de concertation ou face à d’autres partenaires), les commanditaires ont choisi d’imputer la responsabilité des faiblesses d’un projet (par exemple un impact environnemental trop grand) au bureau d’études en se désolidarisant de ses propositions.

Rentabilité, concurrence et leurs effets sur les projets

La nature privée de l’ingénierie participe également de certains effets sur les projets publics. D’une part, tenus de vendre le plus possible de missions pour assurer la croissance de l’entreprise, ces professionnels tendent à proposer au client des prestations complémentaires quitte à ce qu’il multiplie les projets, au détriment d’une sobriété des politiques locales. C’est une pratique courante dans le monde du conseil que de s’assurer d’une suite à une mission, comme le résume un professionnel enquêté lors d’un projet : « j’ai pas fait tout ça pour pas avoir de marchés derrière ». Cette préoccupation se fond particulièrement bien dans la posture d’accompagnement du conseil, qui se veut sur le long terme, comme un chef de projet le revendique auprès d’un client en fin de mission : « notre devoir de conseil, c’est de vous dire qu’il faut vous faire accompagner, par un tiers garant ».

D’autre part, les solutions préconisées sont toujours plus ambitieuses pour s’assurer du recours futur à l’expertise technique dont ces prestataires privés sont pourvoyeurs. De plus, les prestataires ont tout intérêt à promouvoir ces solutions, souvent coûteuses : les plus gros projets sont non seulement ceux qui dégagent le plus de budgets d’études, mais aussi ceux qui procurent le plus grand gain symbolique pour l’entreprise, permettant au prestataire de « se faire une réf’ ». De cette manière, il est difficilement envisageable de préconiser une révision de projet à la baisse, ou même de remettre en cause le bien-fondé d’un projet (le fameux « scénario zéro », consistant à ne rien construire, qui n’est jamais étudié). Cela amènerait à questionner le recours au bureau d’études, sa mission (et sa facturation) ou pire, la relation avec le client en remettant en cause sa compétence. Ne rien construire revient aussi souvent à se priver d’un accès plus facile aux marchés de conception en aval (maîtrise d’œuvre) qui sont réputés plus rentables et qui sont souvent au cœur de l’équilibre économique des grandes sociétés d’ingénierie. A fortiori, ces tendances sont congruentes avec la légitimation politique des élus locaux qui se fait désormais aussi « par les outputs », c’est-à-dire en cherchant davantage à afficher des résultats concrets et ambitieux qu’à représenter une demande sociale (Cadiou 2014).

De plus, face à l’équivalence entre temps passé et performance économique, l’ingénierie doit optimiser les missions au risque de l’inadaptation de la prestation. Par exemple en préférant rencontrer celui qu’elle juge comme le « bon » interlocuteur local plutôt que récolter et vérifier l’information elle-même in situ. Comme analysé par ailleurs (Bataille et Lacroix 2019), le recours à des solutions éprouvées dans d’autres projets, plus facilement standardisables et gage de confiance, est incité par la logique économique de l’ingénierie privée. Même si les clients publics considèrent que la mobilisation de ces expériences passées et extérieures au territoire est un des atouts de ces experts externes, ces méthodes participent également à la circulation et la réplication des modèles urbains.

Équilibrer le « partenariat » par une ingénierie publique forte

Dans un contexte de gouvernance urbaine et de new public management, où les logiques du privé et de la sous-traitance se développent de plus en plus, ces résultats interrogent. L’enquête met en avant des phénomènes qui certes ne sont pas toujours l’apanage du privé. Néanmoins, ils proviennent ici d’un encastrement économique concurrentiel qui se surajoute. Ces mécanismes s’incarnent dans un attirail de logiques contractuelles, d’outils de gestion, de modèles de pilotage et d’indicateurs qui servent de plus en plus de modèles dans les réformes des organisations publiques. De plus, la pression budgétaire au sein des collectivités sur la partie fonctionnement incite à faire appel à l’ingénierie privée (plutôt qu’à l’embauche interne) puisqu’elle permet d’inscrire le budget d’ingénierie dans la partie investissement, moins contrainte politiquement. Au-delà de l’apport technique, elle intervient désormais non seulement lors de la reformulation du besoin auparavant dévolue au monde public et politique (et au fondement de la notion de maîtrise d’ouvrage), mais aussi dans l’organisation de la mise en débat des choix techniques. La délégation au privé, plutôt que constituer une prothèse pour les territoires en mal d’ingénierie publique [5], peut donc tendre à renforcer les déséquilibres territoriaux en la matière en grevant la réussite de certains projets, du fait d’une optimisation trop grande au vu des budgets contraints. Par ailleurs, la promesse de souplesse et de reformulation itérative des objectifs voulue par le « partenariat » implique une inflation peu visible des temps de coordination. Ce travail supplémentaire se retrouve du côté des collectivités clientes qui doivent gérer des prestataires multiples et les procédures de commande publique, mais aussi du côté du privé qui parvient difficilement à mesurer ce temps de travail (ce sont souvent des réunions, la rédaction de courriels ou des appels téléphoniques) et par conséquent à se le faire rétribuer.

À regarder plus près, en pointant les effets structurels de la délégation, l’enquête ne remet pas en cause les professionnels du privé, dans la mesure où ils expriment volontiers un certain « sens du service public » et une satisfaction à œuvrer dans le sens de l’intérêt général, au-delà des nécessités économiques inhérentes à leur structure. Cependant, la délégation au privé nécessite, pour équilibrer le « partenariat » recherché, une ingénierie publique forte. Le pouvoir accru de l’expertise privée requiert des compétences pour son pilotage et son contrôle. Les commanditaires de l’ingénierie doivent non seulement posséder les ressources temporelles nécessaires pour gérer des prestataires multiples, mais doivent aussi être en mesure de soutenir la négociation permanente des objectifs, contrôler que les préconisations avancées n’ont pas pâti d’une trop grande optimisation temporelle ou sont adéquates au territoire dont ils sont les meilleurs connaisseurs. De plus, face à l’inflation des besoins de coordination, la tentation croissante de recourir à des offres intégrées nécessite également un contrôle fort pour éviter d’externaliser des choix de nature politique. C’est d’ailleurs un constat fréquent du côté du privé : un projet conduit par une maîtrise d’ouvrage compétente est toujours un projet jugé plus réussi, partagé et efficace. C’est une condition sine qua non pour assurer une maîtrise publique des processus de transformation urbaine et territoriale.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Nicolas Bataille, « L’ingénierie privée en aménagement et urbanisme : une prothèse de l’ingénierie publique ? », Métropolitiques, 21 juin 2021. URL : https://metropolitiques.eu/L-ingenierie-privee-en-amenagement-et-urbanisme-une-prothese-de-l-ingenierie.html

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