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Martigues et l’imagination de l’anthropocène

Le territoire industriel de Martigues a fait l’objet dans trois ouvrages de descriptions originales, qui en documentent les altérations en croisant arts visuels et sciences sociales. Pour Éric Verdeil, ces enquêtes hybrides se distinguent par leur sensibilité et leurs choix esthétiques.

Recensé :
  • Sophie Bertran de Balanda, HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, Marseille, Éditions Parenthèses, 2021.
  • Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi, Marseille, Éditions Wildproject, 2019 (nouvelle édition 2024, avec une préface de Marielle Macé). Existe aussi en version numérique enrichie, chez La Marelle.
  • Claire Dutrait, Aujourd’hui Eurydice, Montpellier, PublieNet, 2018. Version numérique : https://eurydice.publie.net/.

La décision [1] de la commission internationale de stratigraphie, le 21 mars 2024, de ne pas valider la notion d’anthropocène en tant que catégorie géologique a fait grand bruit (Chardronnet 2024). Ce terme désigne une potentielle nouvelle époque géologique durant laquelle l’influence de l’être humain sur la géologie et les écosystèmes est devenue significative à l’échelle de l’histoire de la Terre. Cet écho témoigne à quel point cette notion a été appropriée bien au-delà de la géologie, par les autres disciplines scientifiques, notamment des sciences humaines et sociales, et dans de larges segments du public.

L’anthropocène est aussi devenu un terrain de rencontre entre les disciplines scientifiques et les artistes. Les transformations écologiques deviennent un sujet travaillé et représenté par des artistes de divers horizons, de la littérature à la photographie en passant par les arts plastiques (Gaudin 2024 ; Verdeil 2024). Des universitaires se rapprochent d’artistes pour mobiliser par l’esthétique et les émotions un public peu sensible à l’énoncé de faits abstraits, tant qu’ils ne se matérialisent pas dans la vie quotidienne. Bruno Latour a multiplié les représentations théâtrales (Aït-Touati et Latour 2022), mais aussi les expositions avec des artistes. Comme l’écrit Matthieu Duperrex, l’anthropocène « a la rare particularité d’émaner du champ scientifique avec une portée d’emblée esthétique, le nouveau régime climatique nécessitant l’apprentissage d’une sensibilité nouvelle » (Latour et Duperrex 2021, paragr. 1). De ce côtoiement qui devient complicité, naît l’hypothèse d’une hybridation entre les sciences sociales et les disciplines artistiques auxquelles elles s’allient, via des transformations réciproques de leurs formes, langages et sujets.

Je propose de le montrer ici à partir de trois livres qui ont en commun de décrire le territoire de Martigues. Cette ville des Bouches-du-Rhône, point d’articulation entre Marseille et la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer, peut être considérée comme un lieu emblématique de l’anthropocène en raison des altérations majeures que cet espace géographique a subies depuis un peu plus d’un siècle. Mon ancrage familial dans cette ville m’a conduit à relever les convergences de ces trois textes [2], de natures et d’ambitions très différentes, qui se recoupent sous le rapport du lien entre sciences sociales et arts.

Après avoir présenté ces ouvrages, j’analyserai leur convergence thématique autour de la matérialité des milieux altérés, au cœur de leurs descriptions, puis la commune pratique de l’enquête qui fournit la matière de ces œuvres, avant de revenir sur les langages artistiques utilisés.

Roman, récit-enquête et journal

Dans Aujourd’hui Eurydice (2018), roman publié à la fois sur papier et en format numérique enrichi, Claire Dutrait revisite le mythe d’Orphée. Son « opéra virtuel en attente d’une mise en scène, étude de milieu des enfers pétrochimiques » (Verlynde 2018), fait de Martigues, et plus précisément de la zone pétrochimique de Lavéra, une des portes de l’enfer ; avec « des affleurements telluriques, des réseaux maritimes, comme autant de mises au jour du royaume chthonien d’Eurydice, la romancière invente une poésie pétrolière » (ibid.). Le récit s’appuie sur des notes et des repérages vidéo accessibles sur un « avant-site », qui souligne l’esthétique rude du lieu, mais aussi sa nocivité en raison des pollutions qui ont affecté la santé des ouvriers de ses usines chimiques [3].

Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi (2019), du philosophe, performeur et plasticien Matthieu Duperrex, vient d’être réédité. Le livre documente les effets écologiques des transformations géologiques récentes et des flux de matière dans ces deux sites : ces lieux de sédimentation multimillénaires sont aussi des espaces de stockage, de transformation et d’utilisation d’une roche sédimentaire allogène particulière, le pétrole. Dans ses analyses de Martigues et sa région, à l’est du delta du Rhône, Duperrex évoque le canal de Caronte et la fabrique de saumure, industrie pionnière de cette petite région. Ses dérivés industriels, le brome, le chlore et le plastique, causent de lentes et invisibles pollutions ingérées par les mulets pêchés pour produire la traditionnelle poutargue. L’auteur s’intéresse aussi aux raffineries et usines pétrochimiques, notamment au réseau de réservoirs souterrains d’hydrocarbure maintenus sous pression grâce à la saumure, qui bien au-delà de Martigues se connecte à des installations près de Manosque. Son travail prend en compte les pollutions aériennes et hydriques de l’industrie pétrochimique (« L’Alchimie du sel », p. 85-88). Dans cet environnement altéré, il est attentif aux traces de vie, au « bestiaire des zones sédimentaires » (Jurado 2020) : ceux, humains et non-humains, qu’il nomme les « spectres », les « résidents » et les « sentinelles [4] ». Le récit, qui rend compte des observations de l’auteur et de sa lecture des lieux sur la base d’une documentation diverse et d’entretiens, se complète de poèmes en prose et de dessins à la plume de Frédéric Malenfer.

Pour sa part, l’architecte Sophie Bertran de Balanda reconstitue dans HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, l’histoire de l’Hôtel des gens de mer, construit à Lavéra, au plus près des installations portuaires. Il hébergeait à l’origine les familles des marins des pétroliers en escale et les visiteurs des usines. Le récit de cette urbaniste (retraitée) de la Ville de Martigues articule une connaissance professionnelle, nourrie de sa collaboration avec le géographe Marcel Roncayolo [5], et une vision et une expérience plus personnelle des lieux, qu’elle a connus dans son enfance et souvent fréquentés par la suite. L’établissement devint en effet une institution locale aux usages et aux publics variés, tant comme lieu d’hébergement pour des vacances que pour des repas festifs. Situé au cœur du périmètre Seveso mis en place dans les années 2000, il a dû cesser ses activités, puis a été démoli en 2011. À travers son effacement au nom des contraintes de sécurité, l’autrice interroge la place durable de l’industrie dans ce territoire. Malgré sa mise à distance, les liens mémoriels mais aussi les traces écologiques continuent à structurer la vie locale et le feront encore dans le futur.

Figure 1. Le chenal de Caronte, avec les ponts de chemin de fer et autoroutier, des installations industrielles pétrochimiques, énergétiques et des entrepôts, ainsi qu’un port à sec pour navires de plaisance

Photo : É. Verdeil, 2022.

Figure 2. Carte de localisation du chenal de Caronte, entre Port-de-Bouc et Martigues

Source : Openstreetmap.

Le feu, l’air, l’eau et le sol, objets partagés

Ces trois livres ont en commun un lieu spécifique de Martigues : le chenal de Caronte et les zones industrielles et portuaires qui le bordent, de Martigues à Port-de-Bouc et à Lavéra. Cet espace, emblème de l’artificialisation de nos sociétés, a fait l’objet d’aménagements qui ont totalement modifié les limites entre la terre et l’eau depuis plus d’un siècle. Dès 1908, un chenal est creusé et plusieurs fois approfondi afin de permettre le passage des barges puis des pétroliers vers l’étang de Berre. Les anciennes bordigues, dispositifs de capture des poissons, sont éliminées, ainsi que les salines qui occupaient le sud de l’étang de Caronte. À partir des années 1960-1970, les berges du canal sont remblayées, en utilisant en particulier les déblais des zones industrielles creusées dans les roches calcaires des collines voisines. Bref, l’alliance de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, porteuse des intérêts de la bourgeoisie marseillaise, et de l’État, a imposé une nouvelle géographie. En parallèle, depuis le XIXe siècle, diverses usines sont construites sur ses rives : usines de soude, d’oléagineux, puis liées à la pétrochimie. Les pollutions de l’air, des sols et de l’eau (déballastage des pétroliers) souillent le milieu. C’est cet espace aménagé pour et pollué par l’industrie qui est mis en scène dans ces trois ouvrages.

