« Maisons au-delà-du-seuil » (Case oltre-la-soglia) désigne un projet architectural, artistique et social d’avant-garde développé à Milan, visant à sauvegarder des logements publics dégradés en intégrant au processus de leur rénovation une nouvelle population de mineurs isolés étrangers. Réalisé en 2016 et 2017 dans le quartier populaire de Molise Calvairate, ce projet entend prendre le contre-pied du contexte de durcissement des politiques migratoires et d’hospitalité en Italie (comme en Europe). Suivant un programme d’inclusion par l’hébergement, le travail et la culture [1], un groupe d’une vingtaine de migrants mineurs [2] a été guidé dans un parcours d’autorécupération des logements qu’ils ont pu ensuite habiter jusqu’à leur majorité. Cette intervention a créé un habitat servant non seulement de refuge, mais aussi de lieu d’apprentissage de compétences et d’espace de connaissance et de rencontre avec la société européenne.
Cet article présente la philosophie et les modalités de ce projet expérimental, en montrant comment les appartements, aujourd’hui assainis et réhabilités, ont à la fois catalysé un processus de régénération urbaine et été le terrain d’un parcours de construction effective de citoyenneté de jeunes migrants.
© Sara Magni.
© Paolo Ferrari.
Un projet architectural et social
« Au-delà-du-seuil » est un concept qui s’appuie à l’origine sur la définition d’inhabitabilité formulée par le Règlement régional de Lombardie. Celui-ci interdit qu’un appartement de surface utile inférieure à 28,80 m2 puisse entrer dans les listes du parc d’habitation publique et donc être habité selon une procédure régulière d’attribution (règlement n° 1/2004).
Composant avec ce règlement, « Au-delà-du-seuil » prévoit que des mineurs isolés étrangers et futurs destinataires des logements rénovent eux-mêmes leurs espaces à habiter : il ne s’agit plus seulement de rechercher une solution d’urgence ou une protection dans une structure prévue pour l’hébergement de mineurs, mais plutôt de viser l’échange de compétences et le travail en commun, considérés comme nécessaires à l’intégration. Suivant la méthode d’Architettura delle Convivenze, conçue par l’architecte Simona Riboni, les mineurs ont été répartis dans des équipes de travail composées d’ouvriers du bâtiment qui leur ont appris les bases du métier, et encadrés par les éducateurs de Comunità Progetto. Cette méthode inverse la condition de demandeur d’asile, faisant passer les personnes d’une position d’attente – pendant laquelle la loi leur interdit de travailler tant qu’elles n’ont pas obtenu le statut de réfugié [3] – à une position active de constructeur d’un lieu à habiter. Cela signifie pour ces migrants qu’ils peuvent disposer de leur temps et acquérir des capacités d’apprentissage et de travail qui leur sont propres, au lieu de rester en suspens, dans une inactivité porteuse de frustrations et de ressentiments. Cela implique en parallèle que la société d’arrivée sache tirer parti de l’énergie et de l’activité de jeunes venus pour travailler et qu’elle leur propose un accueil fondé sur l’égalité plutôt que sur la charité.
Le processus de réhabilitation auquel ces jeunes ont participé les a amenés à s’approprier l’espace qu’ils apprenaient à transformer. Ceci leur a permis de s’identifier avec le lieu à habiter, de développer un sentiment d’appartenance nécessaire pour entreprendre un parcours de citoyenneté – même s’il ne s’agit pas d’une appartenance fixe, puisque ces logements sont destinés à être occupés transitoirement. L’autorénovation et la construction conditionnent l’intégration effective, sont envisagées comme un travail pour soi-même et pour ceux qui prendront la relève : les migrants accueillis deviennent à leur tour des promoteurs de l’accueil. Chacun d’eux affirme, au-delà de sa présence dans un lieu dont il a « pris soin », qu’il appartient à un lieu qui hébergera tous ceux qui voudront l’habiter par la suite, signifiant ainsi qu’il prend soin d’un espace commun, fondement de tout projet de vie en société.
L’autre démarche au cœur de ce projet est l’intégration d’une œuvre d’art dans chaque appartement, afin d’introduire un horizon dans l’espace de la maison. Ligne d’horizon de la mer, ligne de faîte des montagnes, trait délimitant des rizières… il s’agit dans tous les cas de paysages italiens photographiés en noir et blanc, redoublés par le geste pictural de l’auteur puis stratifiés avec des morceaux de papier millimétré transparent, sur lesquels des signes très anciens ont été dessinés au feutre [4]. Chaque niveau de l’œuvre concourt à la formation d’un ensemble complexe grâce auquel le paysage est déplacé de son lieu habituel – et de ses formes préétablies – en un lieu autre, introduisant un horizon où peut pénétrer l’altérité – celle apportée par les jeunes qui habiteront ces espaces et celle qui existe en chacun de nous. En posant le plan ultérieur d’un univers non connu, l’œuvre accueille l’habitant tout en le conduisant au-dehors – au-delà-du-seuil – hors de sa condition d’étranger, différemment de sa façon d’habiter.
