Le Caucase des langues et des cultures trouve son prolongement dans la mer Noire orientale turque. Sur les rives méridionales de cette mer autrefois nommée Pont-Euxin – d’où l’adjectif « pontique » – par les Grecs, la survivance des langues rares comme le hamiche (hemşince, un dialecte arménien), le laz (ou lazca, une langue proche du géorgien), le géorgien (gürcüce) et le grec pontique (rumca ou romeïka) détermine les identités multiples de la région et les transcende.
Réduite à quelques dizaines de milliers de locuteurs, la « communauté » grécophone s’est maintenue dans la région malgré l’accord signé entre la Turquie et la Grèce en janvier 1923, qui entraîne un nettoyage ethnique et religieux à grande échelle, des deux côtés de la mer Égée. Cette purge, légitimée avec l’aval des grandes puissances, peut être considérée comme la continuation du processus entamé avec le retrait de l’Empire ottoman du Caucase et des Balkans au XIXe siècle. L’échange de populations a forcé 1 500 000 orthodoxes à émigrer de Turquie vers la Grèce. Parmi eux, 332 500 personnes venaient de la côte de la mer Noire, de Sıvas et de Kastamonu (Yérasimos 1994). D’autre part, 350 000 musulmans ont été envoyés en Turquie. Les seules personnes exemptées de cet échange ont été la minorité musulmane de Thrace occidentale, forte de 120 000 personnes, et les orthodoxes d’Istanbul (environ le même nombre). En 1926, alors que le processus d’échange était presque terminé, tout le monde pensait à tort que les traces de la présence hellénique culturelle et linguistique de vingt-huit siècles allaient disparaître. Or, près d’un siècle après, cet échange de population ne cesse de hanter la Grèce comme les rives de la mer Noire en Turquie.
La « communauté » grécophone musulmane ne cesse ainsi de susciter des polémiques en Turquie comme en Grèce. Au détour de l’assassinat (février 2005) d’un prêtre catholique, Andrea Santoro, de celui d’Hrant Dink, un journaliste arménien (janvier 2007), ou encore de l’élection en 2019 du maire d’Istanbul, originaire de Trabzon [1], ces polémiques rappellent les origines et l’identité, et interrogent l’allégeance des populations pondicophones à l’État turc, à la religion musulmane et à la culture nationale.
Une langue ancrée dans l’Antiquité
Après l’annexion de la mer Noire orientale par les Ottomans en 1461, l’islamisation progressive des populations n’a pas entraîné de diminution drastique de l’utilisation de la culture et de la langue d’origine hellénique. En d’autres termes, les populations grécophones, qui ont accepté l’islam, n’ont pas abandonné leur langue à la même vitesse. Durant des siècles, le grec est ainsi resté la langue de l’enseignement dans les écoles religieuses musulmanes (medrese) ; dans les mosquées, on commentait le Coran et on prononçait les sermons en grec. Dans certains villages de la région de Trabzon, cette pratique s’est poursuivie jusqu’au milieu du XXe siècle. Qu’ils soient crypto-chrétiens ou intégrés dans la communauté musulmane, la pratique de la langue ou de la culture grecques se perpétua. Au début du XXe siècle, de nombreux enseignants de medrese et des imams (hoca) d’Of, ayant beaucoup de difficultés pour enseigner en turc, préfèrent encore passer par le grec (Türkyılmaz 2013).
Paradoxalement, la situation se complique encore à l’époque contemporaine, où le nationalisme turc s’ajoute à la distinction religieuse : le bilinguisme de la population locale n’implique pas forcément une revendication de particularisme grec dans la mesure où de nombreuses élites culturelles assument une certaine légitimité islamique à l’intérieur des valeurs nationalistes turques et islamiques.
À défaut d’avoir des statistiques des populations pratiquant régulièrement ou partiellement le romeika (le dernier recensement remonte à 1965) à côté du turc, nous nous contenterons des observations locales fournies par des intermédiaires culturels. Le département qui est concerné principalement par le grec pontique (romeika) est Trabzon (2023 : 824 352 habitants sur un territoire de 4 628 km2) (figure 1). La pratique de cette langue dans le chef-lieu du département et dans des villes de taille moyenne est entourée d’une forte incertitude. Mais compte tenu de l’exode rural vers les villes côtières de la mer Noire, on peut estimer qu’elle représente entre 5 et 10 % des habitants au minimum. On connaît un peu mieux la pratique de la langue dans certains villages des arrondissements (tableau 1). Celui où l’on pratique le plus le romeika est Çaykara (Kadakhori) : sur vingt-sept villages (mahalle), vingt-trois sont réputés pratiquer systématiquement ou partiellement le romeika et uniquement oralement dans la vie quotidienne à côté du turc (sur une population de 15 180 habitants, 13 000 personnes pratiqueraient ainsi le romeika), notamment à Uzungöl, Işıklı, Karaçam, Köknar. Néanmoins, il est aujourd’hui pratiqué bien au-delà de la mer Noire, dans le sillage des migrations et des déplacements de population au cours du XXe siècle.