Duperrex est le seul à placer l’analyse de ces transformations sous le signe explicite de l’anthropocène (p. 15). Mais les deux autres livres s’y rattachent implicitement, en s’intéressant comme lui aux quatre éléments qui composent ce milieu artificialisé : le feu des fourneaux et des distillateurs, qui s’échappe spectaculairement des cheminées, d’où le thème de l’entrée des enfers mobilisé par Claire Dutrait ; l’air, avec le mistral, ce vent furieux qui bat le site et emporte les fumées et autres rejets aériens (« les lâchers bruyants et méphitiques de vapeur industrielle », Duperrex, p. 129) ; l’eau, dont le bleu aquarelle orne les dessins et les cartes marines de Bertran de Balanda, l’eau transformée en saumure mise sous pression dont Duperrex retrace les circuits complexes, l’eau polluée par les rejets d’hydrocarbure ; enfin, le sol : mou et vaseux de la rive de Caronte qu’il a fallu stabiliser, rocheux des collines qui encadrent le site (« ce poudingue ferreux du littoral, caillou rougeâtre dense, lourd, au faciès criblé et grenu », Duperrex, p. 130).

Dans ces lieux, on trouve aussi des vivants, durement affectés par ces transformations et pollutions du milieu, mais qui cherchent à y survivre, voire à les reconquérir. Des hommes et des femmes, d’abord : pêcheurs, ouvriers, marins, familles de marins qui viennent à l’Hôtel des gens de mer, familles de travailleurs des usines qui habitent les logements construits sur les rives et souvent manifestent leur attachement à ces lieux, comme Bertran de Balanda elle-même et toutes celles et ceux qu’elle a rencontrés. La nostalgie est en fait le thème central de HOT... : comment garder la mémoire de ces pratiques de sociabilité de loisir ou de travail qui ont façonné cet espace tout autant que la violence industrielle ? On y trouve aussi des animaux, notamment des oiseaux, des chats, des poissons et des crustacés, ceux que Duperrex appelle les spectres, les résidents, les sentinelles saisis par les encres du peintre Malenfer… et des plantes, en couverture de HOT…, qui poussent dans les interstices et dont l’autrice aurait tant aimé qu’ils transforment en jardin de reconquête la friche laissée par l’hôtel, finalement bitumée pour un nouvel usage de stockage d’hydrocarbures. « Le site n’est pas mort ; peut-être est-il même en pleine renaissance. Épousant la pente naturelle, “le quartier du port” s’est mué avec le temps en jardin expérimental tout en résistance. Les plantes et les arbres apprennent à vivre en milieu hostile et l’air a gardé quelques effluves de l’hôtel » (p. 190).

De l’enquête aux descriptions

Au-delà de leurs langages et mises en forme divergentes, ces trois œuvres partagent une démarche commune. Qu’il s’agisse de fiction, chez Dutrait, ou d’un récit de lieux et de territoires, pour les deux autres, ces livres ont recours à la méthode de l’enquête pour rassembler des informations éparses et oubliées. Ce travail d’enquête est lui-même mis en scène soit dans le texte principal, soit par un appareil d’annexes en vis-à-vis du texte, ou encore par la logique des liens hypertextes pour les deux ouvrages numériques. Dans ce cas, des vidéos et des podcasts retracent des entretiens avec des informateurs et habitants. Ainsi Dutrait propose-t-elle, via son avant-site, des enregistrements avec d’anciens travailleurs des usines, qui racontent par exemple les maladies, parfois mortelles, tribut à la pollution de leur vie de labeur. Ces vidéos rendent compte de l’ambiance sonore des lieux – on entend souffler le vent. Duperrex utilise aussi la vidéo pour capter des mouvements dans le paysage. Son texte ne cesse d’évoquer ses rencontres et ses observations, au gré d’un arpentage du territoire qui en restitue la variété et la profondeur. Quant à Bertran de Balanda, son travail s’inspire des méthodes de Roncayolo, à travers la collecte d’une grande variété de documents d’archives, en particulier cartographiques, qui soulignent à la fois les bifurcations dans les usages de l’espace et une longue accumulation de traces industrielles depuis deux siècles. Son livre relie aussi de manière très libre et inventive cette masse de documents graphiques avec un journal de terrain. En outre, le récit entrelace celui de la construction, puis de la destruction, de l’Hôtel des gens de mer et celui de l’enquête, ces temps d’immersion et d’exploration des lieux. L’architecte enquêtrice relate ces rencontres parfois impromptues, parfois au contraire ardemment recherchées, avec les (jamais) derniers témoins.

