Dans un article récent publié dans Métropolitiques, Roland Vidal (2011) dénonce tout à la fois l’irréalisme des propositions visant à nourrir les grandes métropoles urbaines à partir d’une agriculture de proximité et le caractère erroné de l’affirmation selon laquelle la proximité serait plus écologique, car plus économe en énergie consacrée aux transports. Plutôt que de rêver à la reconstitution d’une ceinture maraîchère absorbée logiquement par l’étalement urbain, il invite les citadins à reconstruire leur regard sur les paysages nourriciers des grandes cultures qui subsistent. Rappeler que la disparition de l’agriculture de proximité dans la ceinture parisienne est liée à l’inéluctable loi du marché foncier est une évidence. Mais ce que ne considère pas Roland Vidal, ce sont les profondes modifications des systèmes alimentaires qui accompagnent cette éviction et leurs inférences au-delà de cette première ceinture.
L’étalement urbain et la disparition correspondante de la majeure partie des terres agricoles environnantes se sont en effet accélérés tandis que le système alimentaire connaissait des bouleversements très importants avec la spécialisation régionale des productions agricoles, le développement des industries de transformation et la concentration des infrastructures de distribution. Cette concomitance fut longtemps saluée comme le « progrès » puisque l’approvisionnement des villes paraissait largement assuré par la « modernisation » de l’agriculture. Dans ce contexte, il apparaît plus que jamais nécessaire de réarticuler agriculture de proximité et culture alimentaire des citadins. Cet objectif n’est pas une « vaine utopie » (en référence à l’article d’André Fleury et Roland Vidal 2010), c’est au contraire ce qu’il conviendrait d’appeler une « utopie concrète », c’est-à-dire une utopie réalisable.
Le renouveau des questions alimentaires
On a assisté ces vingt dernières années à la réinscription des questions alimentaire et agricole à l’agenda des préoccupations citoyennes. Depuis les années 1960, ici la « révolution tranquille » de l’agriculture, ailleurs la « révolution verte », ont largement tenus leurs promesses de faire disparaître le spectre de la pénurie. Le développement de la logistique et des transports a permis d’approvisionner depuis des espaces de plus en plus lointains les métropoles en croissance tout en étendant la variété de l’offre. Dans les années 1970 et 1980, la question alimentaire a laissé la place à la question agricole, avec l’ouverture de débats sur la gestion d’une opulence changée en excédents financièrement très coûteux et ingérables d’un point de vue éthique.
Puis les crises sanitaires, avec leur apogée : l’épisode de la « vache folle », suivie d’innombrables inquiétudes sur les conséquences environnementales et sociales du « productivisme agricole » contribuèrent à ébranler la confiance dans le système. Pensons aux pollutions aux nitrates et aux pesticides, aux exportations de matières organiques qui impactent de plus en plus les milieux terrestres et aquatiques, sans oublier la volatilité des prix qui fait alterner abandon agricole et émeutes de la faim ou encore les controverses sur les chimères qu’apparaissent être les OGM et les animaux clonés qui interrogent le devenir du vivant et le contrôle social des dérives technologiques des multinationales de l’industrie chimique ou de la pharmacopée. La multiplication des agences de contrôle sanitaire, les timides politiques agri-environnementales, les normes de « bonnes pratiques » imposées aux industries agroalimentaires et étendues aux agriculteurs par les distributeurs, les promesses d’une régulation internationale des cours, n’empêchent pas la critique de s’étendre. De multiples initiatives citoyennes apparaissent, dénonçant pêle-mêle malbouffe, gabegie écologique, rupture du lien ville-campagne. Elles visent à construire des alternatives à un système alimentaire global de plus en plus opaque et incertain et à replacer la question de la qualité alimentaire au cœur des préoccupations des citoyens.
Les proximités, clef des systèmes alimentaires alternatifs
La recherche de « proximité » fonde de nombreuses propositions de systèmes alimentaires alternatifs à côté de schémas cherchant à améliorer les chaines globales par un commerce dit équitable et vert (Morgan 2010). La proximité géographique se double d’une proximité sociale que créent des contacts directs entre producteur et consommateur-mangeur, permettant de rétablir une confiance dans les conditions de production de ce que l’on ingère, en même temps que de valoriser les aménités produites par les agriculteurs (ceintures vertes, protection des captages d’eau, lutte contre l’érosion…). Marchés de producteurs, ventes à la ferme ou ventes sur Internet, paniers d’AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), fermiers ou commerçants réapparaissent ou se multiplient. Les collectivités locales rejoignent le mouvement en intégrant le bio et le local dans les critères d’approvisionnement de la restauration collective ou en soutenant des opérations de promotion. Ces initiatives sont globalement bien perçues même si elles se rapportent à notre avis davantage à des opérations de marketing territorial qu’à un soutien à des formes de développement agricole alternatives. Dans ce contexte, il semble nécessaire d’analyser plus en détail l’influence du mode de production agricole et d’approvisionnement en biens alimentaires sur le régime alimentaire des urbains.
