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Débats

Densité et mortalité du Covid-19 : la recherche urbaine ne doit pas être dans le déni !

La densité a-t-elle favorisé la diffusion du virus ? Jean-Pierre Orfeuil propose des éléments pour clarifier les débats et interroge les conséquences de la pandémie pour l’urbanisme.

La pandémie de Covid-19 a suscité de nombreuses analyses dans le champ des sciences humaines et sociales, y compris sur le registre territorial. En réaction non seulement à certaines affirmations à propos des liens entre densité et mortalité de la maladie, mais aussi à l’option de confiner tout le territoire entre mars et mai 2020, nous proposons ici quelques réflexions visant à clarifier les débats.

Le 26 mars 2020, Jacques Lévy écrivait : « On pourrait s’attendre à ce que les grandes villes soient beaucoup plus touchées que les autres espaces. Tel n’est pas le cas. […]. On peut se demander si les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples. » Six mois plus tard, des réponses ont été apportées par la confirmation de la surmortalité en Île-de-France et par une étude de l’INSEE qui établit un lien entre densité communale et taux de mortalité (2020) [1]. Mais, plus largement, les commentaires et les analyses qui ont remis en cause le rôle de la densité dans la propagation et dans la létalité du virus méritent d’être présentés, car ils soulèvent des questions de méthode et les enjeux de l’après-Covid.

Densité et virus : clarifier les débats

Certains [2] affirment que la densité n’est pas en cause, car Tokyo et Séoul sont moins infectées que Paris ou New York (Keesmaat 2020). C’est oublier que les capitales asiatiques appartiennent à des pays eux-mêmes beaucoup moins contaminés, parce qu’ils ont tiré des leçons des précédentes pandémies importées en mettant en place d’efficaces structures de vigilance, de prévention et d’action d’urgence. En outre, il existe des écarts internes aux pays : Taipei et le Grand Tokyo sont plus infectés que Taïwan et le Japon (Orfeuil 2020b). En Corée, Séoul est plus infectée que le reste du pays, à l’exception de Daegu (sa troisième ville), qui a connu un rassemblement religieux analogue à celui de Mulhouse.

D’autres constatent que San Francisco est moins infectée que New York, alors que leurs densités sont comparables C’est exact, mais c’est une erreur stratégique de s’en tenir à ce constat : cette différence montre surtout que des politiques publiques adaptées aux contextes urbains sont efficaces contre la maladie (Balzer 2020), un message d’espoir pour les zones denses.

D’autres encore alertent sur le « risque de récupération par les anti-urbains » (Fang 2020). Je doute que ces anti-urbains soient nombreux et organisés en France. Je suis sûr, en revanche, que les mensonges de certains médecins (« les masques ne servent à rien ») et du gouvernement (« on ne sait pas les mettre ») n’ont pas accru la confiance de la société française en ses dirigeants. Rien n’oblige les urbanistes à se croire en service commandé. Ils doivent avoir l’intelligence des faits et faire confiance à l’intelligence des citadins.

Formulées autrement, certaines critiques font avancer le débat. « La question n’est pas la densité, mais la pauvreté urbaine » (Basset et Glaeser 2020). Ainsi, à New York les taux de mortalité dans le Bronx et le Queens sont deux fois supérieurs à celui de Manhattan, pourtant plus de deux fois plus dense. Les pauvres du Bronx et du Queens exercent des métiers exposés et vivent dans des logements suroccupés. Certes, mais n’est-ce pas dans les régions urbaines que les niveaux d’inégalité sont les plus importants [3], que les classes aisées utilisent le plus les services ancillaires et que les classes populaires ont les pires conditions de logement [4] ? Affirmer que la question n’est pas la densité mais la pauvreté suppose résolu le problème des conditions de logement indignes des pauvres en ville – au risque de confondre un objectif politique avec une réalité.

« La question n’est pas la densité, mais la connectivité. » En effet, des comtés de densité équivalente sont plus infectés lorsqu’ils appartiennent à une grande aire métropolitaine (Hamidi et al. 2020). De même, les quartiers du Grand New York desservis par le système ferroviaire sont plus infectés que les autres (Harris 2020) [5]. En France, la Seine-Saint-Denis est moins dense que Paris mais plus infectée. La probabilité d’être infecté dépend en réalité de la densité de contacts (et de leur taux d’infection). Cette densité est plus élevée lorsqu’on fréquente les secteurs centraux des métropoles, de telle sorte que l’étalement urbain résidentiel ne peut être considéré comme une solution protectrice en soi.

« La question n’est pas la densité, mais l’encombrement » (Toderian 2020). Une ville dense, où l’on serait toujours à bonne distance des autres, ne serait pas plus à risque qu’une zone rurale. Mais quelle serait alors sa raison d’être en regard de ce qui justifie les effets d’agglomération : faciliter les échanges en face à face, permettre des rencontres non programmées, vivre des émotions collectives ? Si l’on veut garder le meilleur de la densité en minimisant ses inconvénients, il faudra inventer de nouveaux compromis urbains, notamment en matière de gestion de l’espace public.

L’explication des taux de létalité des territoires renvoie donc à un système de causalités multifactoriel, incluant les proportions de personnes âgées, les taux de pauvreté et de suroccupation des logements, l’accès aux soins ainsi que les politiques publiques locales et nationales. Reste que la densité des espaces de vie est un indicateur de la densité des interactions fatales qui facilitent la propagation du virus.