© Paolo Ferrari.
Face aux enjeux des politiques urbaines contemporaines : un nouveau paradigme de l’habiter
Au-delà de ses aspects pratiques et philosophiques, le projet de « Maisons au-delà-du-seuil » permet de répondre à trois des principaux enjeux que les politiques urbaines doivent aujourd’hui affronter : le renouvellement urbain, la planification territoriale et la participation et l’inclusion citoyennes.
Le premier enjeu concerne la requalification du patrimoine dégradé, puisque les logements en question sont situés dans un des quartiers historiques de logement populaire de la périphérie milanaise marqués par une dégradation des conditions économiques des habitants, par le dépérissement des structures physiques et par la cohabitation difficile entre groupes de provenances géographiques différentes (AA.VV. 2005 ; Di Biagi 2006). Ces évolutions se retrouvent dans de nombreuses banlieues de villes européennes, habitées à l’origine par une population ouvrière dont la paupérisation a entraîné conflits, malaise et méfiance entre anciens et nouveaux habitants. Dans un tel contexte, l’arrivée d’une population étrangère et précarisée, mais jouant un rôle actif dans la requalification des espaces, représente une impulsion nouvelle et paradoxale à la reconstruction d’un tissu urbain et social.
Le deuxième enjeu relève de la planification urbaine, qui est au cœur des politiques de l’habitat contemporaines. Le projet de « Maisons au-delà-du-seuil » ouvre une brèche vers le caractère transitoire qui caractérise nombre de processus contemporains de transformation des villes, où les instruments classiques de planification sont encore appliqués par inertie et en référence à un habitat permanent. Le processus d’appropriation et de désappropriation (habitat transitoire) de l’espace qu’implique le projet propose une alternative aux outils traditionnels : repérer des lieux ordinaires du patrimoine des logements sociaux et les destiner de manière non provisoire – mais dans une perspective de long terme et avec un programme d’habitabilité global et intégré – à des individus y habitant transitoirement en tant qu’acteurs de la mise en valeur matérielle et immatérielle d’une partie de la ville.
Le troisième enjeu concerne la participation et l’inclusion citoyennes, à commencer par l’implication directe des habitants dans les processus de rénovation et de régénération urbaines. Tant du point de vue de l’intervention matérielle dans la requalification du bâti que de celui des relations immatérielles suscitées par l’activité de récupération, le projet de « Maisons au-delà-du-seuil » répond directement aux logiques de la participation par un parcours d’appropriation (et de désappropriation), d’intégration ainsi que de prise en charge citoyennes de l’espace public et résidentiel. La question de l’implication des habitants fait le lien avec un enjeu plus large soulevé par le projet, celui du modèle d’accueil. Un modèle qui répond à une question très simple et pourtant révolutionnaire, posée par Paolo Ferrari – auteur des œuvres d’art introduites dans les logements – lors de la présentation publique du projet à l’occasion de la Giornata del Contemporaneo [5] : « Que pouvons-nous donner – qu’y a-t-il de plus beau, de plus intéressant, de plus valable – à ceux qui arrivent dans notre culture, notre histoire, notre paysage, à ceux qui arrivent d’autres parties du monde ? Que pouvons-nous échanger avec eux ? »
© Paolo Ferrari.
© Sara Magni.
Vers la construction d’un sentier de citoyenneté
Résultat d’un projet architectural qui place au centre de son intervention une opération esthétique pleine d’implications sur le plan social, les « Maisons au-delà-du-seuil » forment aujourd’hui un réseau d’appartements « dématérialisés », offrant une nouvelle narration à l’histoire du quartier Molise-Calvairate à Milan. Ce projet s’intègre à son tour dans un réseau d’interventions sur le territoire de la ville et au-delà de celle-ci, où d’autres espaces publics ont été précédemment transformés par le même procédé : il s’agit de lieux de travail, de culture et de socialisation, où l’habitat ne s’adresse pas seulement à soi, mais évoque un projet plus large, à échelle urbaine. Porteuses d’un geste artistique reconnaissable sur le territoire, elles agissent comme des catalyseurs capables d’améliorer la qualité de vie et de travail dans les lieux où elles s’inscrivent.