Source pour la démographie : https://www.nufusu.com/il/trabzon-nufusu.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Trabzon_districts.png.
Une population dispersée au-delà de la mer Noire
Entrecoupée par des vallées étroites et profondes avec des montagnes forestières atteignant plus de 2 500 mètres (figure 2), la région pondicophone de la mer Noire est avant tout un lieu d’émigration. Ayant longtemps fait fonction de refuges, assurant la liberté et la sécurité pour ceux qui fuyaient les pouvoirs publics et la religion dominante, les montagnes pontiques sont soumises régulièrement à des intempéries violentes et destructrices. Elles sont dans l’incapacité de nourrir les populations, faute de possibilité d’extension agricole. Aussi, le nombre d’habitants diminue dans ces régions d’année en année de façon régulière [3] au bénéfice des villes côtières et d’autres régions du pays. Les migrations internes sont donc avant tout économiques. Elles s’organisent soit par les initiatives individuelles et familiales, soit à la suite de catastrophes naturelles (inondations ou glissements de terrain) par les pouvoirs publics qui distribuent des terres et construisent des logements dans des régions « vidées » par leurs populations antérieures. C’est la législation, adoptée à partir de 1914 et relative aux « biens abandonnés » (emvâl-i metrûke) après la déportation ou l’élimination des Arméniens et des Rums, ou encore après l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie, qui permet d’installer les populations venues des régions pontiques (Efiloğlu et İvecan 2010 ; Akçam 2012 ; Temizgüney 2018).
Le premier exemple de déplacement de population grécophone musulmane date de 1929. Cette année-ci, au début du mois de juillet, des inondations et des glissements de terrain qui se succèdent dans la vallée de Solaklı obligent une partie importante (près de 12 000 personnes) de la population des villages de Caykara, Of et Sürmene à s’établir à Maçka, Bayburt (Hart) et Tercan (Pülk), avec l’autorisation de l’administration qui encadre cette relocalisation. De la même manière, suite aux inondations de 1959, 408 familles de Şahinkaya (Şur), Kabataş (Fotinos) et Ulucami (Zenoulucami) sont installées à Kırıkhan, un arrondissement de Hatay (Antioche) où jusque 1939 vivait une population arménienne importante. Décidée en 1961, la migration de 160 familles originaires des villages de Büyükköy, Hocaali, Gölbaşı, Filak et Baltacılı dépendant d’Uzungöl (Şerah) à Özalp, dans le département de Van, est finalisée en 1965. Deux villages kurdes leur sont réservés : Emek (Tilorak) et Dönerdere (Giredil).
Ces déplacements de population sur la base du volontariat, comme ceux réalisés en tant que « travailleurs saisonniers » à Gökçeada (Imbros) en 1973, puis après l’intervention de l’armée turque à Chypre en 1974, deux îles qui constituent alors des « points stratégiques [4] » importants, indiquent clairement, outre les préoccupations humanitaires, une volonté de modifier les équilibres démographiques par l’injection d’habitants pondicophones de Çaykara ayant « la confiance de l’État » (Öksüz 2005).
Par ailleurs, dans toutes les grandes villes turques, comme Istanbul, Izmir, Ankara, Bursa, Adapazarı, des communautés pondicophones importantes sont installées, représentées par des associations de solidarité (hemşehri dernekleri) ou des fondations. Un exemple concret des ressortissants d’Of et de Caykara se trouve à Samsun : la Of-Çaykara Kültür Yardımlaşma ve Dayanışma Derneği (Association culturelle, d’entraide et de solidarité de Of et de Çaykara) revendique 25 000 membres et se veut la plus importante organisation de la société civile de Samsun [5]. La reproduction des schémas culturels des régions d’origine et surtout la pratique linguistique dans l’espace privé sont constantes. Ainsi, on peut estimer que, dans toute la Turquie, une population comprise entre 100 000 et 200 000 personnes pratique plus ou moins régulièrement le romeika dans l’espace privé et public.
