« Quand Christian Blanc nous a annoncé sa volonté de désigner le territoire allant de Villejuif à Évry comme “Vallée des biotech”, on lui a dit que ça posait deux problèmes : premièrement, ce n’est pas une vallée ; deuxièmement, il n’y a pas de biotechnologies ». Énoncée par l’un des principaux artisans du projet de Grand Paris, cette affirmation a de quoi surprendre. Symbole du projet de Grand Paris avec le métro automatique, la carte des six clusters spécialisés serait-elle à ce point en décalage avec la réalité économique du territoire ?
- Source : ACADIE/Abderrahim Nouaiti
Importée de la littérature économique américaine (Porter 2000), la notion de clusters est reprise par Christian Blanc pour mettre en avant la vocation économique d’une demi-douzaine de « territoires à potentiel », desservis par le futur métro automatique. Elle encourage la spécialisation économique de ces territoires, même si la dénomination des clusters reste floue et instable [1]. Cette logique de spécialisation contraste avec la réalité de l’économie francilienne, caractérisée par la diversité sectorielle. Elle a pourtant été reprise, directement ou indirectement, par les acteurs publics, de l’État aux communes : les clusters spécialisés ont servi de mythe mobilisateur pour réguler la fragmentation intra-métropolitaine. Ils constituent davantage un outil de gouvernance qu’une politique économique.
La spécialisation n’est pas une politique de développement économique
Prise comme politique de développement économique et d’aménagement, la logique de spécialisation en clusters s’avère rapidement illusoire.
Premièrement, il existe une forte déconnexion entre la géographie économique projetée (celle des six clusters) et la géographie existante, marquée par la diversité sectorielle (Davezies 2013). Visible à l’échelle métropolitaine, cette diversité sectorielle du tissu économique l’est aussi à l’échelle communale.
Deuxièmement, aucun acteur public ne dispose des leviers suffisants pour contraindre à ce point les stratégies de localisation des entreprises.
Troisièmement, les clusters spécialisés ne correspondent pas à la logique d’intervention des opérateurs immobiliers (investisseurs et promoteurs), axée sur la constitution de centres d’affaires polyvalents pouvant accueillir des entreprises de secteurs économiques différents.
C’est lorsqu’elle est analysée comme un discours de régulation métropolitaine que la carte des clusters spécialisés prend tout son sens. Son apport est double : en termes d’affirmation de l’échelle métropolitaine, d’une part ; en termes de régulation de la concurrence territoriale, de l’autre.
La spécialisation pour passer à l’échelle métropolitaine
En braquant les projecteurs sur les clusters du Grand Paris (jusqu’à en oublier de mentionner Paris), ce discours sur la spécialisation affirme la vocation économique de la première, voire de la deuxième couronne. Il vient s’inscrire en faux contre la lecture économique traditionnelle centrée sur le couple Paris–la Défense, réduisant la banlieue à une fonction purement résidentielle. Mêlant pôle économique établi (la Défense), en croissance (Roissy, la Plaine Saint-Denis) ou à venir (Descartes), cette carte agit comme une preuve tangible du changement d’échelle de l’économie métropolitaine.
La spécialisation rend intelligible cette géographie économique en précisant les contributions spécifiques de chaque territoire. « La volonté de Christian Blanc était de mettre la carte de l’Île-de-France en couleur » souligne un membre de son équipe. Dans cette perspective, le métro automatique apparaît alors comme la concrétisation (ou la métaphore) de la mise en réseau de territoires complémentaires, dont l’articulation se traduit forcément par un jeu à somme positive.
La spécialisation pour réguler la concurrence territoriale
Les clusters permettent aussi de changer l’échelle de la concurrence territoriale. La différenciation économique des territoires neutralise la concurrence intra-métropolitaine : chaque cluster se voit spécifier les segments économiques sur lequel il est légitime pour aller prospecter les entreprises. Omniprésente dans les discours, la concurrence territoriale est replacée à l’échelle européenne voire mondiale : les clusters du Grand Paris ne sont pas comparés entre eux, mais positionnés chacun face à leurs équivalents étrangers. Dans cette perspective, le futur quartier d’affaires du Triangle de Gonesse n’est en concurrence ni avec la Plaine Saint-Denis, ni avec le pôle d’Orly, mais avec d’autres villes aéroportuaires européennes comme Amsterdam ou Zurich.
Sans nécessiter de modification institutionnelle, la carte des clusters spécialisés, reliés par le Grand Paris Express, exhibe la pertinence de l’échelle métropolitaine. S’éloignant de la géographie économique effective de l’Île-de-France, elle met en scène des complémentarités entre les différents territoires du Grand Paris.
Du cluster au projet urbain : un mythe mobilisateur
Critiquée par les géographes et les économistes (voir, par exemple, Halbert 2010), cette carte a été reprise dans l’élaboration des contrats de développement territorial (CDT) issus des différents clusters. Ce succès s’explique par la capacité de cette approche à justifier et renforcer les stratégies d’une grande pluralité d’acteurs. En plus de l’État qui en est l’initiateur, trois types d’acteurs peuvent être distingués : les agences de développement économique, les aménageurs (à commencer par les établissements publics d’aménagement) et surtout les maires.