Ces interventions sont un signe d’accueil pour la ville, une trame ouverte sur une manière d’habiter menant hors du schéma habituel d’une réalité préétablie. Définissant, pour les nouveaux arrivants, les contours d’une appartenance d’un genre nouveau, donnée par l’apprentissage d’un langage – artistique, architectural et urbain – capable de réciprocité bien que non immédiate, tel est le projet d’un accueil non assujetti à une dynamique de pouvoir, mais visant le développement des capacités de ceux disposés à habiter ces lieux. « Maisons au-delà-du-seuil » dessine ainsi un nouveau paradigme de l’habitat, substituant au modèle de l’habitus (le fait de demeurer dans un espace habité avec ses propres habitudes) une approche intrinsèquement ouverte sur l’autre (Pezzoni 2013).
Quand les politiques migratoires en Italie et en Europe se durcissent, le débat public se focalise obstinément sur la répartition des demandeurs d’asile dans les différents pays d’Europe et sur la gestion des urgences. Le projet des « Maisons au-delà-du-seuil » prend non seulement le contre-pied d’une certaine hostilité qui se diffuse dangereusement à travers notre continent, mais suggère aussi une ligne de travail et un avant-poste des politiques de régénération urbaine, comme celles de l’accueil.
© Sara Magni.
Bibliographie
- AA.VV. 2005. Milano. Quartieri periferici tra incertezza e trasformazione, Milan : Bruno Mondadori.
- Di Biagi, P. 2006. « La periferia pubblica : da problema a risorsa per la città contemporanea », in A. Belli (dir.), Oltre la città : Pensare la periferia, Naples : Cronopio.
- Pezzoni, N. 2010. « Luoghi in-Raddoppio : una forma d’arte trasformativa di spazi per il vivere, il pensare, il lavorare », Territorio, n° 53, p. 57-64.
- Pezzoni, N. 2013. La città sradicata. Geografie dell’abitare contemporaneo. I migranti mappano Milano, Milan : O barra O edizioni.
Pour aller plus loin
- AA.VV. 2009. Città pubbliche : linee guida per la riqualificazione urbana, P. Di Biagi (dir.), Milan : Bruno Mondadori.
- Altmann, F. 1998. « Il tempo di uno sguardo, di uno spazio, dell’assenza », in P. Ferrari, I Raddoppi in-Assenza. L’Installazione-Raddoppio (dematerializzante) in-Assenza. Valenza (1998-2003), Milan : Skira.
- Centro Studi Assenza. 2010. « Arte, mente e luoghi da abitare e da trasformare », in S. Marsicano (dir.), Psiche, arte e territori di cura, Milan : Franco Angeli.
- Ferrari, P. 2017. « Intervento alla XII Giornata del Contemporaneo di AMACI », via degli Etruschi 5, Milan : 14 ottobre (incisione su nastro).
- Ferrel, Y. et McNamara, S. 2018. Freespace, Manifesto per la 16° Mostra Internazionale di Architettura, Venise.
- Frey, O., Zech, S. et Hirschler, P. « Créer des espaces pour les nouveaux arrivants : une tâche centrale pour l’urbanisme et la planification », RIURBA [en ligne].
- Jabès, E. 1991. Il libro dell’ospitalità, Milan : Raffaello Cortina.
- Orduña-Giró, P. et Jacquot, S. 2015. « La production participative d’espaces publics temporaires en temps de crise. Le projet “Pla Buits” à Barcelone », Métropolitiques [en ligne], 7 novembre.
- Pezzoni, N. 2015. « Un nuovo paesaggio nutre il viandante », Urbanistica Informazioni, n° 263, p. 70-74.
- Pezzoni, N. 2016. « Riace : la rinascita di un territorio », in B. Bonfantini (dir.), Attivare risorse latenti, Rome-Milan : Planum Publisher.
- Rahola, F. 2003. Zone definitivamente temporanee. I luoghi dell’umanità in eccesso, Vérone : Ombre Corte.
- Riboni, S. 2018. « Un diverso paradigma di accoglienza », Territorio, n° 85, p. 67-73.
- Tosi, A. 2016. Le case dei poveri. È ancora possibile pensare un welfare abitativo ?, Sesto San Giovanni : Mimesis.
- Verri, S. 2010. « Antecedente », in S. Marsicano (dir.), Psiche, arte e territori di cura, Milan : Franco Angeli.