Ce recours à l’enquête, attentive à l’ordinaire, permet de restituer un anthropocène du quotidien fait de menus attachements qui sont bien plus qu’un signal géologique. Il désigne un ensemble de relations entre des lieux et des résidents construits, façonnés, touchés et modifiés par cet environnement altéré.

Quelles formes artistiques pour dire l’anthropocène ?

On peut conclure cette analyse croisée en revenant sur les choix artistiques, en termes de genre et de forme, de chacun des ouvrages. À première vue, l’intention artistique n’est pas aussi affirmée dans chacun d’entre eux, mais y est bien présente dans des registres variés.

Dutrait revendique un acte littéraire, mais qui convoque la musique. Son roman s’inscrit dans les pas, et même dans les rythmes, de l’opéra de Monteverdi, selon un parallélisme de structure narrative explicité dans l’avant-site du livre. Via le célèbre opéra, il s’agit de reconnecter un environnement sans qualité, voire, en un sens, inhumain et hors de la culture, à un univers de sens ouvert par le mythe. Malgré les limites de ma culture musicale, il me semble que ce choix induit une forme de célébration qui vient retourner le mépris et le stigmate associés à ces espaces industriels.

Duperrex produit une œuvre hybride où se mêlent le récit d’enquête, l’essai et un matériau graphique dû au peintre Malenfer, qui livre une série d’icônes à l’encre de Chine représentant les habitants du monde subsident des deltas. De plus, le récit évolue vers la poésie en vers libres, en particulier à partir de la section consacrée aux voyants. La conclusion du livre, « Pipelines Songlines Élégie », prend la forme d’un long chant. Duperrex est lui-même l’interprète de cette prose rythmée, voire chantée, reliée à ses images, dans les performances de son propre travail qu’il met en scène. Le livre s’enchâsse ainsi dans une série d’expériences artistiques.

Bertran de Balanda, elle, offre un récit aux accents intimistes appuyé sur le dessin et l’aquarelle, où son œil et sa main d’architecte mettent en forme avec sensibilité les couleurs et les traits du paysage. La très belle mise en page, qui valorise les collages documentaires, en fait sinon un objet d’art, du moins le produit d’un artisanat qui atteint à une réelle qualité esthétique.

Dans les trois cas, la découverte du paysage martégal de l’anthropocène n’est pas seulement, voire très peu, affaire de science et de scientifiques. Certes, les sciences sociales, à travers l’enquête, sont essentielles dans la construction et la justification de cette exploration. Mais la fonction des différents procédés artistiques est de légitimer l’appréhension de ces transformations par la sensibilité et la subjectivité. Ces lieux maudits sont aussi pleins d’affects, d’histoires et d’attachements. L’art devient vecteur de réappropriation collective, pour voir autrement une partie du paysage qui, à Martigues en particulier, est reléguée au-delà des espaces de vie habituels, « un territoire où les hommes semblent toujours absents […] l’envers de Martigues » (Bertran de Balanda, p. 98). Voir au-delà des ponts autoroutier et ferroviaire, là où l’on ne peut plus habiter en vertu des réglementations de prévention des risques, et qui pourtant demeure un espace de vie par le travail et par des pratiques de loisir. Ces lieux hantent notre sensibilité collective. Comment peuvent-ils s’intégrer et être habités dans notre avenir, alors même qu’ils contribuent à le miner et à le rendre inhospitalier ? C’est la question que posent ces trois ouvrages.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Éric Verdeil, « Martigues et l’imagination de l’anthropocène », Métropolitiques, 26 septembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Martigues-et-l-imagination-de-l-anthropocene.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2081

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