De la crise à l’après : quels compromis urbains ?

La gestion de la crise sanitaire entre mars et mai 2020 a tenu en un mot d’ordre, le confinement, et un principe, l’uniformité sur le territoire. La balance des bénéfices et des coûts est sans doute positive dans les zones denses et dans le Grand Est, fortement touchés par le Covid-19, mais semble plus incertaine ailleurs, où les taux de décès sont beaucoup plus faibles. Elle y sera, en effet, lourde de conséquences sociales, comme en témoignent déjà les difficultés rencontrées sur le marché du travail.

Plusieurs analystes se gaussent de ceux qui envisagent un monde d’après en rupture. Il est vrai que les villes ont traversé les épreuves les plus rudes sans disparaître. Mais elles doivent cette éternité à leurs capacités à se transformer. Que serait devenue Paris sans l’action modernisatrice de Haussmann et de ses ingénieurs, motivée par les épidémies de choléra et par l’explosion des dimensions urbaines de la crise sociale ? Aujourd’hui, un immense panier de technologies (des plus basiques, comme le vélo et les dispositifs de micromobilité, aux plus sophistiquées, comme la régulation temporelle de la fréquentation des lieux) est mobilisable pour mettre en œuvre des transformations urbaines : à nous d’y puiser avec intelligence et discernement !

En effet, le rythme et le sens de ces transformations seront forcément affectés par la crise sanitaire. Le confinement a permis à chacun de faire le bilan des avantages et des inconvénients de son logement et de sa localisation (Korsu 2020). Parce qu’« être urbain, c’est avoir besoin des autres et être gêné par les autres » (Wiel 2004), ces deux paramètres seront plus que jamais des critères déterminants des choix résidentiels : ceux qui ont un fort besoin des autres continueront à choisir les zones denses, en accordant peut-être plus d’attention à la proximité aux lieux d’activités et aux espaces ouverts ; les autres seront attirés par des espaces moins denses.

La majorité des Franciliens disent avoir bien vécu le confinement (IAU 2020) ; il ne faut donc pas s’attendre à des mouvements d’ampleur, d’autant que ceux qui l’ont mal vécu (pour cause de logements suroccupés ou par obligation de se rendre à ses risques au travail en transport collectif ont de faibles capacités de choix résidentiel. Toutefois, les enquêtes post-Covid montrent qu’une partie minoritaire souhaite changer : pour des appartements avec patios ou terrasse ; pour le périurbain ; pour des villes moyennes. C’est en ligne avec des attentes antérieures à l’épidémie (Obsoco 2017 ; Forum Vies mobiles 2018).

Enfin, vélo et télétravail sortent renforcés de cette période inédite, alors que les transports collectifs ont été durablement fragilisés. Ils font face à une grève sans précédent, celle de la clientèle. Si un modèle multimodal s’impose (par exemple deux jours en télétravail, un jour en visite de clientèle en voiture, deux jours en transport collectif), les abonnements de type Pass Navigo perdront de leur pertinence.

Questions vives pour l’urbanisme

Le travail de l’urbaniste consiste à rechercher un équilibre entre la prise en compte du réel, les désirs des citadins et le souci d’éviter que la somme des intérêts individuels ne conduise à des externalités négatives pour la collectivité. Si l’on admet que le confinement a transformé les aspirations des citadins – ou mis au jour leurs aspirations latentes –, l’urbaniste vivra dans un monde en partie nouveau. Terminons donc par une liste non exhaustive de questions qui devraient se poser à lui.

Comment assurer aux « travailleurs essentiels » et aux salariés modestes la possibilité de se loger décemment et à distance raisonnable de leurs lieux d’emploi ?

Faut-il faciliter les mobilités résidentielles de tous ceux qui ont mal vécu le confinement du fait de logements inadaptés ou d’un recours incontournable aux transports publics, quel que soit leur lieu de résidence envisagé ? Faut-il limiter ces aides aux mobilités résidentielles rapprochant les logements et les lieux de travail des actifs, dans une perspective de réduction des mobilités contraintes, de stimulation de l’usage du vélo et de ville plus cohérente (Korsu et al. 2012) ?

La transformation de bureaux en logements, si le télétravail conduit à mutualiser les bureaux, est-elle une démarche à favoriser ?

Comment, pour éviter l’essor du périurbain éloigné, assurer un accès partagé au périurbain proche ? Peut-on, par exemple, envisager de limiter à 400 m² les terrains mis en vente pour les maisons individuelles à moins de 10 km des centres urbains ?

Les déficits d’animation et de services dont souffrent certains territoires peu denses ne résultent-ils pas d’une vision trop permanente et immobilière du service, quand des services mobiles, itinérants et connectés pourraient trouver leur efficacité par une présence successive dans différents lieux [6] ?

Comment sauver les transports publics, hier menacés par une saturation indigne (Technologia 2010) et aujourd’hui partiellement privés de leur clientèle par le vélo et le télétravail, deux solutions écologiquement légitimes ?

Une épreuve surmontée, nous dit Bertrand Piccard, c’est une nouvelle aventure. Ne nions pas l’épreuve, surmontons-la.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Jean-Pierre Orfeuil, « Densité et mortalité du Covid-19 : la recherche urbaine ne doit pas être dans le déni ! », Métropolitiques, 19 octobre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Densite-et-mortalite-du-Covid-19-la-recherche-urbaine-ne-doit-pas-etre-dans-le.html

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