Tout d’abord, ce que produisaient naguère les maîtres-jardiniers ou maraîchers parisiens dans la proximité de la ville (Phlipponneau 1956), voire dans la ville elle-même, structurait et cadençait en grande partie la composition et la temporalité de l’alimentation des habitants de la métropole. Les consommations de champignons « de Paris » et de cresson étaient des éléments remarquables du régime alimentaire parisien. La ville vivait au rythme des récoltes des vergers locaux souvent adjacents à l’habitat urbain, comme dans le cas des cultures de pommes et poires en espalier de Montreuil, et fêtait l’arrivée de la cerise de Montmorency ou du chasselas de Thomery. Le carreau des maraîchers aux halles orchestrait largement la composition des repas parisiens.
La seconde ceinture, celle où désormais s’étend dans la confusion la mosaïque des cités et des champs de grande culture, jouait un rôle semblable pour la composante animale de la consommation alimentaire : les vaches laitières y étaient très nombreuses, assurant l’approvisionnement en lait, en beurre, en fromage – bries de Meaux et de Provins, coulommiers, fromages typiquement parisiens – et en viande, cette viande persillée de vache réformée qu’affectionnait le goût parisien, à la différence du goût lyonnais qui préférait la viande serrée du bœuf charolais. Ces paysages de grandes cultures que Roland Vidal voudrait regarder avec bienveillance sont devenus des espaces sans prairies et sans bêtes, dont l’absence a des conséquences insoupçonnées. Elle entrave en particulier le développement d’une céréaliculture en agriculture biologique, contrainte d’importer de fort loin des fumures organiques. Les grandes cultures, nourries aux fertilisants minéraux, ne produisent d’ailleurs que fort peu de nourriture pour les humains, fournissant plutôt l’élevage intensif et l’industrie de la chimie verte à base « d’agromatériaux ».
La concrétisation de l’utopie locavore
L’évocation de la symbiose entre agriculture de proximité et culture alimentaire [1] des citadins parisiens des années 1950 rappelle que l’utopie « locavore » s’ancre à un tryptique composé, en plus de la proximité géographique, de pratiques agraires adaptées aux conditions des milieux naturels et surtout de formes spécifiques de mise en relation des sphères de la production et de la consommation. A relever que ces formes possèdent des particularismes basés sur l’interconnaissance – vecteur de confiance – et sur la typicité et la saisonnalité régionales des ingrédients. Dans cette mesure, elle n’est pas une utopie au sens originel de Thomas More (1516), d’un modèle d’organisation sociale « sans lieu », mais elle est au contraire enracinée dans un agro-écosystème particulier, qui articule milieu naturel et milieu socio-historique. Ce type de configuration se prête donc difficilement à une évaluation par des indicateurs de type émission de gaz à effet de serre. Les aménités qu’il promet appellent un jugement global incluant des dimensions du bien-être [2] social, en particulier la production de biens non-marchands, c’est-à-dire du bien-être d’accomplissement, du bien-être produit par la qualité des rapports sociaux, etc.
Bien sûr, personne n’envisage sérieusement dans l’immédiat de définir les contours d’un finage parisien ouvrant la possibilité de nourrir entièrement la métropole à partir de produits de proximité. En cause, l’incapacité tant des représentants des mouvements locavores que des pouvoirs publics locaux ou nationaux à définir une programmatique susceptible de modifier en profondeur l’agriculture du bassin parisien au-delà des effets d’annonce. De surcroît, « l’exception Marco Polo » doit être largement étendue à des produits représentatifs d’autres cultures alimentaires, chères aux populations immigrées et indigènes. Ces limites ne doivent cependant pas enrayer le processus critique de réintégration de l’alimentation dans le questionnement des multiples dimensions de ce qu’est vivre dans un environnement « urbain ».
Notre intention ici n’était pas de nier la nécessité de regarder les systèmes alimentaires alternatifs avec un regard critique. Ils se trouvent confrontés à de nombreux problèmes, impasses foncières, accès difficile aux populations urbaines les plus défavorisées, contraintes logistiques posées par la périphérie. Mais il s’agissait de militer pour une lecture interrogeant et remettant en cause les conséquences de la grande transformation alimentaire liées à des modèles d’urbanisation, à des choix politiques des lobbies agricoles et à la domination des grands groupes industriels. William Cronon (1991) a considéré cette transformation comme créatrice d’une « seconde nature », celle du lait en brique et des beefsteaks carrés, celle de la métamorphose du produit du travail avec et sur le vivant en marchandises sans feu ni lieu hormis une caractérisation physico-chimique qui assure qu’elles peuvent être ingérées. L’ampleur et la radicalité des mutations des milieux physiques et des systèmes alimentaires ne permettent pas d’envisager un retour aux paysages du XIXe siècle. Ils imposent néanmoins de penser et de fixer un agenda cohérent du devenir des espaces naturels dans et à proximité des villes. Le foisonnement d’initiatives de collectivités territoriales, leur volonté de structuration d’une réflexion sur ces thèmes dans des réseaux dédiés de type Terres en Ville ou Purple augurent d’avancées en ce sens, même si ces démarches n’impactent encore que très à la marge nos assiettes.