Des populations majoritairement islamo-nationalistes
Il faudrait disposer d’études plus fines pour voir s’il existe une corrélation entre la pratique du romeika et les résultats électoraux au sein de ces populations. Ce qui est certain, c’est que, au second tour des élections présidentielles du 28 mai 2023, le candidat sortant, Recep Tayyip Erdoğan (RTE), islamo-conservateur, a remporté, dans le département de Trabzon, la présidence avec 68,89 % (avec le ralliement d’un candidat et d’un parti politique de l’extrême droite nationaliste), tandis que Kemal Kılıçdaroğlu (KK), social-démocrate et représentant du parti républicain du peuple (CHP), est resté à un niveau très inférieur (31,11 %). Mais surtout, les résultats des élections législatives (un seul tour) du 14 mai de la même année sont significatifs sur le plan de l’expression politique de la population locale et de la manière dont ces « citoyens fidèles » (makbul vatandaş) pondicophones (Dönmez 2022) envisagent leurs choix politiques : les partis politiques islamo-nationalistes ont obtenu, dans l’ensemble de Trabzon, un score de 78 %, tandis que le CHP n’a rassemblé que 18 % des suffrages. Si l’on prend Caykara, très majoritairement pondicophone, ces scores sont respectivement de 84 % et 13,64 % pour 11 036 inscrits, alors qu’à Tonya le CHP fait un peu mieux avec près de 24 %. De manière révélatrice, la page Facebook du village d’Uzuntarla (Alisinos), notoirement pondicophone, annonce d’un côté en grec « So Horiyo eşonigse » (au village il a neigé) avec des photos des paysages couverts de neige, et de l’autre, les résultats de la présidentielle dans le village au second tour : « RTE : 219, KK : 23 », avec une photo d’Erdoğan et de son épouse en train de voter, sans parler des vidéos des prêcheurs les plus réactionnaires de Turquie.
Ces rapides analyses indiquent une allégeance forte des populations parlant le grec pontique aux valeurs islamo-nationalistes, rejetant majoritairement une filiation quelconque avec le grec et les Grecs, très souvent au grand étonnement des descendants des « échangés » grecs venant visiter les villes de la mer Noire pour retrouver les traces de leurs ancêtres.
Une obsolescence programmée
Le romeika est l’une des formes dialectales du grec ancien parvenu jusqu’à aujourd’hui. Son évolution n’a pas suivi celle du grec moderne. L’obsolescence de cette langue orale et familiale est programmée, car elle n’est quasiment pas enseignée et ne dispose pas d’un véritable alphabet. En Grèce, à l’Université de Salonique et au sein de certains établissements scolaires, un enseignement du grec pontique est mis en place. Mais aucune connexion n’est établie dans ce domaine avec les citoyens turcs pondicophones. Les positions politiques et idéologiques sont en effet diamétralement opposées entre les organisations et administrations grecques, dénonçant le génocide des Grecs par les Turcs lors de la Première Guerre mondiale, et les populations majoritairement islamo-nationalistes de la mer Noire, accusant les Grecs de vouloir ressusciter le projet de création d’une République du Pont [6]. De ce fait, il est inenvisageable de penser à une action commune en vue de sauver le patrimoine linguistique et culturel hellénique sur la mer Noire.
Photos : F. Bilici, 1992.
Bibliographie
- Akçam, T. 2012. « Emvâl-i Metrûke Kanunlarında Soykırımın izini Sürmek » (Suivre les traces du génocide au travers des lois des biens abandonnés), Altüst, n° 7/26.
- Dönmez, Y. 2022. Türklük : Hüzünlü Bir Bağ, Ulus-Devlet, Milliyetçilik, Etnik Kimlik : Bir Çaykara Etnografisi (La turcité, un attachement dramatique : nationalisme, identité ethnique. Une ethnographie de Çaykara), Istanbul : İletişim.
- Efiloğlu, A. et İvecan, R. 2010. « Rum Emvâl-i Metrûkesinin İdaresi / Greek’s Abandoned Property Management », History Studies, international journal of History, vol. 2-3, p. 125-146.
- Emiroğlu, K. (dir.). 2002. Trabzon vilayet salnamesi 1888 (Almanac de la province de Trabzon, 1888), vol. 13, Ankara : Trabzon İli Ve İlçeleri Eğitim Kültür ve Sosyal Yardımlaşma Vakfı Yayınları.
- Öksüz, H. 2005. « Afete Bağlı Göçler » (Les migrations liées aux catastrophes naturelles), in H. H. Durgun, I. Sarı et O. Durgun (dir.), Geçmişten Geleceğe Çaykara (Çaykara, du passé à l’avenir), Trabzon : Çaykara Dernek Pazarı Kültür Yardımlaşma Cemiyeti, p. 108-118.
- Temizgüney, F. 2018. « Lozan Sonrası Ermeni Emvâl-i Metrukesine Yönelik Düzenleme ve Uygulamalar » (La réglementation et les pratiques relatives aux biens arméniens abandonnés après le traité de Lausanne), Ankara Üniversitesi Türk İnkılâp Tarihi Enstitüsü Atatürk Yolu Dergisi, n° 62, p. 301-334.
- Türkyılmaz, Z. 2013. Osmanlı İmparatorluğu’nda Gizli Hıristiyanlık (Le crypto christianisme dans l’Empire ottoman), Tarih Vakfı Perşembe Konuşmaları (Les causeries du jeudi à la Fondation d’histoire).
- Tursun, V. 2019. Romeika-Türkçe Sözlük, Trabzon Rumcası (Dictionnaire pontique-turc, le pontique de Trabzon), Istanbul : Hayamola.
- Yérasimos, S. 1994. Milliyetler ve Sınırlar (Nationalités et frontières), İstanbul : İletişim.