Pour les agences de développement locales, la labellisation « cluster du Grand Paris » est un atout dans leur travail de prospection. Elle permet d’affirmer l’excellence économique de leur territoire sur des segments économiques bien définis et devient un argument dans les salons spécialisés. Le Grand Roissy illustre cette logique, avec la mise en place dès 2008 de la marque « Hubstart Paris » pour promouvoir la ville aéroportuaire.
Pour les aménageurs, la notion de cluster vient démontrer la nécessité de leur intervention sur ces territoires, la plupart choisis pour leur potentiel foncier. La réalisation de projets urbains ambitieux est présentée comme une condition d’activation des ressources territoriales mises en avant par les clusters. La spécialisation économique des clusters devient au fil du temps un argument pour construire des logements, dans un contexte de forte résistance des maires face à la pression de l’État et du conseil régional pour atteindre l’objectif de 70 000 logements par an. À Saclay, la programmation de logements sur les communes périurbaines du plateau est ainsi présentée comme une condition sine qua non pour obtenir « l’effet cluster » induit par la proximité géographique d’entreprises et de centres R&D jusqu’alors plutôt tournés sur eux-mêmes.
Pour les maires, enfin, la logique de spécialisation induite par les clusters permet d’affirmer l’identité économique de leur territoire, en soulignant ses ressources tout en le différenciant des territoires voisins. L’est métropolitain utilise, par exemple, un argumentaire autour du développement durable, pour attirer cadres et grands comptes. Appuyé sur les ressources du territoire (réelles ou fantasmées), ce discours s’avère plus valorisant que la rhétorique traditionnelle sur le rééquilibrage à l’est. Surtout, dépassant la seule dimension économique, le cluster devient un levier permettant d’amorcer un projet d’ensemble sur le territoire.
De nouveaux enjeux après la loi sur la métropole du Grand Paris
Dans un contexte de fragmentation institutionnelle, la logique de spécialisation a ouvert un espace pour différents territoires de la métropole en mettant en scène leurs complémentarités. Elle a aussi accéléré le développement de projets urbains d’envergure sur les sites de projet identifiés.
Avec l’adoption de la métropole du Grand Paris, ce mythe régulateur est mis en question. Ce nouveau cadre institutionnel porte deux transformations. D’une part, il marque le passage du projet à l’institution, de la planification aux politiques publiques. Au niveau des clusters, le défi concerne la mise en œuvre effective des projets urbains. D’autre part, la métropole du Grand Paris correspond à un changement de conception de l’organisation métropolitaine avec l’adoption d’un modèle de gouvernance intégrée (Lacoste 2013). La carte des clusters spécialisés s’inscrivait davantage dans un modèle fédératif de la construction métropolitaine, mettant l’accent sur les spécificités de chaque territoire, mais la métropole peut constituer une opportunité pour déployer une action plus intégrée.
Trois impensés de la régulation par la spécialisation seront à prendre en compte par la métropole du Grand Paris :
Les mécanismes de diffusion du dynamisme économique sur les territoires voisins. La carte des clusters se fonde sur une vision hiérarchisée de l’économie métropolitaine où un petit nombre de locomotives serait à même d’entraîner le reste du territoire dans leur croissance. Cette vision néglige les effets de systèmes qui existent au sein de l’économie métropolitaine, y compris au sein de territoires accueillant l’économie ordinaire.
Les effets du futur métro automatique sur l’économie francilienne. Dans le discours de Christian Blanc, le métro jouait un rôle déterminant de mise en réseau des clusters. Il constituait le maillon permettant simultanément la spécialisation des territoires et l’unité métropolitaine. Avec le phasage de sa construction et la tendance des clusters à se transformer en quartiers d’affaires polyvalents, ce rôle est remis en cause. Le nouveau métro pourrait même mettre en concurrence les projets urbains dans le contexte de suroffre de l’immobilier d’entreprises que connaît le Grand Paris.
Les parcours résidentiel des entreprises. Si elle a permis de mettre l’accent sur la dimension spatiale du fonctionnement de l’économie métropolitaine, la politique des clusters limite cette question aux constructions nouvelles d’immobilier d’entreprises au sein d’un petit nombre d’opérations urbaines. Aborder le développement économique sous l’angle de l’aménagement supposerait, à l’inverse, de prendre en compte le parc existant dans la réflexion, afin de fluidifier les trajectoires d’implantation et de croissance des entreprises au sein de la métropole.
La métropole du Grand Paris correspond à un changement de conception de l’organisation métropolitaine : la logique des clusters et des projets urbains va devoir se positionner dans le cadre d’un modèle de gouvernance intégrée en même temps que la métropole et ces opérations d’intérêt métropolitain peuvent constituer une opportunité pour déployer opérationnellement les projets nés des clusters.
Bibliographie
- Davezies, Laurent. 2013. « Mixité(s) et spécialisation(s) en Île-de-France : un état des lieux quantitatif », in Béhar, Daniel, Estèbe, Philippe et Rio, Nicolas, La Mixité économique comme volonté et comme représentation. Des villes nouvelles aux clusters en Île-de-France (1963‑2013), rapport pour le PUCA.
- Halbert, Ludovic. 2010. L’Avantage métropolitain, Paris : Presses universitaires de France.
- Lacoste, Gérard. 2013. « La Métropole du Grand Paris, intégration ou confédération ? », Métropolitiques, 9 septembre.
- Porter, Michael. 2000. « Location, competition, and economic development : local clusters in a global economy », Economic Development Quarterly, vol. 14, n° 1, p. 